Prédication du 7 avril 2024
de Dominique Hernandez
Ressusciter en chemin
Lecture : Luc 24, 13-35
Lecture biblique
Luc 24, 13-35
13 Or, ce même jour, deux d’entre eux se rendaient à un village du nom d’Emmaüs, à soixante stades de Jérusalem,
14 et ils s’entretenaient de tout ce qui s’était passé.
15 Pendant qu’ils s’entretenaient et débattaient, Jésus lui-même s’approcha et fit route avec eux.
16 Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître.
17 Il leur dit : Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ? Ils s’arrêtèrent, l’air sombre.
18 L’un d’eux, nommé Cléopas, lui répondit : Es-tu le seul qui, tout en séjournant à Jérusalem, ne sache pas ce qui s’y est produit ces jours-ci ?
19 — Quoi ? leur dit-il. Ils lui répondirent : Ce qui concerne Jésus le Nazaréen, qui était un prophète puissant en œuvre et en parole devant Dieu et devant tout le peuple,
20 comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour qu’il soit condamné à mort et l’ont crucifié.
21 Nous espérions que ce serait lui qui apporterait la rédemption à Israël, mais avec tout cela, c’est aujourd’hui le troisième jour depuis que ces événements se sont produits.
22 Il est vrai que quelques femmes d’entre nous nous ont stupéfiés ; elles se sont rendues de bon matin au tombeau et,
23 n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu’elles avaient eu une vision d’anges qui le disaient vivant.
24 Quelques-uns de ceux qui étaient avec nous sont allés au tombeau, et ils ont trouvé les choses tout comme les femmes l’avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu.
25 Alors il leur dit : Que vous êtes stupides ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes !
26 Le Christ ne devait-il pas souffrir de la sorte pour entrer dans sa gloire ?
27 Et, commençant par Moïse et par tous les Prophètes, il leur fit l’interprétation de ce qui, dans toutes les Ecritures, le concernait.
28 Lorsqu’ils approchèrent du village où ils allaient, il parut vouloir aller plus loin.
29 Mais ils le pressèrent, en disant : Reste avec nous, car le soir approche, le jour est déjà sur son déclin. Il entra, pour demeurer avec eux.
30 Une fois installé à table avec eux, il prit le pain et prononça la bénédiction ; puis il le rompit et le leur donna.
31 Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent ; mais il disparut de devant eux.
32 Et ils se dirent l’un à l’autre : Notre cœur ne brûlait-il pas en nous, lorsqu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait le sens des Ecritures ?
33 Ils se levèrent à ce moment même, retournèrent à Jérusalem et trouvèrent assemblés les Onze et ceux qui étaient avec eux,
34 qui leur dirent : Le Seigneur s’est réellement réveillé, et il est apparu à Simon !
35 Ils racontèrent ce qui leur était arrivé en chemin, et comment il s’était fait reconnaître d’eux en rompant le pain.
Prédication
C’est un long récit, un récit de marche, le récit d’un chemin et il ne s’agit pas seulement d’un déplacement entre Jérusalem et Emmaüs, soixante stades : une bonne dizaine de kilomètres précise Luc, ce qui représente une distance à la fois conséquente, deux heures de marche, mais pas insurmontable. Aller d’un lieu à un autre est une métaphore extrêmement courante pour signifier un déplacement intérieur.
Le jour de ce voyage est le jour de Pâques dans l’évangile selon Luc, mais pour les deux disciples qui marchent, ce n’est pas un bon jour, pas un jour de joie : ce n’est pas Pâques pour eux, pas encore.
Ce qu’ils racontent au compagnon qui se joint à eux en chemin correspond à l’air sombre qui est le leur : c’est un parcours de déception. Leur grande espérance a été brisée : Jésus le Nazaréen a été crucifié. Celui dont ils attendaient la rédemption pour Israël est mort sur une croix. L’avenir qu’ils croyaient à portée de main, à portée de jours a disparu. Il ne reste que la situation qu’ils espéraient voir transformée : occupation romaine, emprise des autorités religieuses et politiques… Rien n’a changé. Sauf, en plus, la terrible déception et tout ce qu’elle entraîne d’à quoi bon, ça n’a servi à rien, c’est fichu, ils sont trop forts… et Dieu n’a rien fait.
Où vont-ils sur ce chemin ? Vers Emmaüs écrit Luc. Pourquoi Emmaüs ? Rien ne permet de croire que c’est leur village et qu’ils rentrent chez eux parce que l’aventure est terminée, parce que ce qui les avait soulevés, emmenés à la suite du prophète de Nazareth s’est évaporé. Emmaüs ne correspond à aucun village connu à 60 stades de Jérusalem. Mais ce n’est pas un nom inventé par Luc. Il l’a trouvé dans la tradition de la Bible hébraïque : Emmaüs, c’est peut-être la transcription du nom du lieu où le patriarche Jacob s’est arrêté pour dormir dans sa fuite loin, loin de son lieu familier et familial, loin de sa mère Rebecca, loin de son frère Esaü qu’il venait de déposséder de la bénédiction de leur père Isaac. En hébreu, le lieu s’appelait auparavant Luz, olam Luz, transcris en grec Oulammaüs, Emmaüs. Emmaüs, c’est éloigné, c’est loin comme on peut se sentir loin quand ce en quoi on croyait, ce à quoi on tenait, ce vers quoi on tendait disparaît.
C’est une expérience profondément déstabilisante et même douloureuse que celle d’une déception aussi radicale, on pourrait dire une déconstruction impitoyable. Et c’est là que Luc fait marcher ces deux disciples. Et il a vraiment raison. Que faire quand l’avenir qu’on espérait s’effondre, quand l’horizon désiré dans lequel on se projetait disparaît ?
D’aucuns diraient peut-être : il faut tourner la page, passer à autre chose, rebondissez, soyez résilient ! Comme s’il suffisait de le vouloir. Et comment tourner une telle page sans déposer sur la nouvelle page tout un poids d’amertume ? Ce qui marquerait profondément tout ce qui serait écrit sur la nouvelle page ; ce serait en fait une page toujours insérée dans le passé.
L’avenir auquel les deux disciples croyaient a été crucifié avec Jésus ; le Messie qui devait apporter la rédemption à Israël, le Messie glorieux et victorieux a été tué. Peut-être alors en espéreront-ils un autre, un nouveau Messie qui réalisera avec éclat et force ce qu’ils attendent. Ce serait aussi une raison d’aller à Emmaüs car Emmaüs, c’est dans le premier livre des Maccabées le lieu d’une victoire de Judas Maccabées face à des ennemis très supérieurs en nombre.
Il est également possible que l’incertitude des deux disciples quant à l’avenir, même proche soit totale. Et c’est encore une manière de comprendre ce nom de lieu, Emmaüs dont on ne sait pas exactement à quel endroit il correspond : une incertitude en miroir de celle des deux marcheurs, Cléopas et l’autre dont on ne connaît pas le nom, ce qui dans les Écritures indique que le lecteur disciple peut s’y reconnaître.
Incertitude : ne pas savoir, n’être sûr de rien, sauf que Jésus est mort, le Messie a été mis en échec. Les deux disciples n’ont pas d’autre certitude car ce que les femmes ont dit ne les a pas accrochés. Elles n’ont pas trouvé le corps dans le tombeau, mais elles ont vu deux anges qui leur ont annoncé que le crucifié est vivant. Tout stupéfiés qu’ils ont été, cela ne les a pas empêchés de quitter les autres disciples. Ils n’ont pas cru les femmes, ils se contentent de ce que quelques-uns d’entre eux n’ont pas vu Jésus… Incertitude, et déception. C’est là qu’ils marchent, arpentant leurs souvenirs passés, leur imaginaire brisé, et leur espoir disparu.
C’est là qu’ils sont rejoints. Sur ce chemin dont ils ne savent où il mène parce qu’il n’y a plus d’avenir vers lequel ils pourraient se diriger, à la construction duquel ils pourraient participer.
C’est là qu’ils sont rejoints. Parce que l’incertitude permet que du nouveau advienne, sans idées préconçues sur ce qui advient. Parce qu’ayant cessé de croire que l’avenir serait comme ils le pensaient, parce qu’ayant été démunis de toute prise ou emprise sur l’avenir, ayant été dépossédés de leur imaginaire sur le Messie et sur le règne à venir, ils sont disponibles pour de l’inattendu.
C’est le ressuscité qui les rejoint, qu’ils ne reconnaissent pas parce que la résurrection n’est pas la réanimation d’un mort. Elle n’est pas un retour en arrière et de toute manière, ni le présent ni l’avenir ne se situent dans le passé. L’avenir qui est de Dieu ne ressemble jamais à un passé conservé, ce temps trop fréquenté qui semble souvent bien rassurant, entre déni et peur, quelle chimère !
Le ressuscité les rejoint et cet événement est déployé dans trois directions.
La première tient dans la question que le Ressuscité pose aux deux disciples : Le Christ ne devait-il pas souffrir de la sorte pour entrer dans sa gloire ? La question semble fermée, la réponse attendue est manifestement oui. Cependant cela ne suffit pas de répondre oui, parce qu’il s’agit surtout de comprendre ce que signifie que le Christ devait souffrir de la sorte pour entrer dans sa gloire.
Que signifie le titre de Christ qui traduit le Messie ? Si la transcendance présente en lui, le Christ, rejoint ainsi l’humain quotidien, est-ce pour une ouverture, un nouveau ou pour la reprise des logiques et des systèmes humains même portés à leur sommet ? Si le Royaume de Dieu n’est qu’un super royaume ou un super empire sur le modèle de ceux du monde, est-il vraiment de Dieu ?
Et puis pourquoi le Christ devait-il souffrir ? À quoi correspond ce devoir ? Un plan établi par Dieu pour le salut du monde ? La conséquence inévitable de la mise en question par Jésus du pouvoir religieux ? Son adhésion entière et fidèle à sa mission malgré le sort réservé aux prophètes ?
Et si le Christ doit souffrir, est-ce parce qu’il manifeste ainsi sa pleine humanité qui ne peut s’exonérer de la souffrance ? Ou parce que ce qu’il représente comme Christ, la rencontre de la transcendance et de l’humain, crucifie toutes les prétentions de la religion à régler les formes et les modalités de cette rencontre ?
Sa gloire est-elle une récompense pour la croix ? pour sa fidélité ? Ou est-elle la vérité de son poids d’être, de sa densité d’être, puisqu’en hébreu le mot gloire signifie ce qui a du poids ?
Toutes ces questions dans la question ne sont pas annexes, elles requièrent la réflexion et la liberté de chaque disciple, de chacun de nous, et nous pouvons partager ces réflexions. S’y engage la responsabilité de chacun face aux traditions, aux héritages reçus, responsabilité dans l’interprétation des textes qui est aussi questionnement des certitudes, et il se peut, il arrive que ces certitudes déjà ébranlées s’effondrent et qu’un autre éclairage fasse apparaître du nouveau ; d’ailleurs les deux disciples le reconnaîtront : notre cœur ne brûlait-il pas en nous lorsqu’il nous ouvrait les Écritures ?
Nous ne sommes pas quitte de la question posée aux deux disciples avec un seul oui, sans la saisir à bras le corps et chercher quels sens, au pluriel, donner à la crucifixion, sens pour le présent des disciples.
La deuxième direction donnée par Luc à l’événement de la rencontre avec le Ressuscité est complètement articulée à la première. C’est donc la lecture des Écritures dans laquelle il entraîne les deux disciples. Une relecture car ils les connaissent, une relecture qui n’est pas une répétition mais l’occasion de déplacements. Relire Moïse et les prophètes pour y chercher et trouver ce qui concerne le Christ vivant, Bonne Nouvelle. Le silence de Luc sur les explications fournies par le Ressuscité nous invite à relire nous-mêmes, à ne pas faire l’économie de l’éclairage porté par la croix et la résurrection sur les Écritures hébraïques, sur cette pâte humaine dans laquelle l’Ancien Testament plonge sans concession, éclairage porté sur la diversité des témoignages de foi et des quêtes de Dieu qui s’y découvrent. Et nous, nous lisons également le Nouveau Testament, évangiles et épitres, dans cet éclairage de la croix et de la résurrection. Car ce qui concerne le Christ vivant nous concerne et lire les Écriture c’est aussi se lire soi-même. Luc met en scène cette marche commune pour faire comprendre la dimension existentielle de Pâques pour les disciples. Comme sur le chemin d’Emmaüs, nous marchons parfois sur un chemin commençant dans la déception, dans l’épreuve de l’effondrement d’un imaginaire, l’épreuve d’une incertitude radicale, l’épreuve de l’absence d’avenir quand il ne reste que le futur insatisfaisant ou carrément angoissant. Ce n’est pas la fin.
Dans la lecture des Écritures, nous comprenons que ce que révèle le Christ, c’est que Dieu est toujours du côté de l’humain, qu’il fait toujours confiance à l’humain. Nous ne cherchons pas dans la lecture des Écritures des solutions à nos problèmes, nous y trouvons la figure d’Abraham qui partit sans savoir où il allait, faisant confiance et espérant contre toute espérance. Nous y trouvons Marie qui dit oui à l’inouï qui lui est annoncé. Nous y trouvons Pierre qui lâche ses filets de pêcheur pour suivre celui qui l’appelle. Et nous comprenons qu’il y a un goût de résurrection dans l’ouverture à l’avenir de Dieu, avenir qui vient et qui n’est pas déjà connu, pas déjà prévisible. Nous comprenons qu’il y un goût de résurrection dans cette disponibilité sans a priori, cette confiance qui n’exige pas de preuve, cette espérance non de quelque chose de plus ou moins précis, mais espérance parce que Dieu fait confiance et donne vie. Nous comprenons qu’il y un goût de résurrection dans ce don de vie nouvelle, qui est vie vivante, ni incarcérée dans le passé ni fascinée par le futur qu’il soit extraordinaire ou effrayant.
La troisième dimension de l’événement de la rencontre avec le Ressuscité, c’est à Emmaüs, la bénédiction et le pain rompu. Alors les deux disciples reconnaissent qui est leur compagnon de route, leur compagnon de table. Aussitôt il disparaît. Bénédiction et pain rompu, il n’y a là rien que de très quotidien et en même temps, l’évocation de la Cène, le signe de la vie donnée, et en même temps le souvenir des repas de Jésus le Christ qui manifestait ainsi la grâce, l’hospitalité divine. La convivialité est signe de la reconnaissance mutuelle et inconditionnelle, elle est signe du règne de Dieu. Tables ouvertes, tables partagées témoignent de l’Évangile, la Bonne Nouvelle ; par elles, entre autres, Jésus le Christ libérait des règles du Temple et de la religion et ouvrait inconditionnellement l’Alliance à tous et toutes.
Ainsi Emmaüs peut-il bien être Béthel, ce lieu éloigné appelé auparavant Luz, où Jacob en fuite et endormi rêve de la porte du ciel, où l’Éternel lui parle et lui promet d’être avec lui. Emmaüs comme lieu du pain rompu comme une Parole créatrice partagée, instant de reconnaissance du Ressuscité au raz d’un ordinaire qui reprend goût, qui reprend sens, qui reprend vie.
Alors les deux disciples se lèvent : ils sont ressuscités, c’est le même verbe en grec. Le Christ Ressuscité est ressuscitant, il est puissance de résurrection. Eux qui s’étaient absentés, en chemin vers un Emmaüs on ne sait où, loin de leurs compagnons, sont relevés, réveillés au présent, le véritable présent de leur présence vivante. D’un chemin de mort ils sont passés sur un chemin de vie. Ils ont été rejoints par le flux de la vie vivante, à travers le chemin commun, les questions, l’interprétation des Écritures, la fraction du pain, formes diverses d’une présence réelle qui peut être reconnue sous d’autres formes encore, auxquelles nous ne nous attendons peut-être pas.
Sans oublier la disparition du Christ, parce qu’on ne met pas la main sur lui et parce que ne pas le voir permet de croire.
Nous marchons ou marcherons encore sur des chemins de déceptions, sur des chemins de crise, en crise personnelle ou collective, des chemins d’incertitude où nous avons parfois le sentiment de perdre pied, des chemins d’épreuves. Et nous pouvons souffler, crier, chanter Reste avec nous à celui qui est déjà là, ressuscité afin que nous puissions l’être, être réveillés, être relevés et que notre cœur soit brûlant.