Prédication du 22 mai 2022
de Dominique Hernandez
Le bon berger
Lecture biblique
Jean 10, 11-18
11 Moi, je suis le bon berger. Le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis.
12 Mais le mercenaire, qui n’est pas berger et à qui les brebis n’appartiennent pas, voit venir le loup, abandonne les brebis et s’enfuit. Et le loup s’en empare et les disperse.
13 C’est qu’il est mercenaire et qu’il ne se met pas en peine des brebis.
Moi, je suis le bon berger.
14 Je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent,
15 comme le Père me connaît, et comme je connais le Père ; et je me dessaisis de ma vie pour mes brebis.
16 J’ai encore d’autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie ; celles-là, il faut aussi que je les amène ; elles entendront ma voix, et il y aura un seul troupeau, un seul berger.
17 Le Père m’aime, parce que je me dessaisis de ma vie, afin de la reprendre.
18 Personne ne me l’ôte, mais je m’en dessaisis de moi-même ; j’ai le pouvoir de m’en dessaisir et j’ai le pouvoir de la reprendre ; tel est l’ordre que j’ai reçu de mon Père.
Prédication
Il n’est pas certain qu’avec nos mentalités d’humains du XXI° s, et avec nos mentalités de citadins, nous soyons satisfaits d’être considérés comme des brebis ou comme des moutons. L’image n’est pas vraiment positive, associée à un troupeau bêlant, dans lequel il n’est pas évident de distinguer une brebis d’une autre ; car à moins d’être familier des troupeaux ou d’observer longuement le travail d’un berger, rien ne ressemble plus à un mouton qu’un autre mouton.
Dans la Bible hébraïque, le mouton est un animal pour les sacrifices au Temple, au moins deux moutons chaque jour et plus certains jours comme le shabbat ou la Pâque.
Et puis Rabelais est passé par là, au XVI°s, avec l’histoire des moutons de Panurge, dans laquelle Panurge, fâché avec le propriétaire d’un troupeau, jette à l’eau un des moutons ; le reste du troupeau saute dans l’eau à la suite du premier et tous les moutons se noient.
Une histoire particulièrement insupportable pour les protestants qui n’imaginent pas se comporter ainsi, et s’affligent ou s’agacent lorsque d’autres le font de gré ou de force. Pas question de renoncer à la liberté de conscience, à la faculté de penser, à la possibilité de questionner ! Ici, au Foyer de l’Âme, nous nous efforçons de favoriser, d’encourager la capacité de chacun à parler en son nom propre de sa vie et de sa foi, à creuser et à exprimer ses propres convictions et interprétations, à faire part de ses interrogations, à développer son sens critique, à suivre son propre chemin de vie et de foi, et si nous le faisons ensemble c’est parce que chacun a besoin des autres pour être et devenir lui-même.
Surtout ne pas être un mouton… nous ne le voulons ni pour Laurine, ni pour nous, ni pour personne !
Parce que nous croyons, profondément, que Dieu ne le veut pas non plus.
Cette conviction est appuyée sur des textes bibliques, en particulier le Psaume 23 et les paroles et parabole de Jésus dans l’évangile de Jean.
Nous le comprenons avec le Psaume 23, une prière écrite à la première personne du singulier : l’Éternel est mon berger. Celui ou celle qui prie ainsi reconnaît l’Éternel comme son berger et cette reconnaissance, comme toute reconnaissance, représente un engagement de la personne dans une relation personnelle : mon berger. Pas le mien à moi seul(e) bien sûr, mais mon berger en qui j’ai confiance, à qui je fais confiance, le berger que je choisis de suivre, et que je connais comme le berger qui se préoccupe de moi, qui se soucie de mon âme, de ma vie. Le psaume 23 est le psaume d’un sujet, d’une personne singulière dont la confiance n’altère ni la lucidité ni la liberté.
Confiance qui justement n’est ni aveugle ni bêlante, mais confiance d’une personne qui a conscience d’elle-même et que sa vie, son âme reposent en un au-delà d’elle-même, sont enracinés dans la transcendance ; confiance d’une personne qui a conscience que d’autres font de même, cherchent à faire de même.
Lucidité d’une personne qui ne s’illusionne pas sur l’existence humaine et ses épreuves : la vallée de l’ombre de la mort, les adversaires ; également une personne qui discerne ses limites en matière par exemple de restauration de son être, de justice, de grâce et de bonheur : ce que nous ne pouvons pas faire ni être par nous-mêmes mais seulement en les recevant de l’Éternel berger qui est avec nous, c’est la confession de foi au cœur du psaume : je ne crains aucun mal car tu es avec moi.
Liberté d’une personne libérée de l’emprise de l’ombre de la mort, cette emprise qui empêche l’humain de vivre véritablement, libéré aussi de la peur des adversaires qui ne peuvent la priver de l’onction de l’Éternel berger, c’est-à-dire du choix, de l’élection, de la dignité que le berger lui confère.
Le baptême est un signe qui parle de ce choix, de cette élection, de cette dignité, que Jésus de Nazareth est venu annoncer et vivre comme la bonne nouvelle de la reconnaissance de chacun.
Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, dit Jésus le Christ. Cette connaissance mutuelle indique que la relation du bon berger au brebis n’est pas de l’ordre de la possession ni de la domination. Il y a bien une manière de dire à quelqu’un « je te connais » qui est une façon de l’enfermer dans une parole définitive qui ne laisse aucune ouverture, dans un jugement qui étouffe toute possibilité de nouvelle chance ou de transformation ; mais ce n’est pas ainsi que Jésus parle de connaître ses brebis. Et il ne s’agit pas non plus de suivre un chef devant lequel il n’y aurait plus qu’à démissionner de toute responsabilité, de sa propre parole, et de son propre nom. Connaître, c’est entrer dans une dynamique de relation, engagement et accueil, relation personnelle dans laquelle le quant à soi et l’anonymat sont impossible. Nous avons tous un nom.
Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, ou encore nous pouvons entendre : « je connais chacune de mes brebis et chacune d’elle me connaît ». C’est dire que le troupeau des brebis ne forme pas une masse de brebis indistinctes les unes des autres, ni un troupeau où seul compterait le nombre des brebis. Le troupeau, le rassemblement d’humains appelés, chacun unique et connu dans sa singularité, est un rassemblement où chacun compte. Ce compte-là, celui dans lequel chacun compte, est le seul compte évangélique, la seule manière de compter qui se réfère au Christ.
Ainsi la diversité et les différences sont des caractéristiques essentielles de l’ensemble des brebis.
Et s’il y a un seul troupeau, avec les brebis d’ici et celles d’ailleurs, c’est parce qu’il y a un seul berger : le bon berger. Ce qui rassemble le troupeau, ce n’est pas un enclos, des barrières, des murs, c’est une voix, la voix du bon berger, une voix, un appel, une reconnaissance, une nomination singulière.
Reconnaître, connaître, naître : chaque fois qu’une personne est appelée par son nom, elle est appelée à l’existence. Le baptême de Laurine nous le rappelle aujourd’hui. Un appel comme une autre manière de dire que Dieu conduit et guide, et trouve, et ouvre des passages aux vivants effrayés ou coincés, fatigués ou désemparés, blessés ou menacés. Oui, le bonheur et la grâce m’accompagneront tous les jours de ma vie, et c’est là une bénédiction, comme celle prononcée sur Laurine lors de son baptême, comme celle qui sera posée sur chacun en dernière parole du culte, bénédiction qui est reconnaissance inconditionnelle et qui est encouragement à vivre.
Il n’y a pas de bénédiction si le berger n’est pas le bon berger, car il serait alors un mercenaire, ou un salarié, fuyant à l’approche du loup dit la parabole de Jésus. Car celui qui n’est pas le bon berger pense à son propre intérêt et à ce qui lui sera payé, et n’a pas beaucoup d’intérêt pour le troupeau. Les brebis ne sont pas son souci premier et principal, il se sert lui-même avant tout et tous. Il ne s’investit pas en relation de reconnaissance avec les brebis. Certainement Jésus pense aux dirigeants, aux chefs, même religieux, préoccupés de leur propre puissance, ceux auquel le prophète Ézéchiel s’adressait avant lui sans ménagement :
Quel malheur pour les bergers d’Israël qui se repaissent eux-mêmes ! Les bergers ne devraient-ils pas faire paître le troupeau ?
Vous mangez la graisse, vous êtes vêtus avec la laine, vous avez sacrifié les bêtes grasses : vous ne faites pas paître le troupeau.
Vous n’avez pas fait reprendre des forces aux bêtes qui étaient faibles, ni soigné celle qui était malade, ni pansé celle qui était blessée ; vous n’avez pas ramené celle qui s’égarait, ni cherché celle qui était perdue ; mais vous les avez dominées avec force et rudesse.
Elles se sont dispersées faute de berger ; elles sont devenues la proie de tous les animaux sauvages. (Ez 34,2-5)
Alors que le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis. Le bon berger communique sa vie aux brebis. Dans la réciprocité de reconnaissance, c’est la même vie qui circule entre le berger et les brebis. Alors qu’habituellement, ce sont les brebis qui permettent au berger de vivre grâce à leur lait, leur viande, leur laine, avec le bon berger c’est le contraire. C’est que l’humain est au cœur de l’œuvre du Christ, afin qu’il vive d’une vie en plénitude, la vie éternelle selon l’expression de l’évangéliste Jean, ce qui n’est pas une vie après la mort, mais une qualité de vie destinée aux vivants, une vie dans la confiance, dans l’amour, dans l’espérance.
La qualité de vie à laquelle Laurine est appelée, même si elle ne le sait pas encore ; la qualité de vie à laquelle nous sommes tous destinés. Jésus de Nazareth n’a pas instauré une religion, ni commandé un état d’être à atteindre, ni une et une seule expression de foi, ni des conditions de mérite. Il a proposé une relation avec le Dieu qu’il révélait, une relation dont le Christ ressuscité est toujours la puissance, la vitalité, l’énergie, une relation de transformation et d’accomplissement de l’être humain.
Le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis, en parfaite adhésion à la volonté du Père qui est de sauver les humains et le monde. Il se dessaisit de sa vie avec une parfaite lucidité sur ce qui l’attend, sur ce qui advient, et même la mort. Il accepte de ne pas s’accrocher à sa vie, parce que c’est ainsi qu’il témoigne et accomplit l’œuvre de Dieu. Il ne maîtrise pas les événements, il renonce à l’illusion que les relations humaines puissent être toujours satisfaisantes, mais il reste fidèle, nourri de la volonté du Père. Son passage par la mort, qui semble un échec, est transformé en nouveau commencement.
Les quatre évangiles témoignent chacun à leur façon, avec leur spiritualité, leur sensibilité, leur lumière, de la manière dont Jésus de Nazareth, le Christ de Dieu, a assumé l’humanité. Il y a là quelque chose pour nous, un horizon et un élan, pour nous indiquer ce que c’est qu’être humain devant Dieu, quelque chose que nous pouvons écouter, méditer, interpréter chacun dans sa propre existence. Et c’est ainsi que nous pouvons comprendre que la foi, comme réponse à l’appel de notre nom, comme réponse à une libération, est fondamentalement une liberté, celle d’une conscience, d’une âme, d’une vie réveillées, relevées dans une existence aimée.
Car s’agissait-il d’autre chose que d’amour dans ce renoncement à la possession et à la violence, dans cette reconnaissance inconditionnelle et ce service d’autrui afin qu’il vive et devienne auteur de sa propre existence ?
Parce que cette vie, celle à laquelle nous sommes destinés, est sa vie, notre vocation est d’être nous aussi des christs, recevant l’onction, la bénédiction de l’Éternel. C’est ce que signifie le mot christ : celui, celle qui a reçu l’onction. Notre vocation est de vivre de grâce et d’accompagner, de prendre soi ; notre vocation est d’être libéré et de servir et d’aimer, libéré pour servir et aimer et vouloir que l’autre vive.
Puissions-nous laisser cet amour spirituel et réel, imprégner nos amours de femme, d’homme, de parents, d’enfants, de frères ou de sœurs, d’ami(e).