Prédication du 17 septembre 2023

de Dominique Hernandez

Un poème de vie et de foi

Lecture biblique

Philippiens 2, 1-11

1 Si donc il y a quelque encouragement en Christ, s’il y a quelque consolation dans l’amour, s’il y a quelque communion d’esprit, s’il y a quelque tendresse et quelque compassion,
2 rendez ma joie parfaite, ayant une même pensée, un même amour, une même âme, une disposition d’unité
3 Ne faites rien par ambition personnelle ou par vanité, mais par humilité estimez les autres comme étant supérieurs à vous-mêmes.
4 Que chacun de vous, au lieu de veiller à ses propres intérêts, veille sur ceux des autres.
5 Ayez en vous les dispositions qui étaient en Jésus-Christ,
6 lequel, en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie d’être égal avec Dieu,
7 mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux humains ;
8 et ayant paru comme un humain, il s’est abaissé lui-même, devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort de la croix.
9 C’est pourquoi aussi Dieu l’a sur-élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom,
10 afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre,
11 et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.

Prédication

C’est donc avec un poème que nous entrons dans une nouvelle année au Foyer de l’Âme, puisque l’année d’animation et d’activités des églises locales commence en septembre. Cette année s’ouvre avec le culte comportant l’accueil des enfants et des jeunes et la Cène, trois manières de signifier l’assemblée qui se réunit ici et pas seulement pour le culte dominical, une assemblée ouverte, ouverte d’un côté par l’Évangile qui la fonde et qui ne lui appartient pas, et ouverte de l’autre côté sur ce qui l’environne, la visite, la questionne.
C’est à une autre assemblée que Paul écrit, l’assemblée de Philippe, en Grèce, dans un autre siècle, le premier, et pourtant ce qu’écrit Paul aux Philippiens ne nous est pas complètement étranger, loin de là.
Nous nous demandons ce qui nous tient ensemble, comment donner forme dans nos relations même les plus ténues à ce qui nous tient ensemble. Nous nous demandons ce qui est important, voire essentiel, chacun chacune dans sa propre existence, et pour l’assemblée où nous nous réunissons parfois ou souvent. Nous nous demandons comment vivre en humain dans ce monde si plein de crises, de dangers, d’épreuves et ce qui nourrit notre assemblée qu’elle pourrait offrir au-delà d’elle-même. Les enfants, les jeunes se demandent ce qui conduit leurs parents à les amener ici, et les parents se demandent peut-être comment l’expliquer à leurs enfants.
Paul propose un poème, qui n’est certainement pas la réponse à toutes les questions ; il n’y a pas une réponse déjà là pour toutes les questions. Un poème, ou plutôt un double poème comme la mise en page du texte sur la feuille le suggère.
Autant le dire tout de suite, la deuxième partie, celle qui est alignée à droite, les versets 6 à 11, ce n’est pas Paul qui l’a écrite. On l’appelle traditionnellement : l’hymne aux Philippiens, un cantique qui dessine un parcours de Jésus-Christ. Paul l’a reçu, il lui a été transmis. Comme nous recevons de ceux qui nous ont précédés des cantiques, des prières, des textes de diverses origines et de différentes natures, et les Écritures elles-mêmes. Tout cela représente un trésor, une source, une mine de ressources, de mots, de pensées, d’images qui aident à exprimer ce qu’il y a en nous et ce que nous croyons, et qui nous aident à affiner nos questions et à découvrir des éléments de réponses.
Sur ce poème qui lui a été transmis, Paul en a écrit un autre, appuyé sur le premier comme sur une fondation, un nouveau poème qu’il adresse aux Philippiens pour dessiner devant eux leur assemblée. Comment cela un poème direz-vous ? Des impératifs, un subjonctif à valeur impérative, ces versets 1 à 5 ressemblent surtout à une liste d’exhortations comme il y en a tant dans les lettres de Paul : faites ceci et pas cela, soyez comme ceci et pas comme cela, c’est plus proche du règlement intérieur que du poème !
Pourtant, lire l’hymne que Paul a reçu et qu’il transmet comme le poème qu’il est conduit à lire ou relire les versets précédents comme un autre poème

Alors commençons par l’hymne, le poème sur le Christ, avant de revenir aux premiers versets, le poème sur l’assemblée, sur les frères et les sœurs.
Un poème, ce n’est pas une définition. Ce que l’hymne déploie au sujet de Jésus-Christ, il ne l’assène pas comme un article de foi à croire point. Il ne décrit pas une réalité objectivable, il ne fait pas état d’un savoir, pour la seule raison qu’il parle de ce dont il est impossible de parler précisément, en détail, en réalité. Comment parler de ce qui se passe en Jésus-Christ avant qu’il soit né homme parmi les humains ? Et puis ce n’est même pas dans une chronologie, c’est hors du temps, c’est impossible à dire, sauf avec un mythe ou un poème qui suggère, qui imagine, mais qui ne prétend jamais dire : c’est comme ça. L’hymne au Philippiens raconte un parcours une trajectoire du Christ comme un abaissement suivi d’une élévation et même une surélévation, élévation au plus haut. Mais ce plus haut n’est pas non plus un espace. L’hymne sur le Christ n’est pas de l’ordre de l’explication de la nature du Christ, il ne démontre rien. Un poème décale, il propose des images qui permettent de comprendre quelque chose du Christ et du Dieu de Jésus le Christ.
Il n’y a rien de moins divin qu’un crucifié, et pourtant ce Dieu se révèle dans un homme crucifié. Le poème aide à penser cela qui heurte impitoyablement toutes les attentes des humains. La croix est au centre du poème, elle est le point d’inflexion du mouvement que raconte l’hymne : le point le plus bas de l’abaissement qui en est retourné en surélévation.
Et cet abaissement est guidé, selon l’hymne, par l’absence complète de convoitise et de cupidité de la part de Jésus. Il n’a pas considéré comme une proie d’être égal avec Dieu. Cela aussi percute tout ce qui caractérise l’idée commune du divin. Ce Jésus qui révèle Dieu, les évangiles racontent mais autrement que le poème, qu’il n’exigeait jamais de dévotion, qu’il n’attendait pas d’admiration, qu’il n’accumulait pas les honneurs, qu’il n’était pas gourmand d’hommages, qu’il n’usait pas de force et qu’il n’a jamais pris à personne la liberté, la responsabilité, la parole. Jésus n’a rien volé, au contraire il a rendu à celles et ceux qu’il rencontrait ce dont ils manquaient, ce dont ils étaient privés : la dignité, la confiance, l’estime de soi, la liberté intérieure, la parole. Jésus n’a pas passé son temps à défendre son rang ou son identité mais il a passé son temps à ranimer la vie des autres. Ce pour quoi il a été tué, crucifié.
Lui le Christ n’a pas considéré comme une proie d’être égal avec Dieu. La proie, ce qu’on attrape de force, ou ce qu’on vole, se dit en grec harpagmos et vous avez certainement entendu dans ce mot l’origine d’un nom fort célèbre du théâtre de Molière : Harpagon le cupide, qui dérobe, prend, entasse, cache, garde, Harpagon l’avare, celui dont la convoitise sans borne lui fait sacrifier à son profit sa famille, la jeunesse, l’avenir, l’amour. Jésus, lui, s’abaisse, ou encore se vide de toute prétention et son humanité ne recule pas même à la croix. C’est lui que Dieu surélève – réveille, relève, ressuscite, écrivent les évangiles – manière de dire que le crucifié était bien le Christ de Dieu et la reconnaissance, confession de foi, est mise en scène par le poème aux dimensions de l’univers : les cieux, la terre, sous la terre, un contraste maximum avec la croix, l’abaissement de la mise à mort, qui résonne avec le paradoxe du Christ crucifié.

L’égal de Dieu qui meurt sur la croix, le crucifié surélevé, voici les deux volets de l’hymne, et aussi bien l’un que l’autre est l’inverse de la conception mondaine de Dieu et de son Christ. A la croix se révèle un Dieu qui n’est pas tout-puissant, à qui tout et tous ne sont pas soumis. Rien ne peut estomper ou enjoliver cela qui renverse toute notion de prétention et d’orgueil.
Mais le poème en déplie le sens, en trace l’espace, en donne la portée, à sa manière de poème qui offre mais n’impose pas, qui ouvre et n’enferme pas, qui propose et ne contraint pas. Un poème qui élargit l’espace intérieur de celui ou celle qui le reçoit, qui renouvelle et ranime un élan intérieur de pensée (et donc d’agir), qui déploie une liberté insoupçonnée. Ce en quoi le poème est une forme convenant particulièrement bien à l’Évangile et à la foi. De même que les paraboles que nous découvrirons cette année au KT.

Alors, l’hymne aux Philippiens nous invite à lire, relire les cinq premiers versets du chapitre comme un poème, un poème pour la vie, parce qu’il inspire les mots de Paul, son évocation de l’assemblée, son dessin des relations entre les frères et les sœurs. Si l’un repose sur l’autre, les deux poèmes sont aussi tenus en miroir.
Paul commence par ouvrir un espace vivifiant avec les mots d’encouragement, de consolation, de communion, de tendresse, de compassion. S’il y a tout cela… mais la tournure n’est pas hypothétique. Car c’est bien cela qui tient le monde comme monde où vivre en humain, comme monde vivable pour tout humain. Encouragement, consolation, communion, tendresse, compassion, des mots qui saisissent, raniment, rafraîchissent, réintroduisent dans la bonté originelle, des mots qui ramènent à la source de la vie. Ces mots sont une manière de dire ce qui fait vérité du monde pour celles et ceux qui accueillent le Christ crucifié et ressuscité comme révélation et manifestation de Dieu. Dans cette ouverture aux dons de la transcendance, le parcours du Christ selon l’hymne offre une nouvelle manière de vivre à celui, celle, qui se laisse inspirer, qui s’en inspire.
Plus besoin d’être fort, de jouer des coudes pour garder une place dans une compétition générale ; plus besoin de considérer autrui comme un concurrent ou une charge ou un ennemi. Nous pouvons nous tenir autrement dans la réalité du monde qui n’est pas plus douce pour les croyants que pour les autres. L’assemblée, l’Église est un lieu privilégié pour en faire l’expérience, pour y être encouragé, pour se remettre en mémoire les poèmes, pour laisser les mots et les images venir, flotter, résonner, scintiller, pour se laisser inspirer.
Paul écrit un poème de vie sur l’hymne de foi, un poème et pas un règlement. La même pensée, le même amour, la même âme, la disposition d’unité ne parlent pas d’uniformité. C’est que Paul est l’apôtre du sujet singulier libre et responsable créé par la grâce de Dieu, il ne vise pas une conformité monotone. Mais il s’agit du commencement et de l’accomplissement en Christ des existences humaines extrêmement diverses et cependant toutes appelées à la vie vivante.
Alors la fraternité peut éclore, nourrie par la trajectoire du Christ évoquée par l’hymne.
A l’absence de convoitise de Jésus-Christ répond l’abandon de l’ambition personnelle c’est-à-dire vouloir se hausser soi-même, vouloir être bien considéré, vouloir prendre le pas sur autrui ou pour le dire autrement l’abandon de l’orgueil qui fait regarder l’autre comme un obstacle ou un objet. Abandon aussi de la vanité qui génère tant d’illusions, de déceptions, de ressentiments parce qu’elle empêche la personne de paraître avec ses fragilités et ses manques. Mais cet abandon n’est pas tant le fruit d’un effort personnel que celui de l’inspiration par le parcours du Christ chanté par l’hymne.
A l’abaissement de Jésus-Christ répond l’humilité qui n’est pas de s’écraser plus bas que terre mais de regarder l’autre comme élevé parce que c’est la destinée à laquelle Dieu l’appelle en Christ. L’humilité, c’est aussi la conscience que nous avons besoin des autres, de leur aide, de leur soutien, de leur amour, de leur présence, alors la reconnaissance la suit de près. En quelque sorte, l’humilité est le contraire de la crispation sur soi, elle tient du lâcher prise et ce faisant, laisse la place pour les autres, pour le souci des autres, pour la veille sur les intérêts des autres.  Là encore, il ne s’agit pas tant de s’exercer pour réussir à être humble, que de se laisser inspirer, de s’inspirer, d’inspirer dans l’espace du poème, du double poème aux Philippiens, d’y laisser son âme, sa pensée, son regard être dilatés par le désir de vivre.

C’est le chemin de l’humanité, finalement pas seulement celui d’une assemblée,

quand l’humilité nourrit la fraternité,
quand nous accrochons, quand nous articulons notre existence au don et à la reconnaissance plutôt qu’à la convoitise,
quand nous nous relions à ce nom qui est au-dessus de tout nom et que nous y recevons le goût des autres, ce qui suffit pour vivre.