Prédication du 18 juillet 2021

de Dominique Hernandez

Le demi-dieu et le frère buée

Lecture : Genèse 4, 1-17

Lecture biblique

Genèse 4, 1-17 

1 L’homme eut des relations avec Eve, sa femme ; elle fut enceinte et mit au monde Caïn. Elle dit : J’ai produit un homme avec le SEIGNEUR. 
2 Elle mit encore au monde Abel, son frère. Abel devint berger de petit bétail et Caïn cultivateur. 
3 Après quelque temps, Caïn apporta du fruit de la terre en offrande au SEIGNEUR. 
4 Abel, lui aussi, apporta des premiers-nés de son petit bétail avec leur graisse. Le SEIGNEUR porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; 
5 mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn ni sur son offrande. Caïn fut très fâché, et il se renfrogna. 
6 Le SEIGNEUR dit à Caïn : Pourquoi es-tu fâché ? Pourquoi es-tu renfrogné ? 
7 Si tu agis bien, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n’agis pas bien, le péché est tapi à ta porte, et son désir se porte vers toi ; à toi de le dominer ! 
8 Caïn parla à Abel, son frère ; comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua. 
9 Le SEIGNEUR dit à Caïn : Où est Abel, ton frère ? Il répondit : Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? 
10 Alors il reprit : Qu’as-tu fait ? Le sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. 
11 Maintenant, tu seras maudit, chassé de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. 
12 Quand tu cultiveras la terre, elle ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre. 
13 Caïn dit au SEIGNEUR : Ma faute est trop grande pour être prise en charge. 
14 Tu me chasses aujourd’hui de cette terre ; je serai caché, tu ne me verras plus, je serai errant et vagabond sur la terre ; et si quelqu’un me trouve, il me tuera. 
15 Le SEIGNEUR lui dit : Alors, si quelqu’un tue Caïn, on le vengera sept fois. Et le SEIGNEUR mit un signe sur Caïn pour que ceux qui le trouveraient ne l’abattent pas. 
16 Puis Caïn se retira de devant le SEIGNEUR et s’installa au pays de Nod (« Vagabondage »), à l’est d’Eden.

17 Caïn eut des relations avec sa femme ; elle fut enceinte et mit au monde Hénoch. Il se mit ensuite à bâtir une ville et appela cette ville du nom d’Hénoch, son fils.

Prédication

C’est un récit de commencement. Nous n’en sommes qu’au chapitre 4 de la Genèse. Le chapitre 1 chante le surgissement de la vie, diverse et foisonnante, grâce à la Parole qui fait reculer le tohu-bohu, le chaos. Aux chapitres 2 et 3, l’homme et la femme commencent leur devenir humain, un devenir agité de paroles faussées, mal comprises, mal interprétées, mal ajustées, un devenir marqué de honte et de peur, un devenir dans l’épreuve de relations altérées de convoitise et de domination. Mais un devenir dont Dieu ne se désintéresse pas, au contraire. C’est ainsi que le livre de la Genèse inscrit la condition humaine, de tout humain, entre paroles vivifiantes et paroles désolantes.
Au chapitre 4, voici apparaître deux frères, mais cette fraternité va si peu de soi que le frère tue son frère. L’apprentissage de la fraternité, pas seulement familiale et qui est aussi apprentissage d’humanité, est traversé de violences, de colère, de jalousie, de peurs diverses.
Nous pouvons comprendre ces personnes qui ayant ouvert la Bible à ses premières pages pour la lire, avec curiosité et intérêt, la referment au chapitre 4, ou au chapitre 6 (le déluge), déconcertées, ébranlées d’y avoir trouvé tant de violences. Les Écritures ne cherchent pas maquiller la réalité : être humain oblige à faire face à la violence, parce que les germes en sont en chacun et qu’il n’est pas possible de chercher des chemins de réponses aux questions essentielles de l’humain sans, dès le commencement, tenir compte de la violence, la peur, la haine, la mort, tout ce qui met à mal la vie commune, puisqu’être humain ne va pas sans l’être avec d’autres. Il n’est pas possible d’éviter ce qui va mal, ce qui fait mal, sauf à cesser de vivre. Il suffit de regarder autour de nous, l’actualité ne cesse de rendre compte des drames, des misères, des malheurs provoqués par le mensonge, la haine, la violence. Les Écritures ne proposent certainement pas de refuge contre les épreuves de l’existence humaine dans le monde tel qu’il est, mais elles offrent des ressources pour penser, pour prendre conscience de qui nous sommes et de ce qui nous travaille profondément, et pour nous tenir malgré tout debout, en réponse à l’appel du Dieu vivant, Dieu de vie, Dieu pour tous les vivants.

Qu’y a-t-il entre Caïn et Abel ? Le narrateur est très précis, son récit parfaitement construit ne dit rien de trop, mais il ne manque rien non plus.
Ce qui est dit, c’est que Ève les a mis au monde tous les deux, et qu’Abel est le frère de Caïn. Autant la naissance de Caïn est accompagnée d’une parole d’Ève, autant rien n’est dit à la naissance d’Abel, le frère de Caïn. Manière de dire qu’Abel ne pèse pas lourd, lui dont le nom signifie buée, fumée, ou vanité. Alors que Caïn a du poids. Ève a dit de lui : j’ai produit/acquis un homme avec le Seigneur. Caïn, est quasiment élevé au rang de demi-dieu acquis par sa mère.
Caïn demi-dieu et Abel frère buée. Ni l’un ni l’autre ne sont reconnus comme des personnes, comme des sujets appelés chacun à une existence propre. Alors comment leur serait-il possible, comment est-il possible de reconnaître l’autre, de reconnaître son frère, ou sa sœur, de reconnaître qu’on est soi-même frère ou sœur, lorsqu’on ne compte pas ou lorsqu’on compte trop ? Comment être soi quand personne ne vous dit, ne vous montre que vous êtes « vous », un « vous » distinct et singulier ? Comment devenir quand la place qui vous est dévolue n’est pas la place d’une personne ?
Il ne suffit pas d’être un frère pour en avoir un, et il ne suffit pas d’avoir un frère pour en être un. 

Abel devient berger, Caïn cultivateur : à l’un son troupeau, à l’autre son champ, et chacun son offrande à Dieu.
Le Seigneur porta un regard favorable sur Abel et son offrande ; mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et son offrande. 
Il y a bien des explications pour dire pourquoi. Plusieurs de ces explications font porter le poids de la différence sur Caïn :

il n’a pas offert les prémices de ses récoltes, c’est-à-dire la première part, les premiers fruits de son travail.
Ou alors il n’était pas vraiment présent de tout son cœur lors de l’offrande.
Ou alors il manquait de foi.

Ces explications font de Caïn un coupable avant même qu’il tue son frère. Il faut bien expliquer pour quelle raison Dieu ne porte pas un regard favorable sur son offrande, et c’est forcément que quelque chose ne va pas chez Caïn, qu’il est déjà le méchant de l’histoire. Il faut bien qu’il y ait une faute et un fautif. Il faut bien que Caïn y soit pour quelque chose si Dieu ne porte pas un regard favorable sur son offrande.
Mais à chercher des intentions secrètes, à chercher des culpabilités et des coupables, à vouloir justifier Dieu, on finit par se mettre à la place de Dieu. Pourquoi est une question à manier avec précautions.
Le texte a pourtant donné un indice pour une explication très simple et sans coupable.
Il s’agit du manque de parole de reconnaissance sur Abel frère buée. Abel ne pèse rien et ne compte pas, il est sans valeur et sans consistance pour personne. Cela suffit bien pour que l’attention de Dieu se porte sur lui. Dieu qui, les Écritures en témoignent, se soucie du plus fragile, du plus faible, du plus inconsistant, et c’est Abel, pas Caïn le demi-dieu acquis par sa mère.
Dieu se soucie d’Abel, de cette pâle buée qui ne tient pas, que rien de tient. Ce que nous ressentons, parfois, souvent, précaires, fluets, éphémères que nous sommes devant la dureté et les exigences du monde. Dieu se préoccupe de qui en a besoin, il encourage qui en a besoin, jamais au détriment de qui que ce soit.
Il n’y a pas de désapprobation ni de condamnation de Caïn dans ce regard favorable concentré sur Abel le frère buée. Il y a seulement la préoccupation de celui qu’un souffle pourrait emporter et disperser.
Et ce souffle, c’est celui de la colère et de la jalousie de Caïn, qui se fâche, qui se renfrogne, littéralement : cela le brûle et ses faces tombèrent.
Alors toute l’attention de Dieu se porte vers Caïn, Caïn en danger.

Nous pouvons aussi renoncer à expliquer pourquoi l’offrande d’Abel est regardée favorablement et pas celle de Caïn. C’est ainsi, comme tant d’expériences ressenties comme injustes dont nous ne comprenons pas les raisons, les racines. Pourquoi moi ? Ce n’est pas juste ! Des expériences où s’éprouve un manque qui s’ajoute aux manques déjà creusés en chacun, qui appuie ce qui fait déjà souffrir, parfois inconsciemment.
Avant d’être le meurtrier de son frère, Caïn est un homme souffrant, souffrant d’un manque de reconnaissance qui date de bien avant son offrande. C’est pourquoi Caïn ne peut pas reconnaître qu’Abel avait tant besoin d’une reconnaissance que seul Dieu lui a donné à travers l’accueil de son offrande.
Caïn souffre, il souffre de lui-même, un lui-même qu’il ne connaît même pas. Sa colère en est la manifestation.
La colère de Caïn recèle un tel danger que Dieu lui parle.
Il lui parle comme à une personne, à un sujet capable de répondre. Pourquoi es-tu fâché ? Pourquoi es-tu renfrogné ? Si tu agis bien ne relèveras-tu pas la tête ? Dans les chapitres 2 à 4 de la Genèse, Dieu est un poseur de questions, un questionneur, un interrogateur non d’examen mais d’existence, de chacune de nos existences humaines.
Dieu parle à Caïn, à chacun, comme à une personne capable de ne pas se laisser aller à ses émotions de colère et de jalousie, 

comme à une personne capable d’agir en tant que sujet et pas en tant qu’objet marqué de manques et de paroles mal ajustées,
comme à une personne capable de résister à une puissance de destruction. Si tu n’agis pas bien, le péché est tapi à ta porte et son désir se porte vers toi : à toi de le dominer !

Quel regard favorable, et bienveillant ! Quelle parole ajustée et porteuse d’un bon, d’un bien pour qui la reçoit !

Dieu fait tout ce qu’il peut pour aider Caïn, l’humain, à dépasser sa colère et sa souffrance. Dieu dont la puissance est de questionner, de poser des questions justes et vraies.
Ces chapitres dessinent un Dieu de sollicitude, un Dieu questionneur, un Dieu attentif à l’humain où qu’il en soit de son humanité. Un Dieu qui pose un regard favorable sur qui a besoin d’aide dans son devenir humain.
Et notre humanité est souffrante avant d’être violente. 

La souffrance n’est pas sans issue et elle n’a pas pour seule issue la violence contre autrui. Dieu est source de résurrection, qui transforme une impasse en possibilité de vie. C’est l’occasion pour Caïn de devenir responsable et de choisir, d’abord pour lui-même, vis-à-vis de lui-même, pour sa propre existence et pour la possibilité d’être en relation et de reconnaître son frère. Caïn en est capable, comme n’importe quel être humain. Dieu ne le culpabilise pas, il ne lui fait pas la morale, il ne lui fait pas endosser le rôle du frère aîné qui ne doit pas être jaloux et doit être gentil avec son petit frère. Il lui indique la voie de la responsabilité et cela passe par la parole, par l’apprentissage de la parole, et du dialogue, pour maîtriser le non-humain qui le menace de l’intérieur. Caïn est en danger mais ce n’est pas une fatalité, 

parce que Dieu lui parle, parole qui passe pour chacun par la méditation personnelle et partagée des Écritures et par la prière, le culte, les chants,
et parce qu’il y a en Caïn, en chacun, un germe de bonté et de justice. 

Mais Caïn s’enferme dans sa colère, sa jalousie, son sentiment d’injustice et il tue Abel, supprimant celui qu’il charge de son malheur, faute d’avoir su faire un retour en lui-même et comprendre qu’il est un frère. 

Dieu n’abandonne pas Caïn, il le questionne à nouveau, ouvrant ainsi un espace à la parole de Caïn, la possibilité d’humaniser ce qui a sombré dans l’inhumain. Dieu ne renonce pas à cette entreprise, à cette œuvre qui est la sienne, à son appel insistant à l’humanisation de l’humain. Il n’y a ni condamnation mais constatation des conséquences.
La violence se retourne toujours contre le violent, rompant ses relations, rompant l’illusion de pouvoir devenir par la force, la convoitise, la prédation. Caïn ne pourra plus rien faire pousser du sol, parce que la mort l’a envahi, lui. Caïn ne sera plus à l’abri sur sa terre car en tuant Abel il a porté atteinte à sa propre vie. Il sera errant. De même que nous errons lorsque nous laissons notre Caïn intérieur prendre le dessus 

et passer à la violence, au déni d’autrui, au refus de reconnaissance d’autrui
et étendre la peur comme un linceul sur nos relations.

Dieu qui est Dieu de vie et pour la vie ne veut ni la mort ni la peur. Le signe sur Caïn, c’est la persévérance de Dieu en faveur de l’humain qui commence à émerger en Caïn.
Caïn sort d’une vie vers une autre vie, il sort d’une emprise mortifère vers une aventure. Il construit une ville, n’ayant plus peur ni d’autrui ni de lui-même.

Dès le commencement de la fraternité, il a de la violence. Les Écritures n’idéalisent pas, elles dévoilent, elles mettent à nu les violences héritées, les violences intérieures, les violences environnantes.
Nous pouvons les reconnaître et pas seulement pour nous en plaindre.
Nous pouvons entendre et comprendre l’appel divin à nous en décaler

puisque Dieu insiste pour ouvrir une autre voie balisée de réflexion sur soi-même, de patience, d’inventivité, et de reconnaissance.