Prédication du 10 mars 2024
de Dominique Hernandez
Le joug léger
Lecture : Matthieu 11, 28-30
Lecture biblique
Matthieu 11, 28-30
28 Venez à moi, vous tous qui peinez sous la charge ; moi, je vous donnerai le repos.
29 Prenez sur vous mon joug et laissez-vous instruire par moi, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos.
30 Car mon joug est bienfaisant, et ma charge légère.
Prédication
Ces paroles sont d’une simplicité qui touche au cœur, qui touche notre cœur, quelle que soit notre situation d’existence, quel que soit ce qui nous environne, ce qui nous occupe. Ces simples mots nous touchent là où se tient notre vérité profonde, que nous ignorons encore peut-être, mais elle est là, en nous, et frémit à ces paroles.
Cette simplicité est certainement une invitation, un engagement à plonger dans les mots, à comprendre de quoi parle Jésus à ses disciples.
Quelle est cette fatigue, cette charge qui fait ployer ?
Quel est ce joug bienfaisant, quelle est cette charge légère ?
Qu’est-ce que ce repos, repos de l’âme ?
Faudrait-il comprendre qu’à s’approcher du Christ il n’y aurait plus rien qui soit pesant, que nous serions libérés de toute charge, soulagés de toute peine ? Certainement pas ! Jésus ne fait jamais croire qu’il n’y a rien à porter. Parce qu’être humain, c’est aussi d’avoir à porter des charges.
Nous pensons d’abord aux malheurs : la maladie, les deuils, les échecs, les ruptures, les déceptions, les erreurs. De cela il ne nous met pas à l’abri, la foi ne protège pas des épreuves de l’existence.
Plus profondément, nous portons aussi en tant qu’être humain une responsabilité devant autrui qui requiert notre présence, dans le monde que nous marquons de notre empreinte d’humain, face aux attentes et aux projections diverses auxquelles personne n’échappe.
Nous portons aussi notre conscience qui n’est quand même toujours tranquille, non seulement parce que nous commettons des erreurs et des fautes. Notre conscience est troublée par ce que la Bible désigne comme le péché, ce manquement de cible qui nous fait passer à côté de notre propre être, à côté d’autrui, à côté de Dieu qui est proche. Mais aussi, notre conscience n’es pas tranquille parce que nous nous trouvons au fil de notre vie dans des situations nouvelles, imprévues, nécessitant un discernement au-delà de la réaction. Et là nous plus nous n’allons pas nous échapper pour garder notre conscience tranquille. Cette conscience doit être déployée, nourrie, élargie et c’est une tâche d’humain.
Également, nous portons le poids de nos limites : la mort qui met fin à notre temps personnel, la présence d’autrui dont à la fois nous avons besoin et dont la présence nous engage.
Certes, cette condition humaine qui comprend des charges à porter n’est pas facile, mais ce n’est pas de cela dont le Christ soulage. S’il n’y avait rien à porter, notre existence serait plus que légère, elle n’aurait aucune densité et nous en serions que buée, fumée dissipée au moindre mouvement.
Le Christ ne dit jamais que l’existence sera facile, il ne promet pas monts et merveilles, succès et richesses. Il ne propose pas de mirages mais il dévoile la réalité dans laquelle les disciples sont engagés à plonger. Car la foi conduit à voir la réalité avec les injustices, les discriminations, les violences, et à se poser des questions – beaucoup-, et à discerner les chemins de vie et si l’on se trompe, à repartir sur une autre voie. L’Évangile ne laisse pas tranquille ; il bouscule, il secoue, il renverse, il provoque, il convoque.
La foi ne protège pas, elle expose le croyant. Elle ne met pas à l’abri dans une bulle, elle crève les illusions. Elle ne mène pas un mouvement de repli mais une sortie, un exode. Elle n’est pas le pansement d’un au-delà espéré sur le présent mais elle débride les plaies d’aujourd’hui. Elle ne rend pas puissant mais elle révèle la complexité des êtres et des relations.
Ce qui fatigue, ce qui épuise, c’est lorsque ces fardeaux, ces poids qui sont ceux de l’être humains sont pris dans des systèmes de culpabilité, de comptes à rendre, de perfection à acquérir, de conditions à remplir. Ce qui épuise, ce sont ces systèmes,
- systèmes des religions qui révèrent un Dieu tout-puissant, surplombant et jugeant selon la loi de la rétribution,
- et également les systèmes qui ne sont pas religieux à proprement parler mais opèrent selon les mêmes modalités et les mêmes effets.
La lourde charge est celle de ces systèmes qui font croire qu’il s’agit de trouver en soi seul ce qui permettra de s’en sortir car il faut être suffisant ; mais quelle angoisse quand on sait bien qu’on ne l’est pas.
La lourde charge n’est pas celle de la condition humaine avec ses limites et des manques, ni celle des aléas et des épreuves. La lourde charge est celle qui fait considérer cela comme la mesure et finalité de l’existence ou de l’être. Une charge qui, selon ces systèmes, ne pourrait être soulevée qu’au prix d’efforts et de sacrifices, dans une quête incessante de perfection et/ou de soumission. Or aussi bien la perfection que la soumission sont des objectifs impitoyables qui ne peuvent qu’aboutir à la condamnation l’humain toujours incapable de devenir entièrement parfait ou entièrement soumis, simplement parce que l’une comme l’autre oblige à faire disparaître ce qui est humain en soi. Quel poids d’angoisse !
Contre le poids des systèmes religieux qui écrasent l’humain, Jésus le Christ propose son joug, un joug bienfaisant, une charge légère, qui n’épuise pas, qui n’écrase pas, au contraire.
L’image du joug est pourtant associée à l’esclavage en représentant dès le monde antique ce qui relie l’esclave à son maître, c’est-à-dire deux personnes en situation complètement inégale où l’une est opprimée par l’autre. C’est ce que décrit par exemple le prophète Ésaïe au chapitre 58 dans un appel de l’Éternel qui rend à l’humain sa dignité : Le jeûne que je préconise, n’est-ce pas plutôt ceci : détacher les chaînes de la méchanceté, dénouer les liens du joug, renvoyer libres ceux qu’on écrase et rompre tout joug ?
L’image est reprise et renversée dans le livre deutérocanonique du Siracide évoquant le joug de la Sagesse qui sera un ornement d’or, ses liens des rubans de pourpre. Comme un vêtement d’apparat tu la revêtiras, tu la ceindras comme un diadème de joie. (Si 6,31)
Le joug que Jésus-Christ propose est bienfaisant. Le mot grec choisi par Matthieu est chrestos, qui présente une forte proximité, à une lettre près, avec christos Christ. Le rapprochement des deux mots invite à entendre que le joug du Christ représente ce qui le relie à celui ou celle qui se place sous son joug, c’est-à-dire un joug comme une alliance et pas comme un esclavage. C’est pourquoi ce joug est léger : parce qu’il ne courbe pas au contraire, nous y sommes redressés, remis debout. C’est un joug qui libère, qui relève, qui restaure, qui encourage. Un joug de grâce, un joug qui est image de la grâce par lequel l’être humain est reconnu et accepté, la grâce inconditionnelle par laquelle le premier comme le dernier mot sur l’humain est le oui de Dieu.
Le repos de l’âme se trouve là : dans la suppression de l’obligation de se justifier d’exister, dans l’abolition de l’isolement où se retrouvait l’humain tenu d’être suffisant aux regards des critères de perfection ou de soumission. Le repos de l’âme se trouve dans l’accueil qui restaure, dans l’attention qui prend soin. Nous l’avons déjà entendu à travers les mots du prophète Esaïe lu comme expression de la volonté de Dieu :
Comme un berger, l’Éternel fera paître son troupeau,
de son bras il rassemblera des agneaux
et les portera sur son sein ;
il conduira les brebis qui allaitent. (Esaïe 40,11)
Le repos de l’âme tient, ainsi que l’écrit l’apôtre Paul aux Romains, à l’assurance que rien ne pourra jamais nous séparer de l’amour que Dieu nous a manifesté en Christ. (Rm 8,39)
La condition humaine et la réalité ne sont plus ce à quoi il faut échapper. Il s’agit au contraire d’y plonger et de s’en saisir, même dans ses aspects les plus sombres et non comme une condamnation mais comme le lieu même où la vie est donnée. Pas en quantité, mais en qualité, une vie nouvelle, vivante.
La paix, le bon, le salut ne nous attendent pas au bout de nos efforts pour nous dégager de ce qui nous fait humains, mais ils viennent à travers ce qui nous faits humains. La vérité de la vie humaine, qui était déployée dans sa plénitude en Jésus le Christ, est révélée pour nous, afin qu’elle grandisse en nous. Venez à moi, vous tous qui peinez sous la charge dit-il. La valeur, le poids véritable de notre vie relèvent de la grâce de Dieu et nous n’avons plus à nous en soucier. Cela est bienfaisant, cela est le bien de notre vie, déjà en nous quand bien même nous sommes des humains faibles, tentés, tordus, intérieurement encore divisés. Cela est bienfaisant parce que cela ne tient pas au bien ou au mal que nous faisons, ni à aucune morale.
Dans le même chapitre, un peu avant, Jésus a dénoncé la violence de la religion et des religieux qui accusent Jean le baptiste d’avoir un démon en raison de son ascétisme et qui accusent Jésus d’être un goinfre et un poivrot parce qu’il mange et boit avec les pécheurs et les collecteurs d’impôts. Il est vrai que Jean, à la suite d’Esaïe et d’autres prophètes, s’est élevé contre le religieux qui produit des suffisants et des insuffisants, qui fait de la Loi non un chemin mais une mesure d’humain par un légalisme étouffant.
Il est vrai que Jésus lui-même œuvre à libérer les humains de la malédiction de cette religion et des mensonges des sacrifices cultuels et moraux.
Il est tout aussi vrai que le christianisme lui aussi a produit des systèmes qui n’ont de cesse de faire croire qu’il faut atteindre ou gagner un au-delà ou un idéal de vie en dévalorisant l’humanité et les humains. Jésus-Christ n’a pas apporté une nouvelle religion, il a donné une vie nouvelle qui fait des êtres humains nouveaux, dont l’âme est reposée car elle échappe à l’esclavage et à l’angoisse et ils n’y sont pour rien. Cette vie nouvelle leur vient d’ailleurs
Lui, Jésus-Christ, est doux et humble de cœur : il n’use pas de violence, il ne montre aucun orgueil, de cet orgueil exacerbé par la nécessité de devoir se battre pour exister.
Son instruction relève plus de la construction que de l’injonction car il s’agit de fonder l’existence sur la grâce, de reposer, soulager l’humain de l’angoisse de n’être pas suffisant ou satisfaisant en le reposant dans la généreuse bonté du Père.
Et cela crée entre humains une solidarité profonde, non seulement avec celles et ceux qui vivent sous la grâce, mais avec celles et ceux qui peinent sous la charge, épuisés, écrasés par les systèmes religieux ou idéologiques qui mesurent et dévalorisent leur humanité. C’est une solidarité d’être, une solidarité de reconnaissance d’autrui avant d’être celle d’un faire. Cependant, à cette solidarité, une forme est donnée ici aujourd’hui avec le repas du CASP préparé pour ce midi par l’Entraide et les bénévoles. Il n’est pas indifférent que cette forme soit celle d’une tablée, en reflet modeste de celles de Jésus, qui lui ont valu une mortelle hostilité parce qu’il manifestait ainsi la fin de la religion.
Le joug bienfaisant, la charge légère, c’est la grâce et la vie nouvelle, c’est la fin de la religion, le repos de l’âme.
Enfin !