Prédication du 14 mai 2023

de Dominique Hernandez

Le service des tables

Lecture : Actes 6, 1-7

Lecture biblique

Actes 6, 1-7

1 En ces jours-là, comme les disciples se multipliaient, les gens de langue grecque se mirent à maugréer contre les gens de langue hébraïque, parce que leurs veuves étaient négligées dans le service quotidien. 
2 Les Douze convoquèrent alors la multitude des disciples et dirent : Il ne convient pas que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables. 
3 Choisissez plutôt parmi vous, frères, sept hommes de qui l’on rende un bon témoignage, remplis d’Esprit et de sagesse, et nous les chargerons de cela. 
4 Quant à nous, nous nous consacrerons assidûment à la prière et au service de la Parole. 
5 Ce discours plut à toute la multitude. Ils choisirent Etienne, homme plein de foi et d’Esprit saint, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas et Nicolas, prosélyte d’Antioche. 
6 Ils les présentèrent aux apôtres, qui, après avoir prié, leur imposèrent les mains.

7 La parole de Dieu se répandait, le nombre des disciples se multipliait rapidement à Jérusalem, et une grande foule de prêtres obéissait à la foi.

Prédication

Il n’y a pas d’Église parfaite, ni d’assemblée parfaite. Le croire relève d’un pur fantasme qu’il est impératif et urgent de dissoudre lorsqu’il se glisse dans l’image qu’une Église a d’elle-même ou dans l’esprit d’un de ses membres.
Luc a passé quatre chapitres, les quatre premiers du livre des Actes à décrire une première Église à Jérusalem on ne peut plus harmonieuse : des disciples tous ensemble, unanimes, d’un commun accord, assidus à la prière, à l’enseignement des apôtres, à la communion fraternelle, au partage du pain, des disciples mettant tout en commun, vendant leurs biens pour en partager le produit entre tous selon les besoins de chacun… une Église idéale !
Une telle description peut nourrir la nostalgie d’un âge d’or perdu dans le passage du temps l’éloignement du commencement, l’altération inévitable provoquée par les erreurs et manquements. Nostalgie d’un modèle merveilleux vers lequel il s’agirait de tendre à nouveau, dans d’autres conditions, certes, mais enfin, entre disciples, hommes et femmes de foi, on devrait…
Mais Luc ne fantasme pas, pas plus qu’il ne trace le portrait de l’Église idéale afin d’en faire un objectif pour les Églises des temps d’après.
Dès le chapitre 5, l’assemblée harmonieuse est le lieu d’une dissonance majeure : c’est le terrible récit d’Ananias et Saphira, le couple qui ayant vendu un bien dissimule une partie du prix de vente pour remettre aux apôtres ce qu’ils ont décidé de donner, en faisant croire que c’est la totalité du prix. Ananias et Saphira font semblant, ils font « comme si » ils se tenaient en communion avec tous, mais c’est un mensonge, un mensonge qui leur coûte la vie : ils tombent raides morts à la révélation de leur tromperie. Le poison du mensonge, du faire semblant, du faire comme si, s’infiltre même dans l’Église, et il s’agit d’en être conscient, de ne pas le nier, de ne pas faire semblant ou comme si cela ne pouvait pas arriver., comme si l’Église était immunisée.

Et au chapitre 6, voici un autre récit qui révèle un autre danger.
Les veuves des hellénistes sont négligées, oubliées lors du service quotidien. Ce service, c’est littéralement la diaconie, l’entraide, la solidarité, la manière dont l’Église prend en charge celles et ceux qui sont les plus démunis. Nous ne savons pas très bien comment l’Église à Jérusalem assurait la diaconie. En tous cas, elle ne l’a pas inventée car dans le judaïsme, il existait déjà une solidarité très bien organisée sous forme de distributions journalières et hebdomadaires de repas et de paniers de provisions.
La diaconie dans le livre des Actes prend également la forme de la collecte organisée par l’Église d’Antioche pour soutenir l’Église de Jérusalem où sévit la famine.
L’apôtre Paul mentionne dans les deux épitres aux Corinthiens et dans l’épitre aux Romains la collecte à laquelle participent les Églises d’Asie et de Macédoine en faveur de Jérusalem. Paul nomme cette collecte « le service des saints ».

Mais à Jérusalem, les veuves des hellénistes sont oubliées. La communion fraternelle est trouée.
C’est la première fois que Luc mentionne la diversité de l’Église : deux groupes, au moins, de disciples qui n’ont pas la même langue, les uns parlant l’hébreu et les autres venus également du judaïsme, mais parlant le grec.
Est-ce pour cette raison que les veuves des hellénistes sont négligées ? Littéralement elles ne sont pas regardées, pas vues, le regard passe à côté. Elles ne sont pas considérées : l’attention, le soin, le souci ne sont pas portés sur elles. C’est une violence qui leur est faite, une violence par négligence, par abandon.
Mais est-ce délibéré ? Les veuves des hellénistes sont-elles délaissées parce qu’elles parlent grec et que ceux qui parlent hébreu favorisent les veuves parlant la même langue qu’eux ? Il s’agirait alors d’une discrimination sur le motif de la langue, c’est-à-dire de l’origine : ceux qui sont de Jérusalem, de Judée et de Galilée, et ceux qui viennent d’autres contrées, ailleurs dans l’empire romain.
Rien dans le texte de Luc ne permet de l’affirmer. Il se peut très bien que l’invisibilisation des veuves des hellénistes soit dû à un phénomène très courant : dans un ensemble, la minorité est moins bien prise en compte que la majorité. La majorité de l’Église de Jérusalem parlant hébreu, les besoins de la minorité parlant grec lui sont moins sensibles. Lorsqu’il n’y a pas une extrême vigilance, la diversité s’affaisse en inégalité et en injustice. Nous savons aussi comment les plus pauvres, les plus fragiles rappellent à tous le risque de la précarité, la possibilité du dénuement et que ce rappel est assez insupportable pour que le regard passe à côté, ne les voient plus. Dans l’Église de Jérusalem, les veuves des hellénistes sont les plus démunies de la minorité. Ce sont elles qui sont repoussées hors du champ des regards.
Même en Église, avertit Luc, l’égalité et la justice ne sont pas acquises une fois pour toute. Elles sont toujours à rechercher, à retrouver. Lorsqu’elles manquent, c’est le témoignage de l’Église qui en est affecté. L’oubli des veuves des hellénistes menace la dynamique de l’Église signalée au premier verset car la solidarité spirituelle et pratique, indissociables l’une de l’autre, est altérée.

Les hommes hellénistes se mettent à maugréer, ils grognent. Ce n’est pas une protestation à haut cris, mais cela suffit pour que les apôtres prennent conscience de la situation et du danger qu’elle représente pour l’Église. Un conflit est apparu entre les deux groupes, hébreux et hellénistes, même pas un conflit théologique, un conflit de la diversité devenue disharmonieuse lorsqu’une partie de l’ensemble n’est plus considérée.
Cette situation d’inégalité et d’injustice, comme toute situation d’inégalité et d’injustice, peut être transformée. Rien n’est perdu, il n’y a pas de fatalité.
Le processus qui est mis en œuvre pour résoudre le conflit pour veiller sur la solidarité et sur la communion est très instructif. L’assemblée est réunie, les apôtres proposent une démarche qui recueille l’approbation générale et à laquelle tous sont associés par le discernement commun de sept hommes qui sont chargés du service des tables.
Se réunir, se parler, s’écouter, participer. Il est question, là, de se rassembler et de coopérer, afin que la réalité soit transformée.
Les hébreux, les hellénistes, les veuves des uns et des autres, la multitude écrit Luc, ensemble pour chercher et discerner, parce que jamais un être humain ne se réduit à un estomac à remplir et que l’Église est ce lieu où chacun est appelé à se tenir en sujet responsable et participant.
La dynamique décrite par Luc n’humilie personne, ni les veuves oubliées, ni ceux qui les ont oubliées, ni ceux qui ont protesté. C’est une dynamique de confiance qui s’origine dans l’Esprit saint donné depuis la fête de Pentecôte ; c’est une dynamique de confiance entre les apôtres, l’assemblée et les sept hommes choisis pour le service des tables, nourrie par la foi.
Il aurait pu y avoir une rupture, au lieu de cela, c’est une nouvelle vigilance pour la solidarité qui est mise en place. Cela n’empêchera pas d’autres tensions, plus tard, à d’autres sujets.
Il n’y pas d’Église idéale, parfaite, pas d’Église à l’abri, préservée du mensonge et de l’absence de considération qui provoque l’injustice et l’humiliation qui causent grognements, amertume, ressentiment.
La reconnaissance de la dignité de chacun, chacune et tous ne va pas de soi, elle n’est pas tenue dans le temps sans une vigilance particulière. Il s’agit bien de reconnaître la dignité d’autrui, de la constater indépendamment des circonstances et de la situation personnelle, et pas de la lui accorder. Car la dignité d’autrui ne lui vient pas d’un jugement porté sur lui ou elle depuis un point de vue d’humain, elle lui est donnée par le regard positif et espérant que Dieu pose sur elle. Personne ne peut en décider, personne ne peut la supprimer. Il n’est pas question de bons sentiments, ni d’aumône, ni de charité dans le sens dépréciatif que le terme a pris. Il s’agit de considérer : le contraire de regarder à côté, de considération : être attentif et à l’écoute. La dignité et la considération d’autrui questionnent toute domination des uns sur les autres, toute hiérarchie, et toute habitude dans lesquelles un groupe peut s’installer. Il s’agit d’écouter et d’honorer ce que Jésus dit à ses disciples dans l’évangile de Matthieu : Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice.
L’assemblée de Jérusalem s’organise pour veiller, pour bien-veiller, pour garder vive et cultiver la conscience de la considération due à autrui.

Aux douze apôtres le service de la Parole, aux sept hommes choisis par l’assemblée le service des tables. Mais ce ne sera pas si tranché. Si les apôtres continuent à se consacrer à l’enseignement, à la prédication de l’Évangile et à la prière, des sept hommes du service des tables, les deux qui seront ensuite mis en scène dans le livre des Actes, Étienne et Philippe, le seront dans le service de la Parole, pas du tout dans une activité d’entraide envers les veuves. Étienne, qui sera arrêté, répondra aux accusations par un discours plein d’Esprit et de foi, un discours semblable à ceux de Pierre, avant d’être lapidé. Quant à Philippe, il expliquera les Écritures à l’eunuque éthiopien avant de le baptiser.
Le service de la Parole et le service des tables ne s’excluent pas, bien au contraire. Le service de la Parole déborde dans le service des tables, et le service des tables comporte aussi celui de la Parole. Une stricte répartition ne rendrait pas compte de l’extrême et profonde articulation entre la dimension spirituelle et la dimension sociale de la solidarité. Il n’y a pas de domaine réservé. Le récit de Luc n’apporte pas de réponse toute faite à la question de la pauvreté, mais il indique quelques points essentiels, quelques points de vigilance pour qu’une Église puisse y faire face, selon l’Évangile.

Cependant, l’horizon du livre des Actes n’est pas l’Église, l’horizon de l’Église n’est pas elle-même. L’horizon est indiqué tout au début du livre, lorsque le Ressuscité s’adressant à ses disciples leur dit : Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et en Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. (Ac 1,8)
L’horizon, c’est toute la terre, jusqu’à ses extrémités. C’est toute l’humanité, jusqu’à ses extrémités. Pas seulement les croyants, les chrétiens, ceux qui sont rassemblés à Jérusalem, ou à Paris ou ailleurs. L’horizon dépasse les Églises.
D’ailleurs, sept hommes sont choisis. Si le nombre des apôtres, douze, fait référence aux douze tribus d’Israël, le chiffre sept renvoie à une plénitude et c’est celle de l’humanité, au-delà du peuple d’Israël. Au premier récit de multiplication des pains dans l’évangile de Marc, qui se passe en Galilée, il reste douze paniers de pains et de poissons après que tous aient mangé. Dans le second récit, situé dans la Décapole en terre païenne, non juive, les disciples remportent sept paniers. Les extrémités de la terre sont pointées par ce chiffre sept.
La diaconie, l’entraide n’est pas réservée aux membres de l’Église ; elle fait partie intégrante de l’engagement de l’Église dans le monde et pour les humains. Un engagement qui ne se résigne jamais à l’injustice, un engagement qui est celui de l’ensemble, un engagement à considérer chaque être humain, un engagement qui surmonte, traverse les étiquettes et les définitions qui enferment. Un engagement pour faire œuvre de solidarité inconditionnelle. Jusqu’au extrémités de la terre, de l’humanité. A Jérusalem, l’Église toute neuve fait l’expérience des extrémités de l’humanité : non pas des peuples lointains, mais les veuves des hellénistes qui ne sont pas regardées, pas considérées.
Les extrémités de l’humanité ne sont pas forcément de l’autre côté des océans, elles sont aussi proches, dans ces visages qui ne sont plus regardés, dans ces mains qui ne sont plus serrées, dans ces grognements des vivants que l’évitement dont ils sont l’objet n’empêche pas de vouloir vivre. L’Église est à leur service, une diaconie qui n’humilie pas, mais qui considère chacun, chacune. Cette manière de faire, qui est manière d’être, est prophétique dans ce monde qui efface les visages, les voix, les noms, car elle est signe du Royaume, signe d’espérance, signe d’encouragement, bénédiction.