Prédication du 15 janvier 2023
de Dominique Hernandez
Nicodème naïf d’esprit
Lecture : Jean 3, 1-9
Lecture biblique
Jean 3, 1-9
1 Or il y avait parmi les pharisiens un chef des Juifs du nom de Nicodème ;
2 celui-ci vint le trouver de nuit et lui dit : Rabbi, nous savons que tu es un maître venu de la part de Dieu ; car personne ne peut produire les signes que, toi, tu produis, si Dieu n’est avec lui.
3 Jésus lui répondit : Amen, amen, je te le dis, si quelqu’un ne naît pas de nouveau, il ne peut voir le règne de Dieu.
4 Nicodème lui demanda : Comment un homme peut-il naître, quand il est vieux ? Peut-il entrer une seconde fois dans le ventre de sa mère pour naître ?
5 Jésus lui répondit : Amen, amen, je te le dis, si quelqu’un ne naît pas d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu.
6 Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit.
7 Ne t’étonne pas que je t’aie dit : Il faut que vous naissiez de nouveau — d’en haut.
8 Le vent souffle où il veut ; tu l’entends, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi de quiconque est né de l’Esprit.
9 Nicodème reprit : Comment cela peut-il advenir ?
Prédication
La figure de Nicodème dans l’évangile de Jean a donné lieu à bien des interprétations dont certaines sont assez sévères et même hostiles vis-à-vis du pharisien. Jean Calvin est même allé jusqu’à faire de son nom une virulente critique : les nicodémites désignant des protestants se convertissant, en apparence seulement mais pas du cœur, aux usages catholiques par peur des persécutions. Il n’est pas certain que Nicodème mérite autant de mépris et d’ailleurs Jean Calvin a fini par revenir sur son utilisation du nom du pharisien, reconnaissant que Nicodème finit par prendre publiquement parti pour Jésus en ensevelissant son corps de manière royale.
Méfiance et reproche prennent principalement appui sur deux éléments du récit : d’une part sur la mention de la nuit comme temps de la rencontre entre Nicodème et Jésus, et d’autre part sur le malentendu développé dans le dialogue où Nicodème interroge à partir du sens littéral de l’expression de Jésus : naître de nouveau ou d’en haut puisque le mot grec de l’évangile comporte les deux sens.
Mais prendre ainsi Nicodème de haut – il se cache, il ne comprend pas – est bien trop réducteur et inapproprié pour cette figure que l’évangéliste prend assez au sérieux pour lui faire traverser tout son récit.
Alors reprenons ces deux critiques.
D’abord, Nicodème vient de nuit. Si ce n’est pas pour se camoufler dans l’ombre et tenir sa démarche secrète, que peut signifier la mention de la nuit ? D’abord quelque chose que même les enfants savent bien : quand on est seul, on est encore plus seul la nuit. Cependant cette solitude, quand elle n’est pas une épreuve, représente entre autres la situation du chercheur. Nicodème est un chercheur, un chercheur en matière de foi et de spiritualité. Cette quête comporte toujours une part de solitude parce qu’elle touche à l’intime, à l’intériorité, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’un savoir. Le savoir lui est partagé, il est commun (sauf pour celui ou celle qui en fera un pouvoir ou un ferment d’orgueil). D’ailleurs Nicodème commence en disant : Nous savons. Ils sont plusieurs à s’être concertés pour comprendre que ce que fait Jésus montre qu’il vient de la part de Dieu. Mais Nicodème vient seul et de nuit, absolument seul, parce que ce savoir ne lui suffit pas, plus précisément parce que son savoir n’est pas clos en seulement un savoir. Il y a autre chose qui le touche, qui le pousse, qui le concerne lui, plus profondément que le savoir.
N’est-ce pas ce qui se produit lorsque nous voyons ou entendons ou sentons que dans ce que nous voyons entendons ou sentons, il y a quelque chose qui vient d’au-delà de ce que nous avons vu, entendu ou senti ? un au-delà auquel, sans peut-être savoir exactement pourquoi, nous aspirons dans l’intuition profonde que cela a à voir avec une vérité, un sens qui touchent à l’ultime. Tout cela avec un seul mot, quand nous pouvons dire qu’il y a là quelque chose qui vient de Dieu. Il ne s’agit pas que d’un savoir, le savoir ne suffit pas à clore la pensée. Il y a plus : l’existence y est engagée.
Nicodème, avec d’autres, a vu que Jésus n’est pas seulement quelqu’un qui parle bien, quelqu’un qui a du talent, il sait, avec d’autres, que Jésus est un maître qui vient de la part de Dieu. Mais il ne se satisfait pas de le savoir parce que dans ce savoir, il est question de l’Esprit de Dieu qui anime ce maître nommé Jésus, et l’Esprit, en grec pneuma, c’est aussi bien le vent que le souffle. Alors certainement Nicodème ressent-il le besoin, la nécessité de respirer plus au large que dans le seul savoir. Il vient de nuit, chercher comment ce désir personnel, intérieur, peut être reconnu, accueilli, orienté. Il vient, absolument seul. C’est impossible de respirer à la place de quelqu’un d’autre, le souffle est une fonction et une aspiration absolument intime.
Et c’est bien dans le registre de l’existence singulière que Jésus lui parle : si quelqu’un ne naît pas de nouveau ou d’en haut, il ne peut voir le règne de Dieu. Si quelqu’un ne naît pas d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu.
Une existence singulière renouvelée et reliée à plus que l’être humain déjà né.
Est-il exact que Nicodème ne comprend rien ? Qu’il est un nigaud ou un niais, équivalence peu flatteuse longtemps associée à son nom ? Qu’il est naïf, qualification moins méprisante mais encore légèrement condescendante ? Pourtant la naïveté n’est pas de la stupidité, et les questions de Nicodème témoignent de son intérêt : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Comment cela peut-il advenir ? Nicodème est intrigué, sa quête en est encouragée.
Il y a autre chose que le fait d’être né, une autre naissance, une naissance portée au carré, afin qu’il advienne une autre manière d’être celui ou celle que l’on est. C’est-à-dire que tout ce qui tient à la naissance, à la famille, au pays, à la culture, à l’histoire, aux capacités et aux réalisations personnelles, tout ce qui constitue une identité est débordé ou transporté, ou transpercé et ne représente plus l’ancrage essentiel de l’être. L’origine et le sens ne dépendent plus des déterminations, contingences et constructions humaine et la reconnaissance fondamentale de la personne leur échappe également. Origine, sens et reconnaissance sont portées par ce Souffle, ce vent, cet Esprit qui est énergie divine. Et c’est une bonne nouvelle !
La radicalité de l’Évangile, qui touche à la racine de la personne, tel que Jean le formule dans ce récit est capable de bouleverser, de déstabiliser même un chef des pharisiens, un savant, une autorité religieuse, un maître en Israël lui dit Jésus dans la suite de la rencontre. Quand la compréhension de soi-même est ainsi remise en question, il n’est pas étonnant que les premières questions posées soient naïves puisque naïf est de la même famille que le verbe naître, en passant par le sens de natif de tel ou tel lieu. Et voici qu’il s’agit de naître à nouveau, d’en haut, de devenir natif de l’Esprit et plus seulement de ses parents, de son histoire. Ne plus s’accrocher à son identité mondaine, ne plus la tenir comme le cœur du cœur de la personne, l’idée même provoque des réactions d’incrédulité ou d’hostilité et il se peut que celles et ceux qui le croient soient qualifiés de rêveurs ou de naïfs avec condescendance ou mépris. Et pourtant les témoignages des évangiles mettent l’accent sur l’animation par l’Esprit de Dieu de Jésus de Nazareth et deux chapitres de l’évangile de Jean suffisent à montrer comment Jésus ne fait pas de publicité, ne cherche pas le succès, ne demande rien, ne cherche pas à tirer profit du statut qu’on lui reconnaît. N’est-il pas naïf lui aussi ?
Il vient et il repart, comme à Cana où seuls sa mère, l’intendant du repas et les disciples savent que c’est lui qui a changé l’eau en vin pour la noce.
Jésus vient, il passe, un peu comme ce vent dont il fait une métaphore de l’Esprit que nul ne peut s’approprier et qui ne connaît pas de frontières. Dieu anime et inspire hors de tout cadre, de toute règle, de toute norme, de toute forme prédéfinie ou obligée. Le bruissement de l’Esprit ne se fait pas sentir seulement dans les Églises, mais ailleurs également, avec la même générosité et les mêmes conséquences d’existences vivifiée, relevées, réveillées, suscitées à nouveau. Peut-être bien que le croire paraîtra bien naïf aux religieux accrochés à des dogmes, des doctrines, des rites bien définis. L’Esprit est largement offert et n’est-ce pas une bonne nouvelle ? Nous avons autre chose à faire qu’à surveiller et garder des bornes, puisque le Souffle les dépasse et que cela est source d’allégresse ! Nous avons à ouvrir les yeux et les oreilles pour reconnaître les signes du passage de l’Esprit, les inspirations, les résurrections, les semences de vie, les quêtes comme celle de Nicodème.
Jésus insiste sur cette naissance et le reste vient après. L’important c’est de naître à nouveau, d’en haut, dans le passage du Souffle, par grâce seule. L’important est cette qualité d’être qui ne peut être contrôlée ni en soi ni en l’autre, et en être heureux, cette qualité d’être qui ne rentre dans aucune grille d’évaluation globale et s’en trouver libéré. L’éthique vient, oui, mais après, fruit de la transformation qui est elle-même une dynamique qui se poursuit dans le temps, fruit d’une pensée renouvelée et qui attend de l’être encore. Cela semble bien trop simple et bien naïf pour celles et ceux qui insistent sur l’engagement, l’action ou sur les critères de vérification pour mesurer la force de souffle/vent. Comme si cette naissance d’en haut ou de nouveau produisait des êtres inertes et indifférents et ne mettait pas au monde des vivants en conscience, en relations, en compassion, en quête de justice. Comme si un seul commandement, aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés, et un seul exemple, celui de Jésus lavant les pieds de ses disciples, ne suffisait pas à orienter une existence qui en soit vraiment une, existence, décentrée du souci de soi, disponible à autrui.
Nicodème se tenait du côté du connaître, Jésus l’emmène du côté du naître ; c’est ce qu’il fait dans toutes ses rencontres au long de l’évangile de Jean, puisque lui-même ne se soucie pas de lui mais d’autrui, manifestant sa gloire, comme à Cana dans un don quasiment anonyme, presque clandestin, dans un don d’abondance et de gratuité. Le Dieu de la part de qui Jésus le Christ vient, ne recherche pas des hommages, il n’attend pas de gloire au sens commun du terme. Le vent ne souffle pas pour lui-même. L’Esprit, le Christ, la Parole représentent des communications qui n’ont qu’une visée : le don de la vie éternelle, la transformation de la personne.
Nous sommes appelés à devenir, au-delà des circonstances, des nécessités, des caractéristiques, nous sommes appelés à vivre au-delà de ce qui est, et entrer dans le règne de Dieu, plus précisément nous sommes appelés à ce que le règne de Dieu advienne en chacun. Ou pour le dire autrement, nous sommes appelés pour être inscrits dans le monde selon l’amour qui est don et pardon. L’auteur de la première épitre de Jean va jusqu’à écrire que quiconque aime est né de Dieu. L’amour suffit et passe même avant la confession de foi dans la nouvelle naissance de nouveau, d’en haut, de Dieu. Le Dieu de Jésus-Christ n’est pas absorbant, il est délivrant. C’est bien naïf pour celles et ceux qui s’en tiennent au modèle marchand mondain où tout doit être payé d’une manière ou d’une autre, même le divin.
Cette naïveté n’est-elle pas pourtant éminemment désirable, non seulement dans la relation de foi mais dans les autres relations humaines ?
Et même s’il arrive des jours où le Souffle semble ne pas passer parce qu’il y a trop de murs, de paravent, d’écrans, parce que les paroles sont instrumentalisées, les peurs manipulées, les identités refermées, il surgira encore, autrement, ailleurs, plus tard, encore inattendu et surprenant. Il aura travaillé en profondeur. Est-ce naïf de l’espérer ? C’est ce que diront celles et ceux qui veulent que rien ne change ou qui sont persuadés que rien ne change. Pourtant la dynamique du devenir ne vise pas l’installation dans un état, mais bien la disposition à respirer dans le Souffle au fil des circonstances.
Nicodème n’est pas de ceux qui s’installent dans la sécurité de ce qu’ils connaissent ou de ce qui est bien établi. Chercheur, avec une aspiration têtue et des questions naïves, il trace son chemin à l’ombre du récit, au-delà du plein et des limites du savoir et des traditions. Cette quête, dans sa double dimension strictement personnelle et de dialogue avec d’autres est aussi sa réponse à l’appel de Dieu et sa manière d’accueillir le don qui lui est offert. Ce qui fait de Nicodème une figure possible d’homme, d’être humain.
Nous pouvons suivre cette figure, également chercheurs de ce qui vient de Dieu, aspirant à la vie, natifs d’eau et d’Esprit, l’eau de la vie, le souffle de la vie, posant des questions naïves, faisant des remarques naïves, parce qu’être naïf c’est aussi ne pas se croire supérieur ni meilleur. Il y a du courage dans la naïveté qui interroge aussi bien le divin appel, la vocation que les évidences et les lieux communs et il y a aussi en elle une des chances de véritables rencontres où la parole de l’autre est attendue, souhaitée, reconnue. Même un naïf d’Esprit ou une naïve d’Esprit, comme Nicodème, peut apporter au monde une présence, une qualité d’être qui le rendra un peu plus vivable.