Prédication du 3 avril 2022
du Père Antoine Guggenheim
Lecture : 1 Thessaloniciens 5
Lecture biblique
1 Thessaloniciens 5
1 Vous n’avez pas besoin, frères et sœurs, qu’on vous écrive au sujet des temps et des moments où tout cela arrivera.
2 Car vous savez très bien vous-mêmes que le jour du Seigneur viendra de façon aussi imprévisible qu’un voleur pendant la nuit.
3 Quand les gens diront : « Tout est en paix, en sécurité », c’est alors que, tout à coup, la ruine s’abattra sur eux, comme les douleurs de l’accouchement surprennent une femme enceinte. Personne n’y échappera !
4 Mais vous, frères et sœurs, vous n’êtes pas en pleine obscurité pour que ce jour vous surprenne comme un voleur.
5 Vous tous, en effet, vous êtes des personnes qui vivent dans la lumière, qui vivent en plein jour. Nous ne vivons ni dans la nuit ni dans l’obscurité.
6 Ainsi, ne dormons pas comme les autres ; mais restons éveillés et sobres.
7 Les dormeurs, c’est la nuit qu’ils dorment, et les buveurs, c’est la nuit qu’ils s’enivrent.
8 Mais nous, qui appartenons au jour, nous devons être sobres. Prenons la foi et l’amour comme cuirasse, et l’espérance du salut comme casque.
9 En effet, Dieu n’a pas voulu que nous subissions sa colère, mais que nous possédions le salut par notre Seigneur Jésus Christ.
10 Le Christ est mort pour nous, afin de nous faire vivre ensemble avec lui, que nous soyons vivants ou morts.
11 Ainsi, encouragez-vous et fortifiez-vous dans la foi les uns les autres, comme vous le faites déjà.
12 Frères et sœurs, nous vous demandons de respecter ceux qui travaillent parmi vous, ceux qui, par ordre du Seigneur, vous dirigent et vous avertissent.
13 Manifestez-leur beaucoup d’estime et d’amour, à cause de la peine qu’ils se donnent. Vivez en paix entre vous.
14 Nous vous le recommandons, frères et sœurs, avertissez ceux qui n’assument pas leurs responsabilités, redonnez du courage à ceux qui sont abattus, venez en aide aux faibles, soyez patients envers tous.
15 Prenez garde que personne ne rende le mal pour le mal, mais cherchez en tout temps à faire le bien entre vous et envers tout le monde.
16 Soyez toujours joyeux,
17 priez sans cesse,
18 soyez reconnaissants en toute circonstance. Voilà ce que Dieu demande de vous, dans votre vie avec Jésus Christ.
19 Ne faites pas obstacle à l’action de l’Esprit saint ;
20 ne méprisez pas les messages reçus de la part de Dieu.
21 Mais examinez toutes choses : retenez ce qui est bon,
22 et gardez-vous de toute forme de mal.
23 Que Dieu, la source de la paix, fasse que vous soyez totalement à lui ; qu’il garde votre être entier, l’esprit, l’âme et le corps, irréprochable pour le jour où viendra notre Seigneur Jésus Christ.
24 Celui qui vous appelle est fidèle, c’est lui qui accomplira cela !
25 Frères et sœurs, priez aussi pour nous.
26 Saluez-vous les uns les autres avec affection, comme des frères et sœurs.
27 Je vous en supplie, au nom du Seigneur : lisez cette lettre à tous les frères et sœurs.
28 Que la grâce de notre Seigneur Jésus Christ soit avec vous !
Prédication
Paul conclut le plus ancien écrit du Nouveau Testament qui nous soit parvenu par un quadruple appel à la vigilance (1-11), à la communion (12-15), à la reconnaissance (16-22) et à la paix (23-26). Cet appel s’adresse presque directement à nous par-dessus la tête des premiers destinataires de cette Lettre. J’y entends une réponse possible aux questions que nous nous posons dans les circonstances présentes. L’affaiblissement de la foi dans notre société et nos Eglises, la guerre, qui rend visible la brutalité de la volonté de puissance, la haine de l’autre, attisée par une campagne électorale difficile… Tout cela obscurcit notre horizon d’autant plus que nous savons que d’autres tempêtes, auxquelles l’actualité brûlante nous rend moins attentifs, creusent les vagues de notre trimard collectif et personnel… Qui nous montrera une étoile ?
Celle que Paul nous propose est la Dernière heure, celle de la Parousie, de l’avènement du Christ en son Jour. Veut-il nous faire sortir de l’Histoire ? Non. Le propos de Paul n’est pas « mystique », encore moins fondamentaliste. Ce n’est pas non plus d’un opium du peuple qu’il s’agit. Pour Paul, la lumière que la Dernière heure projette vers nous est celle qui éclaire déjà le quotidien. C’est à la mission des chrétiens dans l’histoire, à notre vie dans la condition humaine qu’il s’intéresse. Pour le faire comprendre, il recourt, comme d’autres auteurs du Nouveau Testament à une parabole pour parler de la « Venue du Seigneur » : celle de la veille et du voleur.
« Pour ce qui est des temps et des moments de la venue du Seigneur, vous n’avez pas besoin, frères, que je vous en parle dans ma lettre. Vous savez très bien que le jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit. » (1 Th 5, 1-2)
« Vous savez très bien… », dit Paul,… que vous ne savez pas. Que le Seigneur va-t-il nous voler ? Une fausse tranquillité ? Pour vivre en disciple, il faut toujours l’attendre. Comme les Bédouins qui guettent l’hôte qui passe à l’entrée de sa tente pour lui offrir l’hospitalité, les chrétiens sont des Hommes du seuil. Point de repos pour eux dans la possession de ce qu’ils croient avoir déjà reçu.
La parabole du voleur et celle de la veille sont présentes, séparément ou ensemble, dans de nombreux textes apostoliques[1]2 P 3, 10. Elles semblent remonter à un leitmotiv de Jésus lui-même. Il s’agit d’un enseignement paradoxal mais semble-t-il essentiel puisqu’il s’agit de transmettre une… ignorance. Non une ignorance factuelle – comme quand on ignore quelque chose qu’on pourrait ou devrait chercher à connaître auprès d’un maître ou par l’expérience – mais une ignorance existentielle, une limite essentielle à accueillir pour avoir part à la vie de disciple. La parabole de la veille enseigne aux disciples de Jésus l’art de vivre dans l’ignorance invincible, insurmontable des temps et des moments de la venue du Seigneur. Ignorance ne veut pas dire oubli, encore moins hypocrisie. Il ne s’agit pas de mentir à soi-même et aux autres pour masquer une déception puisque le Seigneur ne revient pas. Il ne s’agit pas non plus de s’installer dans la gestion humaine des biens que le Seigneur nous a laissés, comme le peuple au pied du Sinaï transforme les trésors d’Egypte en veau d’or. L’art de vivre dans l’ignorance fait participer les disciples à l’art de vivre du Seigneur lui-même pendant son ministère. Il n’a de sens qu’en regard de la mission des disciples de témoigner du Christ. Celui qui ne veille plus n’est plus disciple.
Paul conjoint ici les paraboles de la veille et du voleur qui vient de nuit pour réveiller des cœurs assoupis dans ce qu’ils croient posséder et qu’ils ont peut-être oublié. Réveiller une écoute fatiguée ou une conscience faussée par un récit en forme d’énigme est la mission même des paraboles. Quand l’intelligence refuse de comprendre et la volonté de se laisser interroger, quand la conscience s’est obscurcie, la parabole prend l’auditeur à revers pour lui délivrer un message qu’il ne voulait plus entendre. Pour rouvrir l’oreille récalcitrante, la parabole fait de l’auditeur le juge de l’absurdité de sa position, de sa prétention. Elle introduit le doute là où régnait la certitude.
L’énigme de la venue du Christ est l’une des plus profondes de l’Evangile et de la foi chrétienne. Il est venu, il viendra : mais où est-il ? Quel est ce cache-cache ? Dieu joue-t-il à chat perché ? A la balle au prisonnier ? A colin-maillard ? Non, bien sûr. A quoi bon s’incarner, aller vers les exclus, mourir en croix, ressusciter pour disparaître ? L’Evangile nous introduit bien, ici et maintenant, dans le Royaume. Mais alors, comme le dit la Lettre de Jacques : « où en est la promesse de son avènement ? En effet, depuis que les pères se sont endormis dans la mort, tout reste pareil depuis le début de la création.[2]2 P 3, 4 » Et les Apôtres dans les Actes : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » Jésus leur répondit : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité. Mais vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. [3]Ac 1, 6-8» Je vous envoie vers les nations. Quel est ce « temps des nations » ? Un délai ? Un retard ? Un temps en plus ? Un temps de patience ? Et comment vivre ce temps ? Toutes ces questions ont leur écho dans les évangiles et les écrits apostoliques. Citons à nouveau la Lettre de Jacques, qui n’est pas une « épître de paille », mais un écrit d’un disciple de Paul : « Frères, en attendant la venue du Seigneur, prenez patience. Voyez le cultivateur : il attend les fruits précieux de la terre avec patience, jusqu’à ce qu’il ait fait la récolte précoce et la récolte tardive. Prenez patience, vous aussi, et tenez ferme car la venue du Seigneur est proche. »[4]Jc 5, 7-8
Deux récoltes : la première précoce et la deuxième tardive (les amateurs de vin apprécieront), la patience, la proximité de la venue du Seigneur… Le temps d’un mûrissement, de l’attente et de la fermeté n’est pas un autre temps que celui de la moisson ; c’est la moisson qui vient. Le chemin, c’est la fin en route. La veille est le temps de la Venue. Le temps est la porte ouverte à la Parousie et à l’éternité. Le temps de l’Eglise, c’est le temps du Seigneur. Comme dans le ministère du Seigneur lui-même, « à chaque jour suffit sa peine » et sa grâce venue du Père. C’est le sens de cette durée, de cette veille au jour le jour que les récits des évangélistes offrent aux lecteurs du Nouveau Testament. La durée du ministère de Jésus est tout entière mûrissement, patience, car elle est tout entière passage. Le Jésus de l’Evangile ne cesse de marcher, de passer, d’aller et venir. Le temps de l’attente de la venue du Seigneur ressemble au temps de sa vie, au temps d’une vie.
La nuit est le temps du salut et du danger. Nous ne pouvons accueillir l’un et l’autre sans veiller. La nuit est le temps de l’obscurité, de l’inconnaissance, de la veille – dans le double sens du terme, puisque la journée commence au soir – sur la frontière et dans l’attente du Jour qui vient. Ambiguïté du salut et du danger, dans le temps de la crise, du risque et de l’opportunité, de la crainte et de l’espérance, de la justice et de la miséricorde. Paul compare ce temps de crise aux douleurs de l’accouchement : « Quand les gens diront : ‘Quelle paix ! Quelle tranquillité !’, c’est alors que, tout à coup, la catastrophe s’abattra sur eux, comme les douleurs sur la femme enceinte : ils ne pourront pas y échapper. »
La nuit de la Paque et du passage de l’ange est le temps du danger et de la libération par excellence. C’est pourquoi elle est une nuit de veille « pour le Seigneur ». Dans le targum sur l’Exode (12, 42), la tradition juive compte quatre nuits du salut[5]Poème des quatre nuits, Targum Neofiti sur Ex.12,42. https://catechese.catholique.fr/outils/conference-contribution/310494-poeme-quatre-nuits-pessah-paque/ :
« Ce fut une nuit de veille pour le Seigneur, quand il fit sortir d’Égypte les fils d’Israël ; ce doit être pour eux, de génération en génération, une nuit de veille en l’honneur du Seigneur. »
Or, quatre nuits sont inscrites dans le Livre des Mémoires.
La première nuit,
quand YHWH se manifesta sur le monde pour le créer.
Le monde était confusion et chaos
et la ténèbre était répandue sur la surface de l’abîme.
Et la Parole de YHWH était la Lumière et brillait.
Et il l’appela Première nuit.
La deuxième nuit,
quand YHWH se manifesta à Abraham âgé de cent ans
et à Sarah, sa femme, âgée de quatre-vingt-dix ans,
pour accomplir ce que dit l’Écriture :
« Est-ce qu’Abraham âgé de cent ans, va engendrer
et Sarah, sa femme, âgée de quatre-vingt-dix ans, enfanter ? »
Et Isaac avait trente-sept ans lorsqu’il fut offert sur l’autel.
Les cieux s’abaissèrent et descendirent
et Isaac en vit les perfections
et ses yeux s’obscurcirent à cause de leurs perfections.
Et il l’appela Seconde nuit.
La troisième nuit,
quand YHWH se manifesta aux Égyptiens, au milieu de la nuit :
sa main tuait les premiers-nés des Égyptiens
et sa droite protégeait les premiers-nés d’Israël,
pour que s’accomplît ce que dit l’Écriture :
« Mon fils premier-né, c’est Israël. »
Et il l’appela Troisième nuit.
La quatrième nuit,
quand le monde arrivera à sa fin pour être libéré ;
les jougs de fer seront brisés
et les générations perverses seront anéanties
et Moïse montera du milieu du désert
et le Roi Messie viendra d’en haut.
L’un marchera à la tête du troupeau
et l’autre marchera à la tête du troupeau
et sa Parole marchera entre les deux
et eux et moi marcherons ensemble.
C’est la nuit de la Pâque pour le nom de YHWH
nuit réservée et fixée pour la libération de tout Israël
au long de leurs générations. »
La venue du Seigneur, dont parle Paul, s’inscrit dans ces temps et ces moments du salut qui échappent à la connaissance humaine. Jean de la Croix en poète mystique identifie la foi à une connaissance dans la nuit :
Je la connais, la source,
elle coule, elle court,
mais c’est de nuit.
Dans la nuit obscure de cette vie,
je la connais la source, par la foi,
mais c’est de nuit.
Je sais qu’il ne peut y avoir de chose plus belle,
que ciel et terre viennent y boire,
mais c’est de nuit.
Je sais que c’est un abîme sans fond
et que nul ne peut la passer à gué,
mais c’est de nuit.
Cette source éternelle est cachée
en ce pain vivant pour nous donner la vie,
mais c’est de nuit.
De là, elle appelle toutes créatures
qui viennent boire de son eau, dans l’ombre,
car c’est de nuit.
Cette source vive de mon désir
en ce pain de vie je la vois,
mais c’est de nuit.[6]https://www.ndweb.org/wp-content/uploads/2014/09/Mais-cest-de-nuit-saint-Jean-de-la-Croix.pdf © Notre Dame du Web – Tous droits réservés – octobre 2014.
Le pain de vie à la saveur eucharistique, c’est la Parole de Dieu qui suscite la foi en éclairant la nuit de sa veille et de son désir. Le temps des mystiques, c’est la nuit de la Venue.
Veiller la nuit, si on y regarde de plus près, est une attitude anormale, quasi un oxymore. Le jour, normalement, nous sommes éveillés. La nuit, normalement, nous dormons. Mais non pas tous. Il y a ceux qui doivent veiller dans la nuit pour veiller sur ceux qui dorment, comme dans l’épisode de la rencontre de David et de Saül où Abner n’a pas veillé sur le sommeil du roi, et où David lui vole sa protection inutile et illusoire.
« David prit la lance et la gourde près de la tête de Saül et ils s’en allèrent. Personne ne se réveilla, personne ne vit ni ne sut quoi que ce soit ; tout le monde dormait, car le Seigneur avait fait tomber sur eux un profond sommeil. David passa de l’autre côté de la vallée et il se tint sur une hauteur, à bonne distance du camp de Saül. Il cria en direction de l’armée pour appeler Abner, fils de Ner : « Eh, Abner ! Réponds donc ! » – « Qui ose déranger ainsi le roi ? » demanda Abner. David reprit : « Abner, tu es un homme, n’est-ce pas ? Il n’y a pas de meilleur soldat que toi en Israël ! Alors pourquoi n’as-tu pas mieux protégé le roi, ton maître ? Quelqu’un est venu pour le tuer. Aussi vrai que le Seigneur est vivant, je te l’affirme : ce n’est pas beau de négliger ainsi ton devoir ! Vous mériteriez tous la mort pour n’avoir pas protégé votre maître, le roi choisi par le Seigneur avec l’huile d’onction ! Regarde donc au chevet du roi : où sont sa lance et sa gourde d’eau ?[7]1 Sam 26, 12-16 »
Comme le voleur évoqué par Paul, David vient de nuit pour surprendre sans se faire prendre. Le voleur s’empare des biens du roi et les fait siens quand Abner dort. Il désarme la haine du roi en révélant sa fragilité. Il éveille sa crainte en manifestant sa mansuétude. Le voleur sauve le roi et lui-même !
L’épisode de David éclaire notre question sur l’ambiguïté de la parabole de la veille et du voleur, car le dessein du voleur devient le moment du salut, et l’heure du danger, celle de la libération. Nous sommes Abner, Saül et David. Que nous veillions ou que nous dormions, le Seigneur accomplit son salut ! Une lecture analytique pourrait trouver ici un fondement de la science des rêves : ce que l’on vole à l’inconscient peut désarmer sa violence meurtrière.
De l’appel à la vigilance, Paul passe à celui à la communion, à la reconnaissance et à la paix. La communion entre chrétiens et le soutien mutuel qu’ils s’apportent, la reconnaissance de ce que nous devons à Dieu et de ce que nous sommes les uns pour les autres, la tâche de recevoir et de construire la paix sont les trois fruits de la vigilance. Les trois rayons de lumière qui émanent du Jour du Seigneur et servent de support à la permanence de la veille. Ils permettent aux Eglises de tenir fermement leur mission et ils donnent sens à leur existence. On n’a que faire d’Eglises sans communion, sans reconnaissance et sans paix. Ce n’est pas pour nous seulement que nous nous rencontrons. C’est le Christ qui nous appelle. Je voudrais dire un mot à cette lumière de ce qu’est l’œcuménisme pour moi dans ma vie de prêtre.
L’œcuménisme est un pas de côté, un décentrement, la reconnaissance d’une égale dignité. Une humilité personnelle et institutionnelle qui fait grandir le désir de connaître l’autre comme il se connaît. C’est le besoin d’être ensemble pour être mieux soi-même – sans prosélytisme ni syncrétisme. C’est reconnaître la pluralité comme un fait et une grâce. Pour cesser d’être œcuménique, autant cesser d’être chrétien. Philippe Pozzo di Borgo, à partir de son expérience du handicap, lie la construction de la fraternité à la perception de notre « bienheureuse interdépendance » :
« Avant, je pensais ne dépendre de personne, comme la plupart d’entre nous. Mais j’ai besoin de vous. Même le plus puissant parmi les individus a besoin de l’autre, à des degrés plus ou moins importants. Ce n’est pas seulement une question de survie, mais aussi et surtout d’efficacité. Plus encore il suffit d’évoquer sa fragilité à venir […]. Nous sommes tous dépendants les uns des autres, nous l’avons été totalement à la naissance, nous le serons sans doute à la fin de notre vie. […] Nous sommes tous dans cette heureuse interdépendance, tellement plus riche que de vouloir sécuriser sa dépendance par le biais de l’argent. L’école de la dépendance est à opposer au ring de la possession et de la compétition […], bienheureux de faire partie de cette humanité partagée. (p. 175-176 et 185)
Je crois aussi que le monde, qui a été pourtant habité par des milliards d’individus depuis le début, n’est jamais le même après le passage d’un seul d’entre nous. L’unique chose que je puisse sentir, bien qu’à la limite de la perception, c’est qu’à chaque naissance ou à chaque mort, le monde et la mémoire du monde s’inscrivent différemment par la simple existence d’un seul. Il garde la trace de tous. (p.197)
Conscient de la fragilité, de la finitude, du temps qui passe, de la souffrance, je ne peux qu’éprouver une sorte de grande fraternité. Il n’y a que la fraternité qui permette à ce monde de vivre. Dans cette solitude inouïe de notre humanité, s’il n’y a pas la fraternité, notre monde est une horreur absolue. (p.199) »[8]Philippe Pozzo di Borgo, Toi et Moi, j’y crois, Bayard, 2015, passim.
Prendre soin de la fraternité humaine, c’est orienter l’œcuménisme vers les tiers, assumer une responsabilité commune pour autrui.
« Si je suis seul avec l’autre, je lui dois tout ; mais il y a le tiers. Est-ce que je sais ce que mon prochain est par rapport au tiers ? Est-ce que je sais si le tiers est en intelligence avec lui ou sa victime ? Qui est mon prochain ? […] La relation interpersonnelle que j’établis avec autrui, je dois l’établir aussi avec les autres hommes.[9]Emmanuel Levinas, Ethique et infini, Entretiens avec Philippe Nemo, Poche, 1982, p. 84. »
Ces lignes d’Emmanuel Levinas éclairent le sens de l’œcuménisme. On peut appeler cela le paradigme d’Emmaüs, ou la visite de l’Etranger. Entre deux disciples, par exemple réformé et catholique, qui cheminent ensemble en faisant mémoire de leurs vies de foi, la juste proximité est donnée par leur disponibilité à accueillir la venue de Jésus. Ce peut être quand il nous explique les Ecritures et partage le pain, mais aussi dans toute action commune menée en son nom. L’œcuménisme ouvre à la visite de l’Hôte plus intime à nous que nous-mêmes. Il est un humanisme intérieur à la foi. Notre diversité est un fait, elle est aussi une grâce si nous nous maintenons dans l’attente du Christ. Il n’y a que l’oubli du Christ qui puisse faire de l’œcuménisme une superfluité !
Références
↑1 | 2 P 3, 10 |
---|---|
↑2 | 2 P 3, 4 |
↑3 | Ac 1, 6-8 |
↑4 | Jc 5, 7-8 |
↑5 | Poème des quatre nuits, Targum Neofiti sur Ex.12,42. https://catechese.catholique.fr/outils/conference-contribution/310494-poeme-quatre-nuits-pessah-paque/ |
↑6 | https://www.ndweb.org/wp-content/uploads/2014/09/Mais-cest-de-nuit-saint-Jean-de-la-Croix.pdf © Notre Dame du Web – Tous droits réservés – octobre 2014. |
↑7 | 1 Sam 26, 12-16 |
↑8 | Philippe Pozzo di Borgo, Toi et Moi, j’y crois, Bayard, 2015, passim. |
↑9 | Emmanuel Levinas, Ethique et infini, Entretiens avec Philippe Nemo, Poche, 1982, p. 84. |