Prédication du 24 mars 2024

Culte des Rameaux

de Dominique Hernandez

Pourtant, malgré et encore

Lecture biblique

Luc 15,11-32

11 Il dit encore : Un homme avait deux fils. 
12 Le plus jeune dit à son père : « Père, donne-moi la part de fortune qui doit me revenir. » Le père partagea son bien entre eux. 
13 Peu de jours après, le plus jeune fils convertit en argent tout ce qu’il avait et partit pour un pays lointain où il dilapida sa fortune en vivant dans la débauche. 
14 Lorsqu’il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à manquer de tout. 
15 Il se mit au service d’un des citoyens de ce pays, qui l’envoya dans ses champs pour y faire paître les cochons. 
16 Il aurait bien désiré se rassasier des caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait. 
17 Rentré en lui-même, il se dit : « Combien d’employés, chez mon père, ont du pain de reste, alors que moi, ici, je meurs de faim ? 
18 Je vais partir, j’irai chez mon père et je lui dirai : “Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi ; 
19 je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi comme l’un de tes employés.”  » 
20 Il partit pour rentrer chez son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému ; il courut se jeter à son cou et l’embrassa.
21 Le fils lui dit : « Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. » 
22 Mais le père dit à ses esclaves : « Apportez vite la plus belle robe et mettez-la-lui ; mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds. 
23 Amenez le veau engraissé et abattez-le. Mangeons, faisons la fête, 
24 car mon fils que voici était mort, et il a repris vie ; il était perdu, et il a été retrouvé ! » Et ils commencèrent à faire la fête.

25 Or le fils aîné était aux champs. Lorsqu’il revint et s’approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses. 
26 Il appela un des serviteurs pour lui demander ce qui se passait. 
27 Ce dernier lui dit : « Ton frère est de retour, et parce qu’il lui a été rendu en bonne santé, ton père a abattu le veau engraissé. » 
28 Mais il se mit en colère ; il ne voulait pas entrer. Son père sortit le supplier. 
29 Alors il répondit à son père : « Il y a tant d’années que je travaille pour toi comme un esclave, jamais je n’ai désobéi à tes commandements, et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour que je fasse la fête avec mes amis ! 
30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a dévoré ton bien avec des prostituées, pour lui tu as abattu le veau engraissé ! » 
31 Le père lui dit : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi ; 
32 mais il fallait bien faire la fête et se réjouir, car ton frère que voici était mort, et il a repris vie ; il était perdu, et il a été retrouvé ! »

Prédication

Cette parabole est certainement l’un des plus connues des évangiles. Elle a donné lieu à un grand nombre d’interprétations : commentaires, prédications, peintures, littérature…
Ainsi lorsque nous en avons parlé avec Jacob et Abel, nous l’avons lue avec l’appui de plusieurs représentations picturales de diverses époques. La plus appréciée, que nous avons suivie dans la lecture, a été l’interprétation de Rembrandt, le grand tableau du retour du fils prodigue qui rend si bien la misère du fils cadet visible dans chaque détail de son vêtement troué, de ses sandales éculées, de sa tête rasée, dans son visage estompé et enfoui dans le giron de son père. Et le fils aîné, raide et sévère, dans une attitude absolument fermée, juge impitoyable du père et du frère. Et le père à l’expression si douce, au visage si lumineux, au corps incurvé comme un berceau pour l’accueil de son fils, les mains posées sur les épaules de son enfant : une main d’homme et une main de femme.
Il est vrai que le récit manque de figures féminines : pas de mère, pas de sœur, seulement des prostituées comme un mot craché par le fils aîné sur son frère cadet pour rejeter à bonne distance d’indignité celui qui est revenu.
Alors Rembrandt fait du père un père-mère aux entrailles frémissantes et prêtes à mettre à nouveau au monde familial le fils qui était mort.
Reste que cette maison est quand même une maison d’hommes, même le serviteur est un serviteur et lorsque Rembrandt représente dans son tableau un ami du fils, c’est un ami. L’audace du peintre de tirer par la main le père vers la mère ne pallie pas vraiment ce manque du récit. Qui n’est pas le seul.
C’est une autre interprétation que celle de Rembrandt que nous suivrons aujourd’hui. Ce qui manque dans cette longue parabole s’accumule au fil chaque description, de chaque prise de parole, d’un bout à l’autre du récit.

Commençons par le fils cadet, celui qui réclame sa part, littéralement la part d’existence qui doit lui revenir. Il la réclame parce qu’il lui manque de quoi vivre, vivre sa vie, comme il l’entend. Vivre de manière indépendante, par soi-même, c’est une aspiration assez partagée et l’on peut s’y essayer de différentes manières. Celle du fils cadet, c’est de réclamer et de couper les ponts : il part dans un pays lointain. Ce faisant, il manque quand même de gratitude envers son père à qui il doit de pouvoir partir vivre sa vie : c’est quand même plus facile de partir vivre sa vie avec les poches remplies. Mais quelle vie ! Puisque le voici bientôt sans un sou, ayant tout dilapidé. Son aspiration a dérivée en gaspillage, en plaisirs immédiats, en relations médiatisées par l’argent. La famine survenant dans le pays, le fils cadet manque de tout et doit s’attacher, quasiment se coller à un habitant de ce pays étranger – l’indépendance est hors de portée, la liberté a disparu avec l’argent (était-ce vraiment la liberté ?). Il se retrouve à garder des cochons bien mieux nourris que lui. Il se retrouve moins bien traité qu’un cochon, un manque d’humanité qui l’affecte gravement. Il se retrouve…non, il s’est perdu. Il manque de tout, et il a tout manqué : vivre sa vie, être libre, indépendant, maître de son destin, toutes manières dont on peut désigner cette aspiration bien partagée mais dont il a manqué le sens et la réalisation véritable. Il en reste pourtant quelque chose en lui de son aspiration première, quelque chose qui vibre, qui frémit, alors il rentre en lui-même, en quête d’une ressource intérieure. Il ne manque pas cette dimension d’être et il y trouve de quoi sortir de l’impasse du manque de tout. Il décide de retourner dans la maison de son père : s’il a manqué d’être un fils, il pourra toujours être un serviteur bien nourri. C’est un retour intéressé : il s’agit de vivre, non plus de manière indépendante mais de manière assurée en mangeant suffisamment. Mais il y a autre chose : Je lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi. Quel est ce péché ? Souvenons-nous que le verbe pécher signifie littéralement manquer la cible. Nous voyons bien ce que le cadet a manqué :

  • il a manqué sa vie, il s’est manqué lui-même, et c’est ainsi qu’il a péché contre le ciel, une manière de parler de Dieu, Dieu qui appelle chacun à vivre de vie vivante, à devenir humain ;
  • il a manqué à l’avenir que son père lui ouvrait par la naissance, le fait d’être né, et par la part d’héritage qu’il lui avait donné.

Cependant, ce péché-là, ce ratage de cible fait-il un coupable qui devrait expier, ou ce ratage fait-il un malheureux ? Le fils cadet se juge indigne de rester un fils.

Ensuite le frère aîné qui juge de la même manière le fils de son père, celui dont il ne veut plus pour frère, dont il ne veut plus être le frère. Le fils aîné manque de compassion mais c’est qu’il est jaloux. La jalousie est un moteur extrêmement puissant et néfaste, les Écritures le signale dès le livre de la Genèse, chapitre 4, avec Caïn dont la jalousie, et la colère et la violence qui vont avec, est comme les griffes de la bête tapie à la porte de son cœur, et cette bête monstrueuse est le péché lui dit l’Éternel. Le péché qui lui fait manquer la fraternité, la parole, la vie, et Caïn tue son frère. Le fils aîné de la parabole est jaloux : il voit ce que son frère a eu comme lui manquant à lui. Il ne se voit qu’en fonction de l’autre, qu’en défaut, en manque par rapport à au cadet. C’est que le fils aîné compte, surtout ce qu’il n’a pas et qu’il pense avoir mérité parce qu’il est dans une logique de donnant-donnant qui lui fait manquer sa véritable place. Il se comporte non comme le fils du père mais comme un ouvrier méritant une récompense. Alors la fête préparée par le père pour le retour du cadet lui fait considérer son père comme un employeur injuste. La fête provoque en lui le sentiment que son père et le fils de son père lui ont gâché sa vie et c’est insupportable. Il est en colère. Il ne veut pas rentrer, il ne bouge pas, il campe sur son quant à soi qui n’est pas lui.

Enfin, le père lui aussi manque beaucoup de choses. Lorsque son fils cadet lui demande sa part d’existence, il lui donne sa part d’héritage, des biens, mais était-ce que son fils lui demandait ? Pas vraiment. Il donne et laisse partir le fils sans rien dire. Il le laisse faire, comme il laisse faire son fils aîné, il le laisse se comporter comme un serviteur, il se laisse considérer comme le patron de son fils. Il ne voit donc rien ce père ? Il n’écoute rien ? II ne parle donc pas à ses enfants ? Et lorsque le cadet revient, ce fils qui lui manque, il court vers lui, l’embrasse, et ne le laisse pas parler. Il lui coupe la parole pour le saturer d’attentions, l’envelopper dans une belle robe, le gaver de veau gras, l’étourdir de musique et de danse. Mais il ne l’écoute pas. A la colère de l’aîné, il répond aussi par une saturation : tout ce qui est à moi est à toi, mais un fils n’est pas comme son père et ce père, tout tendre et aimant qu’il soit, manque d’offrir à ses enfants l’espace suffisant pour qu’ils vivent leur vie.

Enfin, dernier manque du récit : il n’est pas terminé. Il manque la fin : que vont faire le fils aîné, et le cadet, et le père ?

Parabole du fils prodigue, du fils perdu et retrouvé, du père prodigue, à ces divers titres sous laquelle les différentes éditions de l’évangile présentent ce récit, il est possible d’en ajouter un autre : la parabole des manques, et pourtant. Le et pourtant fait aussi partie du titre.
Le fils cadet a manqué sa vie, et pourtant il a pu rentrer en lui-même et retourner vers la maison de son père où il a trouvé l’accueil tendre de son père et la fête pour la joie de son retour.
Le père a manqué l’écart qui laisse les enfants vivre leur vie, et pourtant il accueille le cadet sans reproche et sort chercher l’aîné.
Le fils aîné manque sa juste place de fils et pourtant il peut dire ce qui l’étouffe, alors peut-être pourra-t-il maîtriser la jalousie, dompter la colère, se mettre à son tour en mouvement, redevenir un frère pour son frère.

La parabole n’est pas terminée : il y a encore un avenir pour chacun, pour l’ensemble. Il y a des relations à recomposer, à clarifier, dans la reconnaissance de l’autre et de soi.
Malgré tous les manques et les ratés accumulés, il y a

les élans de vie intérieure qui mettent en mouvement,
les dynamiques par lesquelles on va vers autrui,
les fidélités qui demeurent à travers le temps et les distances,
les accueils gratuits, gracieux,
la joie des fêtes célébrées parce qu’on est ensemble, parce qu’on se retrouve.

Dans tout cela : élan de vie, dynamiques, fidélités, accueils, joie, Dieu est là, malgré tout ce qui manque, tout ce qui rate. Heureusement.
Nos relations sont emmêlées avec nos aveuglements, nos déformations, nos manques ;
nos bonnes raisons et nos justifications sont enchevêtrées avec nos fragilités et nos rêves ;
et pourtant, Dieu n’attend pas que la bonté soit pure, que les quêtes soient purifiées, que l’aspiration à la vie soit débarrassée de toutes scories. Heureusement.
Dieu n’attend pas que le chemin soit déblayé, balayé vers le cœur et l’âme, ni que la place soit bien nette dans l’intériorité de notre être pour inspirer, insuffler, insister. Heureusement.
L’histoire n’est pas close : il y a encore de quoi devenir, la liberté de chercher et la joie d’être trouvé.
Parce que c’est bien pour cela que Jésus raconte cette parabole et deux autres qui la précèdent. Pour dire la joie qu’il y a dans le ciel pour ces manquants, ces ratés, ces perdus, ces pécheurs qui, mangeant avec lui, ont reçu un encore de grâce et de vie.
Et la joie qu’il y a dans le ciel n’y est certes pas enfermée.
Dieu pourtant, Dieu malgré, Dieu encore : ce ne sont pas des mots très prestigieux, très brillants, très impressionnants pour parler de Dieu. Cependant ils suffisent pour dire la trace de Dieu dans l’existence du fils cadet, celle du fils aîné, celle du père, dans chacune de nos vies.