Prédication du 24 juillet 2022
Les figures de femmes dans la Bible
de Dominique Hernandez
Marie de Magdala, la femme libérée
Lectures : Luc 8, 1-3 ; Jean 20, 1-2 et 11-18
Lectures bibliques
Luc 8, 1-3
1 Par la suite, il se mit à cheminer de ville en ville et de village en village ; il proclamait et annonçait la bonne nouvelle du règne de Dieu. Les Douze étaient avec lui,
2 ainsi que quelques femmes qui avaient été guéries d’esprits mauvais et de maladies :
Marie, celle qu’on appelle la Magdalène, de qui étaient sortis sept démons,
3 Jeanne, femme de Chouza, intendant d’Hérode, Susanne, et beaucoup d’autres, qui utilisaient leurs biens pour les servir.
Jean 20, 1-2 et 11-18
1 Le premier jour de la semaine, Marie la Magdaléenne vient au tombeau dès le matin, alors qu’il fait encore sombre, et elle voit que la pierre a été enlevée du tombeau.
2 Elle court trouver Simon Pierre et l’autre disciple, l’ami de Jésus, et elle leur dit :
On a enlevé le Seigneur du tombeau, et nous ne savons pas où on l’a mis !
11 Cependant Marie se tenait dehors, près du tombeau, et elle pleurait. Tout en pleurant, elle se baissa pour regarder dans le tombeau.
12 Elle voit alors deux anges vêtus de blanc, assis là où gisait précédemment le corps de Jésus, l’un à la tête et l’autre aux pieds.
13 Ils lui dirent : Femme, pourquoi pleures-tu ?
Elle leur répondit : Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis.
14 Après avoir dit cela, elle se retourna ; elle voit Jésus, debout ;
mais elle ne savait pas que c’était Jésus.
15 Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?
Pensant que c’était le jardinier, elle lui dit : Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et moi, j’irai le prendre.
16 Jésus lui dit : Marie !
Elle se retourna et lui dit en hébreu : Rabbouni ! — c’est-à-dire : Maître !
17 Jésus lui dit : Ne me retiens pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va vers mes frères et dis-leur que je monte vers celui qui est mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu.
18 Marie-Madeleine vient annoncer aux disciples qu’elle a vu le Seigneur et qu’il lui a dit cela.
Prédication
Il y a Marie de Magdala et Marie-Madeleine. La Magdaléenne et la Madeleine, et ce ne sont pas les mêmes.
La première, la Magdaléenne, se rencontre dans les textes bibliques, dans les quatre évangiles. Aucun ne l’ignore, elle est citée par tous comme étant présente lors de la crucifixion, avec d’autres femmes, parfois à distance ou tout au pied de la croix comme dans l’évangile de Jean. De même, les quatre évangélistes la présentent venue au tombeau le matin de Pâques, en compagnie d’autres femmes ou seule dans l’évangile de Jean. Et le récit que nous avons lu ce matin fait d’elle le premier témoin du ressuscité, avant les disciples, alors que Pierre et le disciple que Jésus aimait, pourtant eux aussi venus au tombeau, ne l’ont pas vu.
L’évangéliste Luc la cite, au premier tiers de l’évangile, comme faisant partie des femmes qui soutenaient l’action de Jésus par leur moyens financiers : il fallait bien des ressources pour faire vivre cette troupe de disciples qui suivaient leur maître sur les routes de Judée et de Galilée.
Marie-Madeleine, elle, est une figure féminine construite bien après la rédaction des évangiles, petit à petit, et aussi avec quelques décisions autoritaires comme celle d’Augustin d’Hippone qui confondit en une seule femme Marie de Béthanie, sœur de Lazare, celle qui oint de parfum la tête de Jésus dans l’évangile de Jean et la femme qui, dans l’évangile de Luc, fait irruption lors du repas chez Simon. Ensuite, Grégoire le Grand, au VI°s, affirme qu’il s’agit de Marie de Magdala, s’appuyant sur la notation lucanienne des sept démons, puisque bien sûr, ces sept démons sont forcément les démons de vices dont la pécheresse du récit de Luc porte aussi le fardeau aux yeux de beaucoup, même après avoir été pardonnée… Donc, Marie de Magdala plus Marie de Béthanie plus la femme pécheresse, la fusion des trois donne naissance à Marie-Madeleine, celle qui depuis 20 siècles demeure éternellement pénitente, même en extase… Il faut ajouter, un ajout tardif, une quatrième femme à la figure de Marie-Madeleine : Marie l’Égyptienne, dont La légende dorée de Jacques de Voragine raconte, au XIII°s, la repentance de prostituée à ermite au désert, seule pendant 47 ans, errant, nue, seulement recouverte de sa longue chevelure. C’est Marie-Madeleine qui, après avoir traversé la Méditerranée avec Lazare et quelques autres, aborde à Marseille et termine sa vie retirée dans une grotte, en prière, nourrie par les anges.
Et c’est elle que poètes, écrivains et peintres illustrent à travers les siècles, figure composée qui finit par accueillir tous les pénitents, les repentants, pour le meilleur ou pour le pire, de la compassion pour les prostituées à l’enfermement des filles considérées ou soupçonnées d’être de mauvaise mœurs lorsque l’Église oublie que Marie-Madeleine, obstinément, à travers et malgré toutes les légendes, porte le parfum de la grâce.
C’est vers les écrits gnostiques qu’il faut se tourner pour une autre tradition concernant Marie de Magdala, initiée par Jésus aux mystères divins, comme alter ego du Sauveur. Cette tradition, relue et réinterprétée au XX°s et encore aujourd’hui en dehors des codes gnostiques, dessinera en livres et en films la figure de l’amante ou de l’épouse de Jésus de Nazareth.
Marie de Magdala, recomposée en Marie-Madeleine est une figure de femme multiple et multipliée au fil des siècles, reflétant des projections, des aspirations, et suscitant aussi des contestations par exemple pour les mouvements féministes chrétiens.
Alors revenons aux textes bibliques, à Marie de Magdala dans les évangiles de Luc et de Jean.
Les sept démons dont Marie était possédée ne l’inscrivent pas particulièrement dans la catégorie des pécheresses. Les démons ne sont pas des vices, n’en déplaise à Grégoire le Grand ! Les personnes possédées par un esprit impur sont avant tout des personnes souffrantes dont Jésus de Nazareth se préoccupe pour les restaurer, pour les délivrer. Ces récits sont assez nombreux dans les évangiles synoptiques. Jésus chasse les démons, c’est une des manifestations de la Bonne Nouvelle. Jésus a rendu Marie de Magdala à elle-même. Cette femme indépendante, puisqu’elle n’est pas nommée en relation à un homme, père ou époux, mais à une ville, a été selon Luc envahie, occupée par sept démons. C’est beaucoup, mais moins que le démon Légion dans le récit de la délivrance du possédé de Gérasa… C’est-à-dire que, soumise à une oppression, elle a été dans l’impossibilité de vivre sa propre existence de personne singulière et responsable. Certains voient toujours dans les démons, les esprits impurs des entités extérieures à l’être humain, mais dans une grammaire du monde dépourvue d’esprits impurs, l’expression renvoie à toute forme d’addictions, de dépendances dans lesquelles les humains se réfugient ou se font prendre par inconscience, par refus ou peur de vivre leur existence, quand il n’y a pas d’espérance. Qu’il y ait eu sept démons en Marie de Magdala signale combien l’emprise était puissante. La femme indépendante était une femme possédée. Et Jésus-Christ l’en a délivré, il a libéré Marie. Selon Luc, c’est à partir cette libération que Marie a commencé une nouvelle existence, elle-même, la sienne, unique, en décidant de suivre Jésus et de le soutenir. Chaque récit biblique de personne délivrée d’une possession témoigne de la possibilité et du don d’une vie réanimée dans sa réalité d’existence singulière et dans sa vérité d’existence précieuse. C’est une femme libérée que Marie de Magdala dans l’évangile de Luc, qui ne la mentionnera plus dans le second volet de son œuvre, le livre des Actes des apôtres.
Nous ne savons pas si Jean a eu connaissance de ce récit lucanien au sujet de Marie. Mais il s’accorde avec Marc, Luc et Matthieu pour faire de Marie un témoin, et même en ce qui le concerne, le témoin unique de la première manifestation du Ressuscité.
De ce récit de Pâques, je voudrai relever un aspect particulier ce matin, au sujet de Marie.
Tout commence avec une défaite, une défaite de plus en plus grande, que le récit s’emploie à inscrire en plusieurs épisodes successifs. Marie est défaite.
Jésus est mort, il a été enseveli. Elle le sait, elle l’a vu, elle qui l’aimait et l’aime encore comme on continue à aimer ceux qui sont morts. L’amour singularise Marie ; l’amour qui est élan de vie ne peut être qu’élan d’une personne particulière, de même que l’amour est éprouvé pour une personne particulière. On n’aime pas en bloc, en masse, on n’aime pas indistinctement, vaguement. L’amour distingue, toujours. D’ailleurs Jésus le bon berger appelle ses brebis chacune par leur nom et ses brebis connaissent sa voix, ce qui est inscrit au-dessus de la chaire et de l’orgue du Foyer de l’Âme : une voix particulière, unique, irremplaçable.
Marie est défaite parce que cette voix qui la tenait, la mobilisait, la concentrait, la portait au-delà d’elle-même s’est tue. Il ne reste qu’un tombeau et des souvenirs. Le deuil, la mort commence par défaire. Marie cherche au tombeau à renouer les souvenirs et le présent et c’est bien ainsi dans le deuil : les nœuds entre le passé et le présent du deuil permettent aussi d’avancer, d’aller plus loin.
Seulement la pierre a été enlevée, le tombeau est ouvert. La défaite de Marie s’accentue. Devant le tombeau vide, il n’est pas possible de renouer, de s’accrocher, de se tenir dans ce temps particulier, mis à part, où l’on oscille entre la pesanteur de la mort et l’appel de la vie. Jésus et mort et son corps a disparu, un corps qui est un cadavre, mais dont l’absence redouble la perte. Et voici Marie envahie, occupée, focalisée sur une seule pensée : où est-il, où l’a-t-on mis ?
C’est ce qu’elle dit aux deux disciples, Pierre et le disciple que Jésus aimait, celui qui n’a pas de nom, celui qui n’est pas Jean, celui qui aime aussi Jésus comme il est aimé, comme Marie aime Jésus et Jésus aimait Marie également, il n’aimait pas qu’un seul disciple parmi les Douze et parmi celles et ceux qui le suivaient et le soutenaient.
Où est le corps de Jésus ? Les deux disciples ne disent rien à Marie de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont compris et pas compris. Ils la laissent là, devant le tombeau vide sans considération pour ses larmes, puisqu’elle pleure, larmes de défaite, de tout ce qui se défait en elle qui aimait, qui aime encore, qui était aimée,
et qui l’aime encore ?
Au fur et à mesure que Marie se défait, la question prend de plus en plus de place, si bien que la vue de deux anges dans le tombeau assis aux emplacements de la tête et des pieds de Jésus ne fait même pas réagir Marie. Pour elle, il ne peut y avoir qu’une seule chose entre les anges et elle, c’est la réponse à sa question, ce qu’elle ne sait pas, et elle ne sait pas où on a mis le corps de Jésus. Que ce soit des anges qui lui parlent la laisse indifférente. Ce pourrait aussi bien être un berger, un autre disciple, ou l’empereur de Rome. Marie ne voit rien d’autre que l’absence du corps de Jésus. Elle n’entend rien qui puisse arrêter ce qui tourne dans sa tête, dans son esprit, dans son cœur, dans son corps, ce qui coule avec ses larmes sans la soulager : Où est le corps ?
Ce n’est pas de l’obstination. La mort de Jésus, la nécessité de trouver le corps du mort ne laisse aucun espace à Marie. Il n’y a pas de récit d’exorcisme dans l’évangile de Jean. La seule fois qu’il est fait mention d’un démon, c’est lorsque ses adversaires accusent Jésus d’avoir un démon parce que ce que Jésus dit les choque et les met en crise.
Mais ce que raconte Jean dans ce récit, c’est la possession de Marie, c’est Marie sous l’emprise de la mort, Marie fascinée par un corps mort absent.
L’exemple de cette femme s’adresse à tous les vivants, tous ceux qui sont enfermés dans l’emprise de la mort et tous ceux qui sont menacés de l’être. Et il ne s’agit pas seulement des situations de deuil, mais de tout ce qui fait de nous, humains, des vivants sous la mort, dans toutes les formes que prend la mort pour s’emparer des vivants.
Marie ne voit pas que ce sont des anges qui sont assis dans le tombeau et qui lui parlent. L’emprise de la mort, des puissances pour la mort, des tentations pour la mort réduisent et vont jusqu’à annuler la capacité à percevoir et à reconnaître l’altérité, l’autre. Elle replie l’être et le confine dans l’étroitesse d’une pensée, d’une idée, d’un objectif où l’on croit trouver le salut. Où est le corps ? s’angoisse Marie incapable de reconnaître même l’altérité des anges, insensible à leur présence, rabattant tout sur une seule obsession.
Quelle que soit la forme que prend l’emprise de la mort : la guerre, la course aux mérites, aux profits, aux intérêts privés,
quel que soit le prétexte dont elle se sert : la terre, le clan, les traditions, la religion et même la peur de la mort, cette emprise conduit à négliger autrui, elle rend sourd et aveugle à la vie et aux vivants et transforme la vie en survie.
Dans le jardin du tombeau, Marie est défaite contre la mort. A celui qu’elle croit être le jardinier, elle demande toujours, et insiste : dis-moi où tu l’as mis, j’irai le prendre. Il arrive que l’emprise de la mort transforme le deuil en une prison qui enferme les vivants. Et en bien d’autre circonstances, elle les rétrécit en toute petite portion d’eux-mêmes et leur fait oublier l’énergie de la vie en eux et que personne n’est jamais réductible à la nécessité ni aux circonstances.
Le pouvoir de la mort fait croire qu’elle est indépassable, qu’elle aura et a déjà le dernier mot, que c’est elle qui gagne à chaque fois et qu’on ne peut qu’essayer de souffrir le moins possible, de s’en sortir le mieux possible. Il peut même faire croire qu’il est possible de la domestiquer mais ce n’est qu’une manière parmi d’autre de le servir encore. Le pouvoir de la mort vise à la résignation des vivants, à l’accommodement, aux stratégies de composition qui poussent à sacrifier des vivants, migrants mineurs et adultes, enfants et femmes, soldats et civils,
Cela n’est pas vivre, ce n’est pas être vivant de la vie que Dieu veut pour nous.
Marie dit le Christ vivant. Sa voix à lui, son nom à elle. Il l’appelle par son nom et elle reconnaît sa voix. Peut-être pas le son, mais ce qui de la voix du Christ touche à l’âme et que chacun de nous peut entendre. Marie, seulement Marie, mais cela suffit pour lui rendre conscience d’elle-même, pour la rétablir dans son être. Son nom prononcé est le don de la reconnaissance : elle est reconnue, nommée, unique, précieuse, aimée. Alors Marie est restaurée, consolée, réintégrée, réunifiée. Elle est libérée de ce qui l’avait envahie, elle retrouve un avenir dès l’instant de son retour à elle-même. Dans cette liberté redonnée, retrouvée, Marie peut écouter et accepter la distance et même la séparation ; Marie peut aller, être envoyée porter une parole bénéfique, une parole de vie aux disciples.
D’où vient ce qui nous délie ? Ce qui nous restaure, nous console, nous réintègre en nous-mêmes, nous réunifie ? Cela vient toujours de Pâques, d’un matin, d’un commencement, un jardin sous la rosée ; cela vient d’un amour capable d’irriguer toutes nos amours et de toujours susciter à nouveau notre existence ; cela vient d’une parole fiable déposée à nouveau dans l’intime du cœur ; cela vient de la puissance de Dieu qui survient pour que l’être humain devienne encore et toujours humain.
Libération, appel, vocation, envoi, conversion, résurrection, salut : autant de facettes scintillantes de la même grâce qui a saisi la Magdaléenne, qui nous est donnée aujourd’hui et à toujours.