Prédication du 14 juin 2020
de Dominique Hernandez
Presque l’égal de dieu
Lectures : Matthieu 21, 12-16 et Psaume 8
Lectures bibliques
Matthieu 21, 12-16
12 Jésus entra dans le temple. Il chassa tous ceux qui vendaient et qui achetaient dans le temple, il renversa les tables des changeurs et les sièges des vendeurs de colombes.
13 Et il leur dit : Il est écrit : Ma maison sera appelée maison de prière. Mais vous, vous en faites une caverne de bandits.
14 Des aveugles et des infirmes s’approchèrent de lui dans le temple. Il les guérit.
15 Mais les grands prêtres et les scribes s’indignèrent à la vue des choses étonnantes qu’il avait faites et des enfants qui criaient dans le temple : « Hosanna pour le Fils de David ! »
16 Ils lui dirent : Tu entends ce qu’ils disent ? Jésus leur répondit : Oui. N’avez-vous jamais lu ces paroles : Par la bouche des tout-petits et des nourrissons tu t’es formé une louange !
Psaume 8
1 Du chef de chœur. Sur la guittith. Psaume. De David.
2 SEIGNEUR (YHWH), notre Seigneur, que ton nom est magnifique sur toute la terre, toi qui te rends plus éclatant que le ciel !
3 Par la bouche des enfants, des nourrissons, tu as fondé une force, à cause de tes adversaires, pour imposer silence à l’ennemi vindicatif.
4 Quand je regarde ton ciel, œuvre de tes doigts, la lune et les étoiles que tu as mises en place,
5 qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui, qu’est-ce que l’être humain, pour que tu t’occupes de lui ?
6 Tu l’as fait de peu inférieur à un dieu, tu l’as couronné de gloire et de magnificence.
7 Tu lui as donné la domination sur les œuvres de tes mains, tu as tout mis sous ses pieds,
8 moutons et chèvres, bœufs, tous ensemble, et même les bêtes sauvages,
9 les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, tout ce qui parcourt les sentiers des mers.
10 SEIGNEUR (YHWH), notre Seigneur, que ton nom est magnifique sur toute la terre !
Prédication
Au cours des trois derniers mois, nous avons tous vécu un temps inédit, auquel nous ne pouvions même pas penser quelques semaines avant. Cela a été un temps de profonds bouleversements, parfois d’effondrements, dont les conséquences n’ont pas fini de se manifester. Soudainement le monde a pris un tour imprévu, ou s’est arrêté de tourner, non pas réellement bien sûr, mais ce qui s’est passé, ce qui se passe est d’une telle ampleur qu’il a pu y avoir une certaine sidération.
Depuis 3 semaines, un autre mouvement s’est levé, depuis les États-Unis, parce qu’un homme noir a été tué ; un mouvement nourri par une injustice profonde et ancienne, celle qui empêche des hommes, des femmes, des enfants de respirer au large, à cause de la couleur de leur peau.
Nous nous demandons ce qui va advenir, si le monde peut changer, dans quelle orientation, pour quel avenir, et comment amorcer une nouvelle direction qui permettra aux enfants, aux adolescents, aux jeunes d’y trouver leur place autrement que par des systèmes de discrimination, de compétition, de classement.
Nous nous sommes posés beaucoup de questions, et nous nous en poserons encore ; et nul doute que celle déposée au cœur du psaume l’a été et le sera, d’une manière ou d’une autre, sous cette forme ou sous une autre.
Plus exactement la première partie de la question : qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que l’humain ?
L’homme dont il est fait mention n’est pas l’homme masculin, ni l’humain. Le mot hébreu utilisé et traduit par homme est un mot assez rare dans l’Ancien Testament, hénosh, un mot construit sur une racine signifiant être faible. Hénosh, c’est l’humain en tant qu’il est un être mortel, dimension fondamentale de la condition humaine.
Dans la deuxième question, l’humain, c’est littéralement le fils d’adam, fils de terreux, de glébeux selon le mot d’André Chouraqui.
Hénosh : nous éprouvons cette faiblesse, cette fragilité, ensemble, plus qu’auparavant.
Nous l’éprouvons dans la douleur, de la maladie, de la mort, des injustices ;
nous l’éprouvons peut-être dans la peur de la maladie, de la mort, des injustices, de l’incertitude, de l’avenir dans lequel miroitent bien des dangers, des perspectives sombres que nous voudrions tant éviter, pas tant pour nous que pour les enfants, les adolescents, les jeunes.
La faiblesse, ce n’est pas par douleur ou par peur que le palmiste l’éprouve. Lui, il a regardé le ciel, l’immensité du ciel, la lune et les étoiles innombrables.
Il s’est trouvé si petit, si dépourvu de puissance dans cette contemplation.
Cela n’a pas été désespérant.
Cela ne l’a pas non plus porté à vouloir gravir le ciel : il ne cherche pas à devenir comme les hommes de Babel qui voulaient toucher le ciel et y atteindre Dieu. Les hommes de Babel, c’était la peur qui les animait, la peur d’être dispersés, et l’orgueil, celui de se faire un nom, celui de la volonté d’être grand n’est, parfois ou souvent, qu’un masque posé sur la peur.
Le psalmiste a contemplé l’immensité du ciel et ce spectacle lui a parlé de la grandeur de Dieu, une grandeur incommensurable, d’une magnificence qui recouvre toute la terre et pas seulement le petit coin où il se tient. Une magnificence, un éclat qui n’ont pas besoin de s’imposer comme tels,
qui n’ont pas besoin d’abaisser quoi ou qui que ce soit,
qui n’ont pas besoin d’être comparés à d’autres magnificences ou éclats pour être reconnu comme grandioses.
Au contraire, la grandeur de Dieu est telle, qu’elle se plaît dans les êtres les plus démunis, les plus vulnérables, les plus dépendants d’autrui : les enfants, les nourrissons. Quel paradoxe !
Il ne s’agit pas de s’attendrir devant les babillements des petits enfants. Ni de retourner en enfance. Ni de cultiver une foi infantilisante. Ce paradoxe fait comprendre que la grandeur de Dieu, sa magnificence et son éclat ne relèvent pas du tout de ce qui fait la grandeur et la magnificence humaine. Ils sont d’une autre nature, et produisent un autre effet. Il n’est donc pas question de régresser vers le plus jeune âge, mais de progresser, d’avancer en-dehors des chemins les plus courus sur terre, ceux du « toujours mieux, toujours plus, toujours plus vite, toujours plus fort », des chemins pavés de préjugés et bordés d’illusions.
Ce que produit la magnificence de Dieu, c’est la mise en valeur de la faiblesse des nouveau-nés, c’est-à-dire que que la faiblesse, la fragilité, la petitesse ne sont plus misérables ni honteuses. Ce que produit la magnificence de Dieu, c’est de donner à ces nouveau-nés faibles et dépendants une extrême valeur.
C’est pourquoi devant ce Dieu dont l’éclat surpasse celui des cieux qu’il contemple, l’humain, hénosh, fils de glébeux, faible, vulnérable et si petit, peut se tenir sans trembler, sans crainte d’être écrasé ou simplement négligé.
Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui, qu’est-ce que l’humain pour que tu te soucies de lui ?
Il y a tant de réponses possibles à la question : qu’est-ce que l’humain ? La science apporte une réponse : beaucoup d’eau, du carbone, un peu d’azote, de phosphore, une grosse pincée de sel, quelques copeaux de fer, un brin de cuivre… La médecine, la génétique apportent leurs réponses, la philosophie les siennes, et les artistes également les leurs.
Mais ce n’est pas l’humain en tant que tel qui est l’objet de la question du psaume. Le psalmiste se pose la question de ce qu’est l’humain non pas en soi, mais en relation avec Dieu. Comme si ce qui fait l’humain ne tenait pas à lui, mais à Dieu. Tu te souviens de lui, tu t’occupes de lui. C’est là que réside sa valeur d’humain, c’est là que se tient son humanité de l’humain.
Dans cette attention, dans ce regard, dans cette parole, dans cet amour, ce Oui posé sur l’humain qui le soulève jusqu’à presque l’égalité avec Dieu.
Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu. Presque l’égal de Dieu.
C’est très difficile de le croire n’est-ce pas ? Si difficile que bien des copistes et traducteurs ont préféré écrire « anges » plutôt que Dieu : de peu inférieurs aux anges, et ainsi ajouter un échelon, pour ne pas, décidément non, ne pas être si près de Dieu, et même plusieurs échelons parce que la hiérarchie angélique est très complexe…
Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu. C’est très difficile de le croire ; et c’est bien plus facile finalement de croire que l’humain si faible, quasiment minable, ne peut qu’être l’objet de la réprobation divine et que l’un et l’autre, l’hénosh et Dieu, sont inscrits dans un rapport d’opposition que Dieu remportera forcément au détriment de l’humain.
Mais non ! Obstinément le psaume le proclame : Tu l’as fait de peu inférieur à dieu. L’humain, tu te souviens de lui, tu te soucies de lui. Cette extrême dilection de Dieu pour l’humain si faible et si petit, cette extrême valeur de l’humain, le pasteur Charles Wagner les a traduites avec ces simples mots : « l’homme est une espérance de Dieu ».
Et l’humain qui reçoit, qui comprend ce oui, cette espérance, cette grâce, ne cherche ni à se flatter ni à s’enorgueillir, mais il se sent invité, entraîné à en louer Dieu, c’est-à-dire à vivre selon cet appel, cette vocation qui lui est adressée.
C’est dire que la faiblesse, la fragilité, la condition d’être hénosh ne constituent pas des réductions de l’humanité de l’humain ; elles ne sont pas à combattre et à vaincre, mais à habiter sous ce Oui divin, dans cette dynamique de « presque l’égal de Dieu » qui transforme le regard sur autrui en reconnaissance et le fait d’être vivant avec d’autres en source de gratitude.
Dans cette relation à Dieu qui le magnifie, qui le glorifie, sans qu’il ait à prouver quoi que ce soit, l’humain, nous, nous sommes libérés de l’empire, de l’emprise de la peur et de l’orgueil et de la violence qui en est toujours le fruit mauvais. Il y a alors toujours un recommencement possible, aujourd’hui encore, à nouveau, un horizon d’espérance, un véritable demain à découvrir !
Cette conviction n’est pas une berceuse pour endormir les consciences,
ni un opium pour un peuple en désarroi,
mais elle est confiance en un surgissement à nouveau de la vie là où elle est menacée et abîmée,
ce que la Bible appelle Pâque et Pâques,
ce que le psalmiste chante dans sa faiblesse glorieuse d’humain dont Dieu se souvient et se soucie.
L’humain qui accueille ce oui, cette espérance, cette grâce de Dieu dira lui aussi oui à la création, l’univers regardé comme ayant sens en Dieu. Il dira oui à la liberté et à la responsabilité qui sont les siennes, qui sont les nôtres, puisque :
Tu as tout mis sous ses pieds.
Et le psalmiste de dresser la liste des animaux, des plus familiers, ceux des troupeaux, aux plus étranges et effrayants, ceux du fond de la mer.
Bien avant qu’on ne découvre à quel point les humains, depuis à peine plus d’un siècle, laissent une empreinte profonde sur la planète et tout ce qui y vit,
cet homme de l’Antiquité,
à l’espérance vie bien courte,
dépourvu du secours de la médecine telle que nous la connaissons aujourd’hui,
membre d’un peuple qui ne cesse d’être vaincu par des ennemis bien plus puissants que lui,
cet homme a pris conscience de la place de l’humain sur terre, une place non comme une ambition mais comme une vocation, une place devant Dieu, éminente.
Il n’est pas un animal parmi d’autre, il n’est pas un nuisible.
Il domine sur la terre comme gérant, comme lieu-tenant de Dieu écrivait Jean Calvin. Et parce que cette domination est adossée à sa faiblesse, elle le rend attentif à tout ce qui est fragile : il s’en souvient, il s’en soucie. Sa domination, appuyée sur sa faiblesse d’hénosh n’est pas une domination écrasante mais une domination créatrice et bienveillante.
Il n’est pas besoin de croire en ce Dieu pour trier les déchets et faire attention à la planète, et heureusement ! Mais accueillir et comprendre le Oui de Dieu, son espérance, sa grâce, son amour donne un regard singulier, une compréhension particulière sur des êtres humains tous singuliers et appelés à vivre avec d’autres, y compris les animaux, les végétaux (et même aussi les minéraux). Ce regard conduit à une écologie qui n’est pas culpabilisante et moralisatrice, mais à une écologie d’émerveillement fondée sur gratitude.
Ce regard, lorsqu’il passe en paroles, produit une louange, comme celle qui enveloppe le psaume, l’ouvre et le referme. Lorsque ces paroles passent en existence, lorsqu’elles s’incarnent, elles produisent une orientation de vie en liberté et en responsabilité. L’humain hénosh devient capable d’actes créateurs qui sont autant
des protestations contre ce qui abîme la vie, humilie les humains, ou dénie toute dignité aux animaux
que des protestations pour les quêtes, les essais, les recommencements, les petits germes, la grandeur de l’humain hénosh aimé.
Ainsi Jésus en colère chasse les marchands du temple et reprend les prêtres scandalisés et furieux de ce qu’il a fait et que les enfants célèbrent.
Jésus le Christ proteste ainsi pour tous ceux qui sont soumis à ces logiques de marchandage qui toujours font des humains et de tous les vivants des moyens et des objets et finissent par les laisser tomber.
Il proteste pour tous ceux qui sont empêchés de respirer au large, gorge, poitrine, dignité et espoir écrasés sous le poids des mépris générés par les peurs, l’orgueil et les illusions babéliennes persistantes.
Il proteste et cette protestation est soutenue par le Ps 8, un psaume magnifiquement mobilisateur et subversif. Un psaume qui nous invite à contempler le ciel tout en gardant les pieds sur terre, à nous tenir entre la terre et le ciel. Et cela libèrera notre parole et notre présence dans ce monde parfois si injuste et cruel pour célébrer en paroles et en actes le Oui de Dieu posé sur tous. Oui.
Amen