Prédication du 8 décembre 2024
d’Hélène Réglé
Soyez transformés !
Lecture : Romains 12, 1-8
Lecture biblique
Romains 12, 1-8
1 Je vous encourage donc, mes frères, au nom de toute la magnanimité de Dieu, à offrir votre corps comme un sacrifice vivant, saint et agréé de Dieu ; voilà quel sera pour vous le culte conforme à la Parole.
2 Ne vous conformez pas à ce monde-ci, mais soyez transfigurés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, agréé et parfait.
3 Par la grâce qui m’a été accordée, je dis à chacun d’entre vous de ne pas entretenir de prétentions excessives, mais de tendre à vivre avec pondération, chacun selon la mesure de la foi que Dieu lui a donnée en partage.
4 En effet, tout comme il y a une multitude de parties dans notre corps, qui est un seul, et que toutes les parties de ce corps n’ont pas la même fonction,
5 ainsi, nous, la multitude, nous sommes un seul corps dans le Christ et nous faisons tous partie les uns des autres.
6 Mais nous avons des dons différents de la grâce, selon la grâce qui nous a été accordée : si c’est de parler en prophètes, que ce soit dans la logique de la foi ;
7 si c’est de servir, qu’on se consacre au service ; que celui qui enseigne se consacre à l’enseignement ;
8 celui qui encourage, à l’encouragement ; que celui qui donne le fasse avec générosité ; celui qui dirige, avec empressement ; celui qui exerce la compassion, avec joie.
Prédication
C’est sur le ton de l’exhortation que Paul encourage son auditoire à changer. Il le fait, au nom de la magnanimité, ou de la miséricorde, de Dieu à l’égard des humains. Il encourage les communautés auxquelles il s’adresse à offrir « leurs corps », et pas seulement leurs esprits, comme un « sacrifice », qualifié ici de « vivant, saint et agréé de Dieu ». Il les encourage encore à ne pas se conformer au monde actuel et à renouveler leur intelligence. Il le fait pour qu’ils discernent la volonté de Dieu, ce qu’il qualifie de « bon, agréé et parfait ».
Cette exhortation invite à l’urgence d’une transformation, une transformation qui nécessite une sorte de sacrifice, mais un sacrifice qui permettrait la formation d’un corps, un corps fondé sur les charismes de chacun, et qui finalement renouvellerait l’intelligence.
Temporalité
Le ton est à l’urgence ! C’est une exhortation qui invite à penser que quelque chose est en train de se produire, là, maintenant. Les verbes sont à l’impératif parce que c’est impérieux : « Ne vous conformez pas », « soyez transfigurés ». Il se passe quelque chose. Et apparemment, pour comprendre, il faut prendre du recul et ne pas se laisser aller à nos habitudes.
Pour Paul, on est dans ce temps entre deux temps : celui du monde ancien, « ce monde-ci », ou cet « âge », et celui d’une nouvelle ère. On ne sait pas quelle durée aura cet entre-deux. On sait juste que, pour Paul, ce temps démarre à la mort du Christ et qu’il se termine… quand il est accompli. Un temps entre deux temps où le vieil homme, l’homme mort qui est esclave du péché, laisse place à un homme renouvelé, esclave de l’amour, de la justice, de l’espérance.
Alors comment se comporter pour accélérer cet entre-deux ? Ce temps entre-deux temps, entre la mémoire et l’espoir. Comment être ensemble pour vivre ce temps de maintenant, ce renouvellement ? Pour y parvenir, Paul nous invite à réagir et à penser autrement. Et d’ailleurs il ne s’agit pas seulement de réagir en pensée, puisqu’il nous encourage aussi à « offrir nos corps comme un sacrifice vivant ».
Mais de quel « sacrifice » s’agit-il ? Comment nos corps peuvent-ils servir Dieu ? Et quel est le rapport avec le renouvellement de l’intelligence auquel Paul appelle son auditoire ?
Un sacrifice vivant
L’exhortation à offrir son corps comme un sacrifice peut paraître choquante à notre époque !
Et au premier siècle aussi d’ailleurs ! Mais cette notion est parlante à l’époque parce que, par exemple dans le judaïsme ancien, la pratique de sacrifices au temple était courante, elle faisait partie du culte… Mais il s’agissait évidemment de sacrifices d’animaux. Alors, « sacrifier son corps », ça parait très provocateur.
Paul inciterait-il les chrétiens à souffrir ? Paul qui porte certainement sur lui des traces visibles de la souffrance : marginalisé, emprisonné plusieurs fois, maintes fois battu, menacé de mort et probablement assassiné à Rome… on peut dire que Paul en a fait des sacrifices. Et au sens propre, pour ses missions, il a pris le risque de mettre son corps en jeu.
Mais peut-être que ce n’est pas cela. Parce lorsqu’il parle du corps, Paul ne parle pas du corps matériel, de la chair et des os. Paul ne fait pas de distinction entre le corps et l’âme. Pour lui, le corps, c’est tout l’être au monde de la personne, sa présence vibrante au monde. Le corps qu’il engage ici c’est la totalité de l’être.
Alors non, ce n’est pas au martyr qu’il encourage là les Romains. Au contraire, par cette demande qui ne va pas de soi, il les encourage à penser autrement.
Il utilise cette notion qui leur parle, comme une métaphore d’un dévouement, d’une vie où tout son être est tourné vers la volonté de Dieu. D’ailleurs il adoucit cette métaphore avec l’adjectif « vivant ». Offrir son être tout entier plutôt qu’un autre objet sacrificiel signifie alors un don de soi, une façon de rendre vivants leurs corps qui est bien plus qu’un corps fait de chair.
La métaphore du corps
Paul utilise encore cette métaphore du corps, mais différemment, pour changer la représentation que la communauté a d’elle-même dans son organisation.
Il faut dire qu’au premier siècle, encore une fois, cette rhétorique est courante et la métaphore peut être parlante pour son auditoire. A la même époque, par exemple, Sénèque l’utilise pour décrire le règne de Néron : « Le corps est entièrement au service de l’esprit […] la main, le pied et les yeux remplissent leurs devoirs et la peau est sa protection. Cette masse illimitée est rassemblée autour de l’esprit vital d’un seul et est contrôlée par son esprit. La multitude s’écraserait et se briserait, si elle n’était pas retenue par ses conseils, […] car il est le lien qui unit l’État ». Ici, il n’y a pas de doute sur le fait qu’il y a une tête sur le corps. C’est l’empereur qui assure l’unité de l’état et la métaphore ne sert qu’à renforcer le pouvoir hiérarchique. Mais dans la métaphore de Paul, en revanche, il n’est question que du corps et de ses membres en interdépendance.
Les charismes
D’ailleurs, dans les versets suivant sur les charismes – les charismes, c’est-à-dire la manifestation des dons de l’esprit, ce qui nous est donné, et qui fait aussi qu’on se sent en phase avec ce qui nous inspire nos actes – dans ce verset sur les charismes, Paul insiste sur la diversité des fonctions des parties de ce corps. Et aussi sur le fait qu’il n’y en a pas de plus insignifiantes ou de plus importantes que les autres.
Ce sont des fonctions, pas des positions statutaires de service d’offices. Charisme, ça n’a rien à voir avec une position charismatique de leader… D’ailleurs Paul prévient aussi l’arrogance des « prétentions excessives » pour « vivre avec pondération ». Une manière pour lui d’insister sur le fait que la grâce est donnée et jamais gagnée. Mais elle nous oblige.
Ce à quoi Paul encourage alors, c’est à servir en fonction des dons de chacun. De fait, dans ces toutes premières communautés, qui se sont développées très tôt après la mort de Jésus et indépendamment de tout cadre dogmatique, il y a sans doute une certaine liberté dans la prise de rôles en tant que prophète, de service, d’enseignant… pour ne citer que quelques-unes des sept fonctions qu’il énumère dans un ordre qui ne préfigure aucun degré statutaire. Cela fonctionne parce que les membres de la communauté sont appelés à mesurer, à peser ce que disent par exemple leurs prophètes et prophétesses. C’est une interprétation collective du discernement de la volonté de Dieu, comme le suggère le premier verset, une sorte de démocratie charismatique. Même « celui qui dirige », cité en sixième, est exprimé par un mot à la voie passive qui diffère du mot évêque ou anciens, mais signifie juste celui qui est « placé à la tête d’un groupe ».
Une transformation qui renouvelle l’intelligence
Entrons maintenant davantage dans le texte pour tenter de saisir le lien entre le sacrifice vivant de vos corps et ce corps de la communauté, le lien entre la métamorphose nécessaire et cette intelligence renouvelée.
Lorsqu’il écrit aux romains de ne pas se conformer à ce monde-ci, comme le verbe l’indique, se conformer, c’est se conformer à quelque chose. Ça signifie se modeler sur, être façonné par, comme l’argile qui prendrait l’aspect d’une brique grâce à un moule à briques. Il y a une référence à quelque chose d’autre, comme un stéréotype. On est conformé par une puissance dominante, par quelque chose qui est extérieur à nous. Ici, c’est par « ce monde-ci », vu comme une puissance maléfique, un ancien monde dominé par le péché. Alors, Paul nous encourage à ne pas suivre les modes de ce monde mais à nous transformer, à nous métamorphoser : « soyez transfigurés ». S’il conjugue ce verbe au passif c’est parce que, comme il le dit au premier verset, c’est par la grâce de Dieu que cette transformation se produit.
En somme, le monde nous conforme alors que l’Évangile est une puissance de transformation.
Il l’exprime à l’impératif parce que c’est impérieux, et selon Paul le temps presse, nous l’avons vu. Le passif parce que le sujet subit l’action : soit il est conformé par le moule à brique, soit il est transformé par l’esprit qui l’habite maintenant. Et le présent parce que c’est actuel et que c’est continu : « soyez transformés », c’est un processus, un processus qui dure.
Alors qu’est-ce qui caractérise ce processus ?
Du temps de Paul, se conformer à un schéma, c’est penser qu’on va trouver Dieu par la sagesse philosophique quand on est grec, ou parce qu’on est élu en tant que juif, voire plus spécifiquement par la piété pour un pharisien. Mais visiblement, ça ne marche plus comme ça pour Paul !
Paul, « juif de Tarse », mais aussi « citoyen romain », « zélote persécuteur des chrétiens » puis « apôtre des nations » annonçant la bonne nouvelle parmi les non-juifs. Paul échappe à toute catégorisation. Et il encourage la communauté à en faire de même en ne fixant jamais son corps, c’est-à-dire son être, sa personne, à un schéma culturel, de classe, d’ethnie, ou de genre : 28Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. (Ga 3.28). Dans le scénario eschatologique de Paul, c’est-à-dire le scénario de cet entre-deux temps où la fin de cet ancien monde approche, l’identité chrétienne devient hors catégorie, ni dedans, ni en dehors de la loi et de ses marqueurs ethniques ou sociaux. Chaque personne dans sa singularité est habitée par l’esprit. Et c’est précisément la diversité de ces singularités qui permet l’universalité. C’est donc une voie inclusive où les nations, les païens, les non-juifs, peuvent rejoindre le peuple de Dieu dans la pluralité de leur être au monde.
Alors concrètement comment faire ? Comment sortir des schémas ?
Ces schémas, ces structures socialement stratifiées et hiérarchisées de l’empire romain dont découlent des droits différents. Ou même à présent, toute attente sociale, les modèles culturels, l’éducation, les médias… qui façonnent nos corps, nos attitudes, et nos façons de penser et donc d’être. Et encore plus avec l’intelligence artificielle ; elle qui se paye en dévorant nos données personnelles pour créer le moule d’un être moyen, ou de plusieurs, mais en catégories bien normées. Les schémas créent pourtant une force d’attraction que l’on ne perçoit pas toujours. Ces normes attirent inconsciemment parce que, mine de rien, elles nous relient aux autres, on se sent moins seul ou abandonné, elles nous rassurent.
Et même quand on s’en rend compte, qui veut vraiment sortir des schémas de notre monde ? Alors oui, certes, on aime bien être un peu original, pas conformiste, se distinguer…
Mais pas lorsque les différences qu’on affiche peuvent nous porter préjudice, susciter la méfiance, être discriminantes. Là on préfère peut-être se fondre dans le moule. Ou alors il faut être sacrément courageux pour s’écarter des schémas de ce monde. Et ça a peut-être à voir avec offrir son corps en sacrifice, encore une fois, au sens de Paul, d’une mise en jeu de l’entièreté de son être au monde : un sacrifice vivant qui peut renouveler l’intelligence.
Creusons encore un peu. Dans ce sacrifice vivant de nos corps, s’agit-il de se transformer, de transformer nos êtres, « par » un renouvellement de l’intelligence, ou bien ne peut-on le comprendre plutôt comme une transformation qui conduit à un renouvellement de l’intelligence ? Une transformation « pour » le renouvellement de l’intelligence… parce que dans le grec de Paul les deux sont possibles.
Ce serait alors assez subversif : Paul encouragerait à résister à la domination pour expérimenter une communauté chrétienne alternative. Faire l’épreuve d’une communauté chrétienne alternative, par la transformation permanente de nos façons d’être au monde, de nos manières de nous tenir dans ce monde. Paul encouragerait les chrétiens à se dérober incessamment des schémas qui les captent, à se libérer de l’assujettissement aux normes ambiantes, afin que de cela, découle une nouvelle façon de penser, une nouvelle intelligence, et la reconstruction du monde selon la volonté de Dieu. Et ce qui donne ce pouvoir, ce pouvoir d’agir transformateur, c’est l’Esprit par le moyen de ses dons, les charismes dont on a parlé. Cette inspiration qui vient d’ailleurs que de nous-mêmes mais agit en nous comme une puissance transformatrice.
En quelque sorte, nos corps seraient le lieu d’une expérience visible et singulière qui change notre façon d’être ensemble. Singulière, mais pas isolée ! Car c’est bien à une communauté que Paul désire unie qu’il s’adresse : « Dans notre corps, qui est un seul », « il y a une multitude de parties ». C’est dans une communion formée d’une multitude de singularités que ce corps est « un ». Une multitude de singularités qui sont liées car « nous faisons tous partie les uns des autres ». C’est-à-dire que chaque chrétien est un membre interdépendant de tous les autres et que l’unité, entre les divers membres, entre les diverses communautés, s’expérimente en vivant dans une réalité plus large « en Christ ».
Le corps social de l’empire romain tel que Sénèque le décrit et tel qu’il est, stratifié et fixe, composé de membres rendus dociles car centrés autour de la tête d’un empereur qui fait le lien… décrit surtout un lien qui est une chaîne et qui est encore bien trop d’actualité. Et c’est à l’inverse, par la mise en scène de sa multitude toujours changeante et vivante, que le corps de la communauté chrétienne forme le corps du Christ. C’est alors un processus dynamique, où la transformation de l’un — lorsqu’elle est rendue possible par les autres — modifie le milieu même où elle a trouvé lieu, et forme continuellement pour tous cette nouvelle intelligence de vie qui est aussi une figure de l’amour.
Je terminerai sur les mots de la poétesse américaine Audre Lorde, qui écrit à propos de celles et ceux qui ont appris à ignorer leurs différences, parce qu’elles suscitent de la méfiance, au lieu de les considérer comme une force de changement : « Sans communauté, il n’y a pas de libération, seulement une trêve fragile et temporaire entre un individu et ce qui l’opprime. Cependant la communauté ne doit pas nous faire abandonner nos différences, ni prétendre pathétiquement que celles-ci n’existent pas. »
Paul nous encourage au contraire à créer, ou entretenir, le dynamisme d’une communauté chrétienne polyphonique en ayant chacun, chacune, le courage d’être et de rester un dans la multitude.