Prédication du 12 mars 2023

de Dominique Hernandez

Transfiguration

Lecture : Marc 9, 2-10

Lecture biblique

Marc 9, 2-10

2 Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il les conduit seuls à l’écart, sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux : 
3 ses vêtements devinrent resplendissants, d’une blancheur telle qu’il n’est pas de teinturier sur terre qui puisse blanchir ainsi. 
4 Elie avec Moïse leur apparurent ; ils s’entretenaient avec Jésus. 
5 Pierre dit à Jésus : Rabbi, il est bon que nous soyons ici ; dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie. 
6 Il ne savait que dire, car la peur les avait saisis. 
7 Survint une nuée qui les couvrit de son ombre, et de la nuée survint une voix : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Ecoutez-le ! 
8 Aussitôt ils regardèrent autour d’eux, mais ils ne virent plus personne que Jésus, seul avec eux.

9 Comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu jusqu’à ce que le Fils de l’homme se soit relevé d’entre les morts. 
10 Ils retinrent cette parole, tout en débattant entre eux : que signifie « se relever d’entre les morts » ?

Prédication

Voici un texte saturé d’images, de représentations, de symboles, de rappels, de liens avec d’autres textes de l’évangile de Marc ou de la Bible hébraïque ; c’est presque trop ! Pourtant Marc est un écrivain plutôt sobre, et sa version est plus courte que celles de Luc et de Matthieu dont les évangiles s’appuient sur le sien. Ce que raconte ce récit est nommé par les éditeurs des bibles, les peintres, les Églises en général : la transfiguration, avec cette manière particulière de désigner par un mot spécifique certaines scènes bibliques, comme si le vocabulaire ordinaire ne suffisait pas à en restituer l’importance : annonciation plutôt qu’annonce, visitation plutôt que visite, et ici transfiguration plutôt que métamorphose qui traduit au plus près le mot grec employé par Marc. Alors le mot suffit pour faire apparaître des images : haute montagne, vêtement resplendissant de blancheur, (visage resplendissant pour Luc et Matthieu), nuée, apparition de Moïse et Élie, stupéfaction des disciples…
Et à lire le texte, tant d’autres récits bibliques sont convoqués, et leurs significations surgissent à l’arrière-plan des mots.

C’est le sixième jour après le jour précédent signalé par Marc. Il s’agit donc d’un septième jour, un jour d’accomplissement, un jour de plénitude, un jour pour dire la qualité de la Création portée ce septième jour à son plus bel éclat.
Alors il nous faut bien aller voir le premier jour, celui auquel Marc réfère celui-ci ; c’est au chapitre précédent que ce jour est signalé, un jour où Jésus demande à ses disciples : qui suis-je, pour les gens, pour vous, qui suis-je ? (Mc 8,27-29) Et lorsque Pierre répond : tu es le Christ, Jésus intime à ses disciples de se taire, avant de leur annoncer qu’il va être tué et que trois jours après il se relèvera des morts. Alors Pierre rabroue Jésus et Jésus le traite de Satan, qui ne pense pas comme Dieu mais comme les humains. Puis Jésus enseigne la foule au sujet de ce que signifie le suivre : prendre sa croix, perdre sa vie, avant d’affirmer que certains parmi eux verront le règne de Dieu venir avec puissance. Quelle journée ! Qui est Jésus et qui est celui ou celle qui dit qui est Jésus, voilà une trame principale du récit de Marc.
Marc multiplie les évocations autour de la figure de Moïse et donc la libération de l’esclavage et le don de la Loi : non seulement avec Moïse qui apparaît, mais aussi avec la haute montagne, comme celle sur laquelle il reçut les tables de la Loi, avec la nuée qui conduit le peuple dans le désert et enveloppe les théophanies, les manifestations de Dieu. La marche vers la liberté, la marche dans le désert pour devenir un peuple libéré, cette aventure d’humanité à laquelle nous sommes appelés se tient aux fondements du récit de Marc. La Loi vient là constituer un ensemble, une communauté, en orientant les relations avec Dieu et les uns avec les autres dans la perspective de la reconnaissance et du respect.
Élie, le prophète qui n’est pas mort mais a été enlevé au ciel dans un char de feu, est celui qui ne cesse de pourfendre l’infidélité à l’alliance, celui qui ne craint pas les étrangers au peuple d’Israël et sauve de la famine la veuve de Sarepta, celui passe de la compréhension d’un Dieu puissant en force à celle du Dieu qui vient dans l’infime murmure d’une brise légère.
La blancheur rayonnante du vêtement de Jésus évoque le vêtement des anges et donc, dans une intertextualité dont les livres bibliques sont tissés, Marc rappelle que Jésus a surmonté la tentation du satan dans le désert, où il était servi par des anges, et il donne déjà à voir le ressuscité puisqu’au matin de Pâques, c’est un jeune homme au vêtement blanc qui annonce aux femmes que Jésus le crucifié n’est pas dans le tombeau, dans la mort, car il est réveillé, ressuscité. Alors c’est comme si le transfiguré était déjà, en avance, le ressuscité.
La voix dans la nuée est semblable à celle qui parlait à Moïse, et semblable aussi à celle qui a déclaré lors du baptême de Jésus : Tu es mon fils bien-aimé, en toi je prends plaisir. Elle trouve encore un écho dans la parole du centurion au pied de la croix : Vraiment, cet homme était Fils de Dieu.
Toute cette grande scène où tant est donné à voir converge pourtant sur un seul verbe prononcé par la voix venant de la nuée : écoutez-le ! Tant à voir pour rien à voir… Écoutez-le… ce verbe n’est pas sans rappeler l’exhortation du livre du Deutéronome : Écoute Israël, l’Éternel ton Dieu est le Dieu UN. Celui qui est transfiguré, métamorphosé sur la montagne est porteur de la divine parole, non sur des tables de pierre, mais dans ses paroles, ses actes, sa vie. C’est comme si la transfiguration donnait à voir la nouvelle alliance, celle qui est gravée non sur la pierre mais dans le cœur.

Avec ce tissage de figures, de symboles, d’intertextualité qui donne au récit une formidable densité, Marc cherche rendre compte d’une nouveauté. Il va chercher, puiser dans un fond ancien, celui des Écritures hébraïques, de quoi exprimer ce qui est neuf : Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, une divine attestation dans son évangile, qui n’est pourtant pas une preuve pour les lecteurs de l’évangile.
Ce récit n’est pas une preuve, il porte en lui une invitation, une interpellation et une exhortation.

Une invitation à faire comme Marc, à reprendre ce geste d’aller chercher dans des ressources disponibles de quoi dire, de quoi parler de ce qui fait vivre et dont il est pourtant si souvent difficile de parler,

parler des expériences intimes de foi, de spiritualité, d’intériorité qu’on ne sait pas toujours mettre en mots,
parler d’une vérité qu’on ne saurait s’approprier,
parler d’une trace imprimée en soi et pourtant insaisissable, parler de Dieu dont nous ne connaissons pas le nom.

Marc nous désigne les textes bibliques comme ressource abondante puisqu’il y est question des humains dans leur complexité, leur diversité, leurs émotions à mettre en mots pour ne pas en être le jouet, leurs aspirations, leurs inspirations, puisqu’il y est question des humains dans leurs quêtes et leurs relations avec ce Dieu qui libère et donne la vie vivante. Et certes, nous disposons aussi d’autres langages pour dire, évoquer, dessiner, protester pour ce qui nous fait vivre. D’autres langages, artistique, philosophique, scientifiques, et ceux d’autres traditions religieuses. Et dans tout cela nous pouvons puiser, puisque ces ressources de langages, d’images, de symboles sont disponibles, et ce geste de puiser, particulièrement dans les Écritures, est profondément un geste de la foi, de l’intelligence de la foi, animant de reprises en écarts des différences, une diversité vivifiante. Il y a là une dynamique issue de ces ressources, contre l’isolement, contre la désolation, contre la cessation de l’espérance et de la confiance, ce qui n’a rien à voir avec la défense de valeurs même vénérables, même celles qu’on voudrait inaltérables.

Ce texte porte une interpellation : comment vais-je et comment allons-nous ensemble répondre à la question de Jésus, la question du premier jour : qui dites-vous que je suis ?
L’épaisseur du récit de la transfiguration, de Moïse, à Élie, à Jésus et aux disciples ne se mesure pas tant en siècles qu’en élaborations, essais, fidélités et trahisons, ruptures et retours, don et pardon, rassemblés par le récit que Marc inscrit dans un temps qui est comme un pas de côté hors de la chronologie, manière d’affirmer que tout ce qui est donné à voir et à comprendre sur la montagne n’est pas dépendant de la chronologie et qu’il est possible de le tenir même lorsque vient le temps de l’épreuve. La transfiguration donne à voir ce qui n’est pas visible pour que les disciples ne s’en tiennent pas seulement à ce qu’ils voient, même lorsque ce qu’ils verront sera une croix.
La libération, le don de la Loi comme chemin commun, la promesse, l’amour, la grâce ne disparaissent pas dans les malheurs, car nous ne sommes pas destinés au malheur, même lorsque le malheur vient. Il y a une trace de cela en nous, une trace, un murmure, un souffle, un éclat, et c’est ce qui nous conduit au temple, au culte, en prière, en chant, en lecture des Écritures, en méditation, à chercher, ramasser, cueillir des mots, des symboles, des expressions qui nous aideront à formuler une réponse, et à comprendre d’autres réponses à la question du premier jour, et ce sont des réponses toujours singulières. Qui dites-vous que je suis ? La réponse n’est pas celle d’un catéchisme, d’un dogme ou d’une doctrine, la réponse est celle d’une personne qui réfléchit sur sa propre expérience spirituelle, son propre chemin de vie,

comment le Christ accomplit la libération, la grâce, la promesse dans sa propre existence à elle,
et comment en Christ s’éclaire le regard, l’être, les autres, le monde et la manière d’y vivre ensemble.

Enfin ce récit porte une exhortation. La transfiguration ne dure pas, elle est révélation et l’instant de la révélation ne se retient pas, même pas par la bonne volonté de Pierre, et l’accomplissement donné à voir n’est pas non plus la fin. Pierre essaie autant de saisir l’instant que de se ressaisir lui-même, saisi qu’il est par la peur, et les deux autres aussi : ne sont-ils pas en train de voir un prophète mort, un autre qui n’est jamais mort et Jésus comme ils ne l’ont jamais vu, enveloppé d’une blancheur divine puisqu’elle n’est pas d’humain, enveloppé de gloire divine, lui qui a annoncé qu’il allait être mis à mort. L’écart est intenable, trop perturbant, effrayant.
Mais la voix entendue, la vision disparaît et les disciples qui regardent ne voient plus que Jésus seul.
Il ne reste qu’à redescendre de la montagne car vivre, c’est en bas. Il était pourtant bien tentant de s’installer dans la vision, de rester ainsi auprès du Fils bien-aimé en gloire. Il peut être encore bien tentant de se tenir et de rester bien à l’abri des malheurs, loin de la réalité quotidienne et de ses épreuves, de faire de la foi et de la religion un à part du monde où il n’y aurait pas de croix, pas de mort, pas de doute, pas de question.
Mais il s’agit de redescendre. Jésus a repoussé la tentation du satan, il a repoussé la tentation de Pierre qui voulait que le Christ se détourne de la mort, toute tentation agitant la toute-puissance, le pouvoir, la gloire indiscutable. Jésus n’a pas conduit les disciples sur la montagne pour les retirer du monde, il ne conduit personne à rester à l’écart de ce qui agite, mobilise, effraie ou réjouit les humains. La gloire attendra, cette gloire éclatante devant laquelle les disciples ont eu peur, ou plutôt elle prendra un autre aspect.
Car si le vêtement de Jésus ne rayonne plus d’une divine blancheur, en bas de la montagne, il trouvera enfants, hommes, femmes à libérer de leurs oppressions, à restaurer dans leur dignité, à relever dans leur existence et c’est ainsi que sa gloire se manifestera en bas, dans le monde des vivants. Ainsi que l’écrit Irénée de Lyon : la gloire de Dieu, c’est l’homme debout, l’homme vivant.
Alors oui, il s’agit de redescendre de la montagne, et que les disciples suivent aussi ce chemin de renoncement à la force, au pouvoir, à la toute-puissance, un chemin qui les mènera non seulement en bas de la montagne mais jusqu’au Golgotha et ce ne sera même pas le bout de ce chemin, le chemin du service d’autrui, un chemin de septième jour, un chemin d’accomplissement.