Prédication du 28 avril 2019
de Denis Guénoun
Lectures bibliques
Exode 20, 2-17
Je suis le Seigneur (YHWH), ton Dieu ; c’est moi qui t’ai fait sortir de l’Egypte, de la maison des esclaves.
Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi.
Tu ne te feras pas de statue, ni aucune forme de ce qui est dans le ciel, en haut, de ce qui est sur la terre, en bas, ou de ce qui est au-dessous de la terre, dans les eaux.
Tu ne te prosterneras pas devant ces choses-là et tu ne les serviras pas ; car moi, le Seigneur (YHWH), ton Dieu, je suis un Dieu à la passion jalouse, qui fais rendre des comptes aux fils pour la faute des pères, jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me détestent, mais qui agis avec fidélité jusqu’à la millième génération envers ceux qui m’aiment et qui observent mes commandements.
Tu n’invoqueras pas le nom du Seigneur (YHWH), ton Dieu, pour tromper : le Seigneur ne tiendra pas pour innocent celui qui invoquera son nom pour tromper. Souviens-toi du sabbat, pour en faire un jour sacré.
Pendant six jours tu travailleras, et tu feras tout ton ouvrage.
Mais le septième jour, c’est un sabbat pour le Seigneur , ton Dieu : tu ne feras aucun travail, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni les immigrés qui sont dans tes villes.
Car en six jours le Seigneur a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s’y trouve, et il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le Seigneur a béni le sabbat et en a fait un jour sacré.
Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que le Seigneur , ton Dieu, te donne.
Tu ne commettras pas de meurtre.
Tu ne commettras pas d’adultère.
Tu ne commettras pas de vol.
Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien de ce qui appartient à ton prochain.
Matthieu, 22, 34-40
Les pharisiens apprirent qu’il avait réduit au silence les sadducéens. Ils se rassemblèrent et l’un d’eux, un spécialiste de la loi, lui posa cette question pour le mettre à l’épreuve : Maître, quel est le grand commandement de la loi ? Il lui répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence. C’est là le grand commandement, le premier. Un second cependant lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Jean 4, versets 7 à 16
Une femme de Samarie vient puiser de l’eau. Jésus lui dit : Donne-moi à boire. Ses disciples, en effet, étaient allés à la ville pour acheter des vivres. La Samaritaine lui dit : Comment toi, qui es juif, peux-tu me demander à boire, à moi qui suis une Samaritaine ? Les Juifs, en effet, ne veulent rien avoir de commun avec les Samaritains. Jésus lui répondit : Si tu connaissais le don de Dieu, et qui est celui qui te dit : « Donne-moi à boire », c’est toi qui le lui aurais demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive. Seigneur, lui dit la femme, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond ; d’où aurais-tu donc cette eau vive ? Serais-tu, toi, plus grand que Jacob, notre père, qui nous a donné ce puits et qui en a bu lui-même, ainsi que ses fils et ses troupeaux ? Jésus lui répondit : Quiconque boit de cette eau aura encore soif ; celui qui boira de l’eau que, moi, je lui donnerai, celui-là n’aura jamais soif : l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau qui jaillira pour la vie éternelle. La femme lui dit : Seigneur, donne-moi cette eau-là, pour que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir puiser ici. Va, lui dit-il, appelle ton mari et reviens ici.
Prédication
Notre « ordre du service »[1] place en tout début du culte, juste après la salutation et l’invocation, l’énoncé de la loi. Il diffère en cela d’autres protocoles, qui commencent par la confession des péchés, qu’alors la Loi vient suivre. Comme si nous étions d’abord pécheurs, en quelque sorte par nature, puis appelés à obéir, pour nous corriger. Cela me semble contraire à des formulations catégoriques, de Paul, par exemple, qui affirme, dans un célèbre passage de l’Epître aux Romains « je n’ai connu le péché que par la loi. Ainsi, je n’aurais pas su ce qu’était le désir si la loi n’avait pas dit : Tu ne désireras pas.[2] » L’ordre de notre culte me semble donc plus juste. Il indique que le premier moment de ce chemin est la réception de ce que nous appelons les commandements. Mais que signifie cette image, selon laquelle ils ont été reçus, d’en haut, sur une montagne ? À mes yeux c’est plutôt clair : l’image indique que la loi ne vient pas des humains, en ce sens qu’elle n’est pas une fabrication humaine, élaborée par les humains pour satisfaire leurs convenances. Ainsi, dans un épisode très proche, les humains se fabriquent un dieu. Un dieu, selon ce récit, est exactement cela : une production humaine, un façonnage, un fétiche (c’est le même mot[3]) taillé dans des matières cherchées et recueillies, afin d’être adoré, pour convenir à ce besoin d’adoration, que les humains ressentent. C’est-à-dire : une idole. La loi n’est rien de tel. Les humains ne se la fabriquent pas. Elle est reçue, descendue dans les têtes et les cœurs, comme on peut le dire d’une inspiration. Elle est présentée comme plus qu’humaine : transcendante.
Donc, les humains reçoivent la loi. D’ailleurs, d’en haut – sur la montagne. Que dit-elle ? D’abord ceci, dans nos traductions : « Je suis le Seigneur, ton Dieu.[4] » Ah, là, là. Seigneur. Ce mot, comme vous le savez, est la traduction en français du grec kyrios, qui signifie quelque chose d’analogue. Mais kyrios lui-même est le terme choisi par des traducteurs grecs pour remplacer (c’est plus remplacer que traduire) un ensemble de quatre lettres hébraïques, imprononçables, et séparées par une sorte de vide. Chaque fois que les Hébreux arrivaient au point de dire, ou de lire, le tétragramme, je les imagine butant sur une espèce d’obstacle, un scandale linguistique, une impossibilité de prononciation. Je ne sais pas comment ils faisaient, sans doute employaient-ils des périphrases : Éternel, Saint béni soit-il – comme disait mon parrain (mon cher, bon, vieux parrain, si beau souvenir de mon enfance, bénie soit sa mémoire) tout d’un trait quand il faisait les offices juifs à la maison, le saint-béni-soit-il – ou encore : Dieu. Mais Dieu n’est pas une très bonne périphrase : parce qu’elle paraît indiquer que ce dont il s’agit, ce vide entre les quatre lettres, cet extérieur absolu, ce pur transcendant, est, d’une façon ou d’une autre, analogue à ces dieux que les humains se façonnent pour répondre à leurs besoins, comme le taurillon, le veau en or qu’ils se sont fabriqué pour pouvoir l’adorer, quand ils en avaient assez d’attendre Moïse, lequel décidément s’attardait trop dans sa conversation privée au sommet de la montagne. Donc, la première chose que dit la loi, c’est : je suis cela, cet abracadabra indicible. Ce n’est tout de même pas suffisant. Alors la loi donne un repère, bien clair, lui : c’est moi qui t’ai fait sortir d’Egypte, de la maison des esclaves[5]. La loi résulte de cette même force, de cette même source, qui a permis à un peuple entier de se lever pour échapper à la servitude. La loi est sœur de la liberté. La loi n’a rien qui asservit ou qui enferme : elle accompagne l’affranchissement, et si le tétragramme désigne quelque chose, c’est cette origine commune, absolument transcendante à notre expérience, du soulèvement qui rend libre et de la loi qui rend juste.
Alors, comment s’organise-t-elle, cette loi qui énonce dix préceptes, dix indications, dix paroles – dix commandements ? Les quatre premiers concernent le rapport à ce que nous appelons Dieu. Ils prescrivent : tu n’auras pas d’autre Dieu ; tu ne feras pas de statue ; tu n’invoqueras pas mon nom pour tromper ; et souviens-toi du sabbat[6]. On remarque que ces commandements s’adressent à quelqu’un désigné par le pronom Tu. On aurait pu attendre un pluriel, vous, puisque l’adresse est faite à « tout le peuple ». Mais non. C’est bien à chaque personne que l’injonction est donnée. Surtout, ce qui frappe, c’est l’interdiction de tailler des images. On voit là parfois une marque de rivalité, entre ce Dieu et les autres. Et en effet, en commentant le second commandement, la prescription indique « moi, ton Seigneur, je suis un Dieu à la passion jalouse.[7] ». Mais s’il s’agissait seulement de jalousie, celui qui parle aurait dû interdire de faire des images des autres entités divines. Et il aurait pu, comme tous les monarques jaloux, demander au contraire qu’on multiplie les figures le représentant, lui, au détriment des rivaux : plus grand, plus à son avantage, plus glorieux. Mais non : il interdit toutes les images taillées, même de lui. Peut-être : d’abord, surtout de lui. Il va même plus loin : il interdit toutes les images, de quoi que ce soit, humains, animaux, poissons, oiseaux[8]. De ce commandement, le philosophe Emmanuel Kant a écrit que c’est le plus sublime. Et aussi celui qui provoque, pensait-il, cet extraordinaire enthousiasme qu’on observe chez les musulmans ou les juifs, qui lui obéissent de façon stricte[9]. Parce qu’en fait l’enthousiasme (le fait d’avoir Dieu en soi, qui soulève et emporte) ne s’exalte pas surtout, plus que tout, comme on le croit trop souvent, à la vue des images ; tout au contraire, il s’enflamme devant l’absence d’image, le vide d’image, le creux. C’est pourquoi, à mon avis, le nom hébraïque de ce que nous appelons Dieu est imprononçable. Car le nom peut aussi être une image, une idole. En disant Dieu avec trop de facilité, comme si le nom représentait bien ce dont il parle, nous sommes un peu idolâtres.
Les six autres commandements concernent les rapports avec les humains[10]. Tous, sauf un, sont formulés de façon négative. Il s’agit de ce qu’il ne faut pas faire – même l’observation du sabbat est principalement définie par le fait de ne pas travailler. Seul l’honneur dû au père – et à la mère – est formulé positivement.
Cela fait beaucoup, tous ces commandements. Beaucoup d’indications à suivre, à observer. C’est difficile. On s’y perd. Il ne faut pas représenter : même les poissons ? Mêmes les fleurs ? Il ne faut pas tuer : même en légitime défense ? Même en cas de guerre, quand on ne fait qu’obéir ? Ne pas tuer : mais qui ? Seulement les humains ? Ou les bêtes également ? Tout cela fait un casse-tête sans fin.
Aussi un pharisien, un docteur de la loi, s’adresse-t-il à Jésus, et lui pose-t-il cette question : quel est le grand commandement de la loi ?[11] C’est-à-dire : quel est le plus important, celui dont tous les autres découlent ? Celui auquel on doit s’accrocher, lorsque les certitudes vacillent, quand la compréhension s’obscurcit, c’est-à-dire si souvent ? Selon le récit, ce pharisien est de mauvaise foi, il cherche surtout à tendre à Jésus un piège. Peut-être. Mais la portée de sa question dépasse sa mauvaise foi. On la comprend, cette demande, même s’il est bien difficile d’y apporter une réponse. On se l’adresse aussi. Elle fait penser à la question enfantine, que me posait ma fille, petite, et par quoi j’étais si désarçonné : quelle est ta couleur préférée ? Violet, orange… Jésus, lui, ne se démonte pas. Il répond, non par un seul commandement, mais par deux. Beaucoup de choses vont par deux dans la Bible : deux mythes du commencement[12], deux récits de la création de l’homme, et de la femme[13]. Deux fois l’énoncé des dix commandements, des dix paroles[14] – avec de toutes petites variations. Deux Testaments. Et même quatre évangiles. Ici, Jésus répond deux fois.
La première réponse est : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ton intelligence. Jésus ajoute : C’est là le grand commandement, le premier. Cette réponse appelle un peu de réflexion. D’abord, vous l’avez évidemment remarqué, ce commandement là, tel que Jésus le formule, dont il dit qu’il est le premier, ne figure pas dans les dix paroles. À aucun moment, dans ces dix règles, il n’est dit ce que Jésus ici déclare rappeler. N’avoir pas d’autres dieux, ne pas faire d’images, ne pas invoquer le nom pour tromper, Jésus ne dit, ne cite rien de tel. Deuxième observation. Jésus rassemble les quatre préceptes en un seul, il les traduit, et surtout il ajoute un mot qui ne figure pas dans l’original : il dit que ce que les Grecs ont traduit par theos, Dieu, ou kyrios, Seigneur – mais Jésus ne parlait pas grec, nous ne savons pas ses mots exacts, quels noms il aura utilisés – cela, il s’agit de l’aimer. Jésus ajoute l’amour. Et pas qu’un peu : aimer de tout son cœur, de toute son âme et de toute son intelligence. Jésus transfère des commandements d’exclusive, de non-figuration, de non-dénomination trompeuse, dans un commandement d’amour.
Troisième observation : qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, aimer Dieu ? La formule nous est devenue familière. Mais si nous nous replaçons dans son apparition, au moment où Jésus la propose, la fait surgir, l’invente, est-on sûr de comprendre, ou même d’entrevoir, ce qu’elle signifie ? Pas moi. Que s’agit-il d’aimer, au juste ? Je sais, ou j’entrevois, ce que désigne le fait d’aimer quelqu’un : avoir du goût pour son corps, son visage, son regard – et donc son âme. Aimer, c’est toujours aussi aimer un corps, non ? Ou à travers un corps, dans un corps ? Mais Dieu ? L’aimer, c’est aimer quoi ? Comment ? Surtout si l’on tente de tenir à distance toutes les figurations, les images plus ou moins bien taillées, les masques, les personae, les emblèmes : les idoles ?
Alors Jésus formule un second commandement, qu’on ne lui a pas demandé. Le pharisien n’en voulait qu’un. Pourquoi ? Pourquoi répliquer une seconde fois à cette question qui n’appelait, explicitement, qu’une réponse ? Mon hypothèse ne repose sur aucun savoir particulier. Ce n’est qu’une impression de lecture. Mais après tout ces textes sont là pour ça aussi : les lectures savantes sont utiles, nécessaires, précieuses, mais ces écrits sont faits aussi pour être reçus par tous, du simple point de vue de la bonne foi. De bonne foi, je ne puis me retenir de penser que si Jésus fournit cette seconde réponse, c’est parce que la première, au fond, n’est pas claire. Qu’on ne sait pas bien ce qu’elle veut dire. Et que donc, une nouvelle fois, Jésus traduit. Entre les deux indications, figure en effet cette formule célèbre, et vertigineuse : Et voici le deuxième (commandement) qui lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même[15]. Qui lui est semblable : je ne peux m’empêcher de lire que ce deuxième commandement est comme le premier, qu’il dit la même chose en d’autres mots. Et que donc, si tu ne sais pas bien comment faire pour aimer Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée, eh bien, aime ton prochain – c’est pareil. En quelques mots, Jésus produit une opération d’une force extrême. Il dit qu’aimer son prochain, c’est équivalent à aimer Dieu. Je pense, irrémédiablement, au théologien allemand Dietrich Bonhoeffer, qui, peu avant d’être torturé à mort par les nazis sur ordre personnel de Hitler, à peine quelques semaines avant la chute – de sorte qu’on imagine Hitler bombardé dans son bunker, traqué, sur le point de se suicider, et qui s’occupe de faire torturer à mort un théologien avec quelques uns de ses camarades, coupables d’avoir voulu en finir avec lui, acte donc pour Hitler de vengeance pure, sans avenir, sans horizon, devant les portes de la mort – Bonhoeffer avait écrit, dans sa dernière lettre connue et retrouvée :
« Notre relation à Dieu n’est pas une relation “religieuse” à l’être (Wesen) le plus haut, le plus puissant, le meilleur que nous puissions imaginer – cela n’est pas une authentique transcendance – mais notre relation à Dieu est une vie nouvelle dans “l’être-là-pour-les-autres”.[16] »
Opération qu’accomplit Jésus dans ces quelques mots : greffer, encore, l’amour au cœur des commandements – car, là non plus, il ne figurait pas dans les célèbres dix paroles clamées par Dieu sur la montagne : honorer, oui, ne pas tuer, ne pas voler, de pas convoiter, oui, mais aimer, non, ce n’est pas indiqué. C’est indiqué ailleurs dans le premier Testament que nous qualifions comme ancien[17], mais dans les dix règles, non, ça n’y est pas. Il substitue encore des indications positives aux commandements négatifs des dix préceptes ; et, au passage, il demande de s’aimer soi-même, commandement qu’il n’invente pas, mais réinjecte, ce que Bernanos rappellera par inversion dans les derniers mots qu’un Curé de campagne écrit dans son Journal : la grâce des grâces serait de s’aimer soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants du Christ[18]. Aime toi, toi-même, comme tu aimes ton prochain ; tu es un prochain, toi aussi.
Quelqu’un d’autre va franchir encore un pas sur cette route. C’est l’auteur des épîtres de Jean. Qui est-ce ? Une édition savante nous apprend qu’il y a beaucoup de parenté entre ces trois lettres et le quatrième évangile[19]. La référence à l’évangile dit de Jean semble donc assurée. Mais qui est l’auteur de cet évangile ? La même édition indique :
« L’opinion reçue dans l’église, depuis le second siècle au moins est exprimée par Irénée (130-202 environ) en ces termes : “Jean, le disciple du Seigneur, celui qui reposait sur son sein (Jn 13, 25 ; 21, 20) publia son évangile à Ephèse après que les autres évangiles eurent été écrits.” En fait, l’apôtre Jean n’est jamais nommé dans cet évangile. Le texte renvoie à la figure du disciple que Jésus aimait (Jn 19, 25 sq ; 20, 2 ; 21, 7 ; 21, 24). »[20]
Que nous donne à entendre celui que cette filiation présente comme « le disciple que Jésus aimait », au point qu’il « reposait sur son sein » ? Au moins trois choses distinctes, qui sont comme trois paliers, trois marches. Je ne les reprends pas dans l’ordre, mais selon un processus d’élévation qui me semble net.
D’une part : « Personne n’a jamais vu Dieu. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous.[21] » Le rapprochement des formules est très fort. Personne n’a jamais vu Dieu. Et donc, si les mots ont un sens : ni même Moïse – ni même Jésus. Nous ne le connaissons pas. Nous ne savons pas ce qu’il est, comment il est. Et, dans cette absence radicale de savoir et de présentation, nous avons un extraordinaire recours. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous. Il y a une forte différence entre le fait de le voir, qui nous est interdit, et le fait qu’il demeure en nous – comme dans l’enthousiasme. Voir Dieu, ce serait le poser face à soi, comme un objet de connaissance ou de reconnaissance. Ceci est absolument exclu. Mais qu’il demeure en nous, c’est le sentir vivre au plus profond de notre intériorité, de notre dedans, dans ce fond de notre fond que la tradition appelle le cœur. Cela nous est accessible. Par un moyen très bien défini : que nous nous aimions les uns les autres. Ce n’est pas dans un supposé rapport à Dieu que nous sommes en rapport avec Dieu. Ce rapport nous est donné comme rapport entre nous. Cela, que nous appelons Dieu, est en nous, exclusivement dans la mesure où l’amour est entre nous.
Deuxième palier. « Celui qui n’aime pas n’a jamais connu Dieu.[22] » C’est la même chose, mais avec une précision très nette. Il s’agit de celui qui n’aime pas, à qui l’accès à Dieu reste interdit. Celui qui n’aime pas : non pas, qui n’aime pas Dieu, mais qui n’aime pas, tout simplement.
Et puis, troisième palier : « Dieu est amour[23] ». Il n’est pas question ici de l’amour que nous porterions à Dieu – comme si Dieu était un être parmi d’autres, un être parmi les êtres, que nous devrions aimer spécifiquement. Il ne s’agit pas non plus de l’amour que Dieu nous porte, dont cette même épître parle longuement, aussi. Ce qui est désigné ici est l’amour que Dieu est. Voici la première définition de Dieu qui nous soit donnée : Dieu est cela, l’amour. Dieu n’est rien d’autre. Où est l’amour, il y a cela que nous appelons Dieu. Croyez-vous que je force le texte ? Ce n’est pas sûr. Car la lettre répète, de peur que nous n’ayons pas entendu : Dieu est amour. Et elle poursuit : « Celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.[24] »
Le lien entre ce que nous appelons Dieu et l’acte d’aimer est présent depuis longtemps dans des textes bibliques, depuis le Lévitique[25]. Mais cette phrase, qui nous semble si familière – un peu banale, galvaudée, affadie – Dieu est amour, apparaît ici pour la première fois. Elle ne figure pas dans l’Ancien Testament. Mais pas plus dans le Nouveau dans la bouche de Jésus. C’est ici qu’elle surgit, dans la première épître de Jean, c’est-à-dire presque à la toute fin de ce que le canon a constitué comme Nouveau Testament, à l’extrême fin de ce que les chrétiens reconnaissent comme La Bible. Tout au bout du parcours biblique, de milliers de pages et de presque mille ans. Comme s’il avait fallu tout l’énorme travail exprimé par la Bible, ces dizaines de livres, ces centaines d’années et ces milliers de pages, pour arriver à cette définition. Entend-on assez l’audace de cette extraordinaire formule, de cette briseuse de fétiches ? Ce n’est pas certain. Dieu est impossible à connaître, à voir comme objet. Dieu échappe, son nom même est trompeur, on ne sait pas de quoi on parle quand on parle de cela que nous appelons Dieu, en ne craignant pas assez de manier l’idole linguistique qu’est trop souvent ce nom, si nous le prenons comme une image taillée dans la langue. Eh bien, presque à son terme, le gigantesque processus biblique nous dit ceci : vous ne savez pas ce que désignent ces quatre lettres ? Vous faites bien. Vous avez grandement raison de ne pas savoir. Mais ce que vous pouvez porter en vous, au fond du fond de vous, c’est qu’au moment où vous éprouvez ce transport interne qui vous enlève et vous projette au-delà de vous, et que nous appelons du nom un peu trop tiède d’amour, cela que vous cherchez avec ces quatre lettres bouge, vous bouge, au tréfonds de votre cœur.
Amen
[1] Tel qu’il figure dans le recueil Nos cœurs te chantent, collé après la couverture sur les exemplaires du Foyer de l’Âme.
[3] Façonnage, fétiche, figure, fiction.
[5] Ibid.
[9] E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 29, par ex. Folio-essais, p. 220.
[13] Gn 1, 26-31 et Gn 2, 4-25.
[14] Ex 20, 2-17 et Dt 5, 6-21.
[16] D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettres et notes de captivité, nouvelle éd., trad. B. Lauret avec la coll. de H. Mottu, Labor et Fides 2006, p. 452. Je souligne.
[17] Cf. ci-dessous note 25.
[18] G. Bernanos, Journal d’un curé de campagne (1936), Pocket 1984, p. 311.
[19] « La parenté de style, de termes et de thèmes avec le quatrième évangile est si frappante qu’on suppose volontiers une origine commune. À tout le moins, on admettra que les trois épîtres émanent d’une “école johannique” où fructifiait le message de l’apôtre. » Nouvelle Bible Segond (NBS), édition d’étude, 2015, p. 1651.
[20] NBS, p. 1389.
[23] Ibid.