Prédication du 29 décembre 2024

de Dominique Imbert-Hernandez

Le Christ débordant

Lecture : Luc 2, 41-52

Lecture biblique

Luc 2, 41-52

41 Ses parents allaient chaque année à Jérusalem, pour la fête de la Pâque.
42 Lorsqu’il eut douze ans, ils y montèrent selon la coutume de la fête. 
43 Puis, quand les jours furent achevés et qu’ils s’en retournèrent, l’enfant Jésus resta à Jérusalem, mais ses parents ne s’en aperçurent pas. 
44 Pensant qu’il était avec leurs compagnons de voyage, ils firent une journée de chemin et le cherchèrent parmi les gens de leur parenté et leurs connaissances. 
45 Mais ils ne le trouvèrent pas et retournèrent à Jérusalem en le cherchant. 
46 Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des maîtres, les écoutant et les interrogeant. 
47 Tous ceux qui l’entendaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses. 
48 Quand ils le virent, ils furent ébahis ; sa mère lui dit : Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse ! 
49 Il leur répondit : Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que j’ai à faire chez mon Père ? 
50 Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. 
51 Puis il descendit avec eux à Nazareth ; il leur était soumis. Sa mère retenait toutes ces choses.
52 Et Jésus progressait en sagesse, en stature et en grâce auprès de Dieu et des humains.

Prédication

Le temps passe très vite ! Nous voici au dernier dimanche de l’année, il y a 4 jours nous avons célébré Noël et la venue au monde de Jésus, et aujourd’hui il a déjà 12 ans…
Mais comme les évangiles ne sont pas des biographies de Jésus, cela n’est pas très gênant. Nous pouvons seulement remarquer que Luc est le seul des quatre évangélistes à mettre en scène Jésus entre sa naissance et le début de son ministère. Ce n’est certes pas qu’il aurait bénéficié d’une source d’information inconnue des trois autres. En tant que témoignages de foi et passeurs de théologie et de christologie, les évangiles ne s’intéressent pas du tout à la biographie de Jésus avec des détails. Car ce n’est pas cela qui aiderait à mieux le connaître, à mieux comprendre ce qu’il est venu apporter, lui le Christ de Dieu. Nous ne savons pas grand-chose de la biographie de Jésus, nous ne savons quasiment rien, rien n’est écrit du domaine privé ou intime, ce qui peut sembler curieux ou frustrant à notre époque fascinée par l’exposition, le dévoilement, la transparence comme assurance d’existence. Il faut aller du côté de certains évangiles apocryphes (qui n’ont pas été retenus pour faire partie du Nouveau Testament) pour lire des histoires sur l’enfance de Jésus, des histoires remplies d’éléments merveilleux propres à marquer les esprits mais peu propices à nourrir la foi. Par exemple nous y lisons que Jésus enfant façonnait des petits oiseaux d’argile puis les faisait vivre et s’envoler, cela c’est assez mignon pour dire que tout petit déjà il est créateur, mais aussi des histoires plus dramatiques ou Jésus, bousculé par un enfant, le dessèche sur le champ, ou encore qu’un maître d’enseignement ayant levé la main sur lui, elle se dessèche aussitôt ce qui fait dire à Joseph qu’il vaut mieux garder cet enfant à la maison puisque ceux qui s’opposent à lui sont en danger… Il n’y a là que mises en scène d’une projection de toute-puissance qui vire au pire, forcément.
En revanche, ce qui est mis en avant par les quatre évangiles, c’est Jésus-Christ toujours en relation ; il est toujours considéré du point de vue d’une relation, à Dieu et à des personnes. Alors, une question traverse chaque évangile d’un bout à l’autre : qui est-il, ou pour le dire autrement, par où passe la reconnaissance de Jésus comme Christ ? L’autre face de cette question est de comprendre les conséquences de cette reconnaissance pour un croyant. Cette double question est ainsi portée par ce récit de l’évangile de Luc. En ce sens, le récit ouvre à son propre dépassement, le dépassement de ce qui est écrit vers son interprétation.
Ce dépassement, ce débordement du récit s’opère dans trois directions particulières : le débordement de l’identité, le débordement de la tradition, et le débordement des Écritures.

Voyons d’abord ce qui concerne l’identité et premièrement celle de Jésus. Le jeune Jésus est resté à Jérusalem après les célébrations de la Pâque. Il n’a pas suivi ses parents quand ils ont repris la route vers Nazareth et il leur a fallu trois jours de recherche avant de le retrouver au Temple. L’apostrophe de sa mère exprime non seulement toute l’inquiétude des parents mais aussi le reproche du manque de considération à leur égard de la part de Jésus : Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse. La réponse de Jésus coupe court au reproche parental : Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ?
De qui est-il fils ? Ou plus précisément quelle est la filiation originaire de Jésus, celle qui le fonde et le constitue ? Poser la question de l’origine c’est toujours poser celle de l’identité. La réponse de Jésus à sa mère pose clairement que l’origine essentielle pour lui n’est pas en Marie et Joseph mais en Dieu qu’il désigne comme son Père. C’est une autre identité que celle à laquelle sa mère s’est référée, identité d’enfant de ses parents dans laquelle sa mère le circonscrit ; c’est une autre identité que celle que nous pouvons exposer lorsque nous présentons une carte d’identité ou lorsque nous répondons à des questions comme « D’où viens-tu ? Quand es-tu né ? Quel est ton métier ? »
Jésus ne renie pas du tout ses parents Joseph et Marie. D’ailleurs il repart avec eux à Nazareth et leur est soumis. Mais il pose clairement que ce qui le tient, ce qui l’assure, ce qui le rend présent dans le monde, ce qui le vivifie vient de Dieu, de celui qu’il désigne comme son Père. La relation spirituelle dépasse, déborde les relations familiales. Elle ne les supprime pas, elle ne les dévalorise pas, il se peut même que les relations familiales permettent la relation à Dieu. D’ailleurs c’est bien les parents de Jésus qui l’ont amené à Jérusalem pour la Pâque. Mais ce qui l’oriente, ce qui est le plus important pour son existence, c’est sa relation au Père « qui est dans les cieux » comme l’écrit un autre évangéliste, Matthieu.
Et c’est bien pourquoi la réponse de Jésus à sa mère éclaire aussi notre propre identité. Lorsque nous prions « Notre Père qui es aux cieux », nous reconnaissons que notre existence s’origine en lui, non pas notre vie biologique ni les indications qui nous caractérisent, mais notre existence d’humain dans la foi, devant Dieu, ce qui englobe notre existence quotidienne et de chaque jour. Nous reconnaissons une relation de proximité avec ce Dieu Père qui est créateur et structurant par sa Parole, qui nous adopte par son amour sans condition, nous reconnaît dans sa grâce inconditionnelle.
Et nous affirmons dans le même temps que nous sommes reliés à des frères et sœurs que nous considérons comme des frères et des sœurs indépendamment de leur famille, de leur âge, de leur origine ethnique ou sociale, de leur profession, de tout ce qui fait leur identité dans le monde. Tout cela est second par rapport à la fraternité instaurée par la reconnaissance du Dieu Père. Notre identité véritable, celle qui dit qui nous sommes en vérité, n’est pas écrite sur nos cartes d’identité ni dans ce que nous donnons à connaître de nous-mêmes, ni dans ce que les autres connaissent de nous-mêmes. Notre identité véritable et inaltérable est inscrite en Dieu, par le Christ qui le fait reconnaître comme origine et sens, ce que signifie la désignation de « Père ».
Nos identités mondaines sont ainsi débordées, transcendées, quelles que soient la culture, la langue, l’accent, la situation, la famille et son histoire, car Dieu n’est pas partial. Il n’y a en lui ni favoritisme ni passe-droits et cette impartialité divine structure notre être de foi et nos relations.
Certes nous marchons sur nos chemins d’existence avec tout ce bagage de notre identité mondaine, qui parfois rassure mais qui parfois empêche la relation avec autrui et avec Dieu. Cependant ce bagage n’est pas ce qui nous oriente, il ne recèle pas le sens ni la valeur de notre existence. Il se peut même qu’en répondant à l’appel de Dieu, en suivant le Christ, nous laissions en route quelques éléments du bagage, et cela sans peur et sans risque puisque notre identité profonde et véritable ne dépend pas d’eux.

Le deuxième débordement que le récit provoque est celui des traditions, des rites. Jésus a accompli avec ses parents tout ce qui est prescrit par la religion. Mais il est resté à Jérusalem pour autre chose qui ne fait pas partie des rites. Il est resté pour poser des questions, écouter des réponses, pour écouter des questions et poser des réponses, pour un dialogue, un échange, avec les maîtres de la Loi. Parce que les rites et les traditions ne suffisent pas. Il faut leur donner du sens pour garder leur valeur, et il se peut qu’il faille les dépasser lorsque le sens est tombé. De même qu’il est nécessaire d’expliquer les croyances et de ne pas les confondre avec la foi, pour que la foi ne s’échoue pas et ne devienne complètement vague, floue et sans conséquences. Les traditions et les rites ne sont pas à perpétuer mais à vivifier, comme la mémoire, et si ce n’est plus possible, il vaut mieux les déposer. Au Temple Jésus parle de Loi et donc de sens avec les maîtres de la Loi. Les rites et les traditions ne suffisent pas à construire une identité qui serait bien trop fragile, qui serait toujours à défendre en la figeant, en la crispant. Interroger, répondre, écouter, parler, dialoguer nous constitue et nous permet de cheminer bien plus sûrement qu’obéir à des traditions et respecter des rites.
Luc prend soin de préciser à plusieurs reprises que les parents de Jésus agissent selon la coutume, comme d’habitude. Jésus lui, interroge, répond, cherche et c’est une bifurcation par rapport au chemin suivi par ses parents : il s’intéresse aux affaires de son Père, ce pour quoi il est dans le Temple à parler de Loi, c’est-à-dire de volonté de Dieu, c’est-à-dire de ce que c’est d’être humain, c’est-à-dire de confiance, d’origine, d’orientation d’existence.
S’occuper des affaires du Père n’est pas réservé à Jésus, c’est aussi notre affaire, à la lumière de l’Évangile, la bonne nouvelle de la reconnaissance inconditionnelle, bien autre chose que l’obéissance à des règles et des prescriptions. Cette affaire-là est celle de chacun et de chacune, articulant la singularité de chaque être au dialogue en questions et en réponses avec d’autres avec lesquels et grâce auxquels nous devenons capables de parler de ce qui nous fait vivre, de notre origine d’être, notre Père en langage du Nouveau Testament, une manière de parler de la transcendance. La transcendance, Dieu, qui est bien au-delà des représentations qu’on se fait de lui, au-delà des institutions qui tâchent d’organiser son culte en rassemblant des chercheurs de foi et de vie, au-delà des rites et des traditions qui transmettent des convictions et des croyances à son sujet. Le dialogue, la quête de compréhension et de sens, l’interrogation et l’écoute des réponses des autres participent de la libération des personnes par rapport à la réclusion dans des rites, des traditions et des croyances qui parfois, hélas, prennent la place de Celui qu’elles devraient désigner ou font écran pour éviter de se confronter à la réalité.
Jésus au Temple à 12 ans, c’est une manière pour Luc de signifier déjà l’œuvre de libération et de relèvement des sujets qui sera celle de Jésus adulte dès le chapitre 4 de l’évangile.

Enfin, le troisième débordement est celui des Écritures. Ce sera bref puisque nous avons déjà vu qu’un texte biblique est débordé par ses interprétations et que dialoguer, écouter, répondre, chercher permet d’être relié par la reconnaissance à la transcendance et aux autres. Même si Jésus dans le récit suit ses parents et leur est soumis, Luc a donné un indice important : son évangile, les évangiles, les textes bibliques sont aussi écrits pour parler, pour se parler les uns aux autres. C’est en cela qu’un texte écrit devient présent, dans une lecture partagée avec des questions, des réponses, de la réflexion pour une actualisation, une appropriation qui le vivifie autant qu’elle lui permet d’être vivifiant. L’intelligence de Jésus qui stupéfie ceux qui l’écoutent, ce n’est pas du savoir, mais la capacité de relations au travers des Écritures, la capacité de se relier avec la transcendance et avec autrui et en vérité, se relier à l’une ne va pas sans se relier aux autres.
Dans cette mise en scène de Jésus assis au milieu des maîtres de la Loi et parlant avec eux de la Loi, Luc nous fait comprendre que les Écritures ne nous appartiennent pas, elles viennent d’avant nous, elles viennent d’autres que nous et elles nous renvoient à la fois à Dieu, à autrui et à nous-mêmes. Elles sont ainsi offertes comme mise en mouvement, comme dynamique dans laquelle nous pouvons entrer, dynamique de lecture, dynamique de dialogue, dynamique d’identité et dynamique d’existence. Il y a là une ressource merveilleuse, transmise de génération en génération, comme un héritage qui ne le demeure que d’être partagé, une ressource pour comprendre ce que Jésus apprend au Temple à 12 ans.

Jésus à 12 ans au Temple apprend l’humanité, ce qu’est être humain devant en Dieu, par lui. Il s’en imprègne pour l’être et lui, le Christ de Dieu, le sera en plénitude.
Et nous, nous pouvons aller et devenir, à sa suite, à n’importe quel âge.
A Noël il y a quatre jours, nous n’avons pas célébré l’anniversaire de la naissance de Jésus mais la naissance du Christ en nous. Qu’il grandisse !