Prédication du 21 juillet 2024

de Dominique Imbert-Hernandez

Labeur

Lecture : Genèse 3, 16-21

Lecture biblique

Genèse 3, 16-21
(d’après la Nouvelle Bible Segond)

16 A la femme, il dit :
Je multiplierai ta peine et ta grossesse.
C’est dans la peine que tu mettras des fils au monde.
Ton désir se portera vers ton homme,
et lui, il te dominera.

17 A l’homme, il dit : Puisque tu as écouté ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger,
la terre sera maudite à cause de toi ;
c’est avec peine que tu en tireras ta nourriture
tous les jours de ta vie.
18 Elle fera pousser pour toi des épines et des chardons,
et tu mangeras l’herbe de la campagne.
19 C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain,
jusqu’à ce que tu retournes à la terre,
puisque c’est d’elle que tu as été pris ;
car tu es poussière,
et tu retourneras à la poussière.

 20 L’homme appela sa femme du nom d’Eve (« Vivante »), car elle est devenue la mère de tous les vivants. 
21 L’Éternel Dieu fit à l’homme et à sa femme des habits de peau, dont il les revêtit.

Prédication

C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, c’est à la sueur de ton front que tu gagneras ta vie Quelle postérité a eu cette antique expression, unique dans toutes les Écritures ! Chaque génération y a entendu un écho de sa propre expérience et l’a transmis à la génération suivante, la comprenant le plus souvent comme condamnation, voire même malédiction de l’humain en général car les femmes ont toujours travaillé autant que les hommes. Lesquelles femmes ont dû subir comme un châtiment pour la supposée faute d’Eve la peine et la douleur des grossesses, sans parler du risque de mort jusqu’à tout récemment au regard de l’histoire.
De quoi se méfier du texte de Genèse et cela pourrait être, s’il avait effectivement rendu compte d’une malédiction lancée sur le travail et sur l’humain homme et femme, s’il avait effectivement traduit une condamnation divine vouant à la peine la condition humaine.
Mais ce n’est pas le cas.
Dans l’Eden, le serpent a trompé la femme qui, malgré l’interdit divin, a mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bonheur et du malheur et en a donné à l’homme qui l’a mangé aussi, le serpent ayant réussi à faire croire que l’Éternel jaloux de sa divinité visait seulement à en priver l’homme et la femme. Mais ceux-ci, ayant mangé le fruit, ne sont pas du tout devenus comme des dieux : ils se sont rendus compte qu’ils étaient nus, ils ont pris conscience de leur différence et de leur fragilité. Si ce n’est pas divin, c’est humain. C’est le début de l’humain, certes déstabilisant quand on s’est rêvé divin.

Dans la honte et la peur, l’homme et la femme entendent la parole de l’Éternel d’abord sur le serpent déclaré maudit, en conflit permanent avec la femme et sa descendance, destinée à ramper sur le sol et à manger la poussière. Il ne s’agit pas bien sûr d’une considération au sujet des couleuvres et autres reptiles. Dans ce mythe de Genèse, le serpent représente la figure de la convoitise, ce vouloir pour soi qui est associé toujours au mensonge, à la manipulation et à la domination d’autrui. La convoitise est effectivement une malédiction tordant les êtres et leurs relations, elle est même une malédiction pour le sol, la terre, exploitée mais surtout surexploitée, abîmée.
La malédiction dite par l’Éternel dans le texte est-elle une décision divine et punitive ou la constatation des difficultés et du malheur provoqués par la convoitise ? La convoitise altère, elle stérilise les vivants, elle les dessèche vers la poussière. La convoitise entraîne du côté de la mort, elle provoque le contraire de la bénédiction qui est élan de vie, et d’encouragement des vivants.
Ni la femme ni l’homme ne sont maudits, mais leur relation imprégnée de convoitise n’est pas harmonieuse. Le vis-à-vis voulu par l’Éternel devient relation de domination, de possession : l’homme objet du désir de la femme et la femme soumise à l’emprise de l’homme. Leur travail sera pénible. Le travail comme enfantement et le travail comme culture.
Il ne s’agit pas de l’aspect gynécologique de la grossesse et de l’accouchement, ni du nombre des grossesses des femmes. La multiplication a le sens d’une aggravation qui rend pénible, difficile la mise au monde du point de vue de la relation de la mère à son enfant, une relation marquée elle aussi de convoitise, de possession, de domination. Eve ne dira-t-elle pas à la naissance de Caïn qu’elle a acquis un enfant, avec Dieu de surcroît ? Exit l’homme.
Quant au travail de la terre, il n’est pas nouveau : l’homme et la femme travaillaient dans le jardin, le cultivant et le gardant. Mais à cause de la convoitise, la pénibilité du travail pèse sur l’humain au-delà de l’effort physique du travail de la terre, labours, semailles et récoltes. Ce dont il est question ici encore c’est la manière de considérer le travail, pas seulement celui de la terre mais tout travail.

Est-ce seulement pour la rétribution ou le salaire qui en est retiré ?
Le travail est-il le déterminant principal de la valeur de l’humain qui travaille ?
Sommes-nous définis par notre travail ?

S’il en est ainsi, alors la peine est grande, alors le malheur est grand.
Travail de l’enfantement ou travail de la terre, nous pouvons élargir, rassembler hommes et femmes car les hommes enfantent aussi et les femmes travaillent aussi. Les unes et les autres mettent au monde d’autres humains par un travail, même ponctuel, de soins, d’accompagnement, de soutien, d’enseignement. Les unes et les autres accomplissent des tâches, professionnelles, familiales, bénévoles parfois même.

Le mythe de Genèse fait comprendre que la convoitise altère le discernement de ce qui est bon et ce qui est mauvais, bonheur et malheur, de ce qui va vers la vie et de ce qui va vers la mort, de ce qui rend une relation harmonieuse et de ce qui la fait tomber dans l’emprise de l’un sur l’autre. La convoitise qui fait placer soi-même au centre de toute considération entraîne l’humain dans un point de vue absolument personnel, un « pour moi » qui fait de « moi » la mesure de ce que « je » fais. Convoiter la place de Dieu, du moins ce qu’on imagine être la place de Dieu : une toute-puissance jalouse (c’était le mensonge du serpent à la femme), c’est se retrouver à vivre sans Dieu, comme s’il n’y avait pas Dieu origine et sens qui rendent la vie vivante et animée, inspirée. Alors on met au monde pour soi, on travaille pour soi, le malheur est là. La peine est là, redoublée, aggravée, pour la femme et pour l’homme, peine du travail d’enfantement, peine du travail de la terre.

Faut-il gémir de cette condition humaine ainsi pénible ? Se résigner à la convoitise, au mensonge, à la domination, au non-sens, au malheur ? Non, puisqu’il ne s’agit pas d’une condamnation divine, puisque le texte biblique délivre deux signes d’espoir, deux signes majeurs.
Dans le fil du récit, le premier signe d’espoir est le nom que l’homme donne à la femme. D’accord, c’est lui qui la nomme et dans la culture du Proche-Orient ancien, c’est une marque de domination. Il la nomme Eve, c’est-à-dire la vivante, mère de tous les vivants. Malgré la poussière, le mensonge, le point de vue centré sur soi, il y a l’aspiration à vivre et à faire passer la vie.
Comme une possibilité de réparation, de restauration, comme une ouverture que l’humain est capable d’emprunter pour sortir non pas du monde mais du repli sur soi provoqué par la convoitise.
Comme un passage qui ne supprime pas toute peine et toute sueur, mais qui évite d’ajouter du malheur aux épreuves, de la fatalité aux conditions d’existence, du désespoir à la condition humaine.
Nous en lisons, nous en goûtons la clarté par exemple dans le Cantique des cantiques, célébration d’un vivant et d’une vivante qui ne se défaussent pas l’un sur l’autre mais se cherchent et se reconnaissent.
Pour cela, et c’est le second signe d’espoir, l’humain n’est pas sans Dieu. L’Éternel Dieu fit à l’homme et à sa femme des habits de peau dont il les revêtit. Des habits de peaux pour couvrir la nudité et la différence dont la conscience avait provoqué la honte et la peur, des habits qui ne supprime pas forcément la honte et la peur, mais procure les conditions pour y réfléchir, pour ne pas se laisser envahir. Et l’Éternel Dieu ne cesse pas, c’est le témoignage des Écritures, de s’allier, de s’engager, de donner grâce pour la libération, Parole pour le bon et la vérité, Christ pour la vie vivante, Souffle pour l’inspiration. Et ce que nous recevons, nous avons aussi à en cultiver les graines et les fruits. Les Évangiles nous livrent leur témoignage au sujet de Jésus de Nazareth, qui vécut sans convoitise ni mensonge et qui travailla dans le champ de l’humanité -et avec quel labeur, et pour quelle œuvre ! – en donnant toute son amplitude au verbe cultiver du livre de la Genèse qui signifie d’abord servir.

Et c’est un autre labeur qui commence : le travail de mise au monde des humains et le travail de culture de l‘humanité,

en évitant les pièges de la convoitise,
en développant ce qui, en soi et par don de grâce, d’amour, de confiance et de pardon, libère des malédictions et de ce qui laisse la convoitise dominer.

C’est le labeur de vivre en humain et c’est celui qui est inscrit sur le mur du Foyer de l’Âme.
Dans un de ses premiers livres intitulé Jeunesse (c’est aussi le nom d’une des trois cloches du Foyer de l’Âme), le pasteur Wagner écrivait : Voyez ce mot labor qui signifie à la fois travail et peine ! C’est toute une philosophie et toute une morale. Il unit en une même pensée l’activité créatrice de l’homme et cette loi de peiner, de souffrir à laquelle nous sommes tous soumis. N’indique-t-il pas, ce mot, que la douleur s’unit au travail dans la longue et lente évolution humaine et que cette évolution est un travail d’enfantement, un douloureux labeur ? Ces mots semblent bien ceux d’un autre siècle, mais qui pourrait soutenir que le labeur de vivre, le labeur de devenir humain a disparu ou qu’il est aujourd’hui dénué de toute peine et de tout effort ? Le long chemin des hébreux dans le désert au sortir de l’esclavage en Égypte est jalonné d’erreurs, d’échecs, de tentative de retour en arrière. Le chemin des disciples à la suite de Jésus est marqué d’incompréhensions, de tentations, de reniements.
Parce que la liberté engage aussi dans un effort et d’abord celui de la responsabilité. Parce que, ainsi que l’écrivait le pasteur Bonhoeffer, la grâce coûte. Elle coûte la place au centre du monde, les sécurités et les assurances du monde, les idoles familières et la servitude volontaire qui nous y attachent.

La mise au monde de l’humain, la culture de l’humanité demande, ainsi que Charles Wagner le disait et l’écrivait souvent, de « mourir aux vieilles choses », aux « choses du vieux monde », pour vivre autrement. Même avec l’aide de l’Éternel, cela demande du labeur c’est à dire peine et persévérance, fatigue et fidélité, sueur et discernement, volonté et discipline. C’est un travail personnel qui, pour le pasteur fondateur du Foyer de l’Âme, se joint au travail intérieur de la prière selon deux axes principaux :

  • la tâche de l’interprétation des Écritures, des expériences spirituelles et de l’existence pour y entendre et y comprendre « la grande œuvre divine des siècles », une tâche qui permet la mise au monde d’un « libre croyant » ;
  • l’abandon de l’esprit de parti, qui rend toujours injuste, pour considérer chaque être humain comme un frère, une sœur et cultiver ainsi la fraternité.

Pour ce labeur nous ne sommes pas seuls : la confiance et la bénédiction de Dieu nous accompagnent, et nous avons des frères et de sœurs, et pas seulement ici, avec lesquels partager les questions et les quêtes, les encouragements et la consolation.

Ce n’est pas un exploit que de devenir humain et vivre en humain, mais c’est un labeur qui n’exclut en aucune manière le bonheur qui se découvre, qui se reçoit chaque fois que la convoitise et ses acolytes destructeurs sont repoussés, chaque que coule la source de vie et de bonté qui ouvre l’être humain à plus que lui-même.

Pour conclure, voici encore quelques mots du pasteur Wagner, une prière nourrie d’une reconnaissance particulière envers « les paysans qui nourrissent tous les humains ». C’est la prière d’un pasteur, mais chaque humain peut s’y joindre pour son propre labeur :
Puissé-je, ô Dieu, être un bon et brave laboureur, croyant en toi, en ton soleil, en l’espérance qui dort dans les sillons ; un laboureur dur à la peine et qui chante sous le vent même, et le temps gris ; un laboureur qui aime son champ et se réjouit de ses progrès ; un laboureur soigneux qui veille et prévoit et qui n’a pas l’échine raide, quand il s’agit de se baisser vers un épi oublié ; un laboureur qui redresse qui est froissé ; un laboureur surtout, qui sait attendre, et mieux que cela, recommencer.