Prédication du 9 mai 2024
Culte de l’Ascension
de Dominique Hernandez
La séparation comme bénédiction
Lecture : Luc 24, 50-53
Lecture biblique
Luc 24, 50-53
50 Il les emmena jusque vers Béthanie, puis il leva les mains et les bénit.
51 Pendant qu’il les bénissait, il se sépara d’eux et fut enlevé au ciel.
52 Quant à eux, après s’être prosternés devant lui, ils retournèrent à Jérusalem avec une grande joie ;
53 ils étaient constamment dans le temple et bénissaient Dieu.
Prédication
Par deux fois, l’évangéliste Luc, et lui seul, donne à lire un récit d’Ascension : à la fin de l’évangile, les quatre versets que nous venons de lire, et au début du livre des Actes des apôtres, huit versets. Et c’est tout. Et si un seul verset de l’évangile de Marc mentionne l’enlèvement du Ressuscité au ciel, il s’agit d’un ajout tardif au premier évangile écrit, un ajout bien influencé par l’œuvre de Luc.
Luc s’inspire d’une tradition assez riche car les récits d’ascension se lisent déjà dans la bible hébraïque : il y est fait mention de l’enlèvement d’Hénoch, père de Mathusalem et arrière-grand-père de Noé, qui marchait avec Dieu et que Dieu prit. Au deuxième livre des Rois, nous trouvons l’ascension du prophète Élie, son enlèvement au ciel dans un char de feu sous les yeux de son disciple Élisée. Dans les écrits dits intertestamentaires de la littérature juive et chrétienne, des écrits relevant de la littérature apocalyptique, un livre reprend la figure d’Énoch, un autre relate l’ascension d’Esaïe, un autre celle d’Abraham, un autre encore celle de Moïse.
L’ascension est donc un motif bien connu. Souvent, le héros est enlevé au ciel pour y bénéficier d’une révélation, une apocalypse. Ce qui n’est pas le cas dans le récit de l’ascension du prophète Élie, ni dans celui de l’ascension de Jésus-Christ. Dans ces deux textes, ce sont les disciples qui ont à comprendre ou à recevoir quelque chose.
La finale de Luc, ce qui concerne l’Ascension, est pourtant très courte, et Jésus-Christ n’enseigne et ne révèle rien à ses disciples au moment de se séparer d’eux. Bien sûr nous pourrions lire la version du livre des Actes, plus longue et dans laquelle le Ressuscité s’adresse aux disciples. Mais nous ne le ferons pas, nous resterons avec les quatre derniers versets de l’évangile. Nous pouvons, nous, disciples de ce temps, y entendre, y comprendre quelque chose pour nous aujourd’hui.
Dans l’évangile de Luc, l’ascension de Jésus-Christ se produit le jour de Pâques. Tout le chapitre 24 est inscrit dans la même journée, celle qui commence de grand matin, le premier jour de la semaine, qui est un huitième jour, comme un premier jour, un commencement. Tout ce qu’écrit Luc tient dans cette journée :
- les femmes au tombeau ouvert mais les disciples ne les croient pas,
- le chemin d’Emmaüs et le retour à Jérusalem,
- le surgissement du Ressuscité dans l’assemblée réunie et ses dernières paroles qui annoncent la mission des disciples et la prochaine venue sur eux de la puissance d’en haut, l’Esprit, et l’ascension.
C’est dans le livre des Actes qu’il est fait mention des quarante jours de présence du Christ ressuscité auprès de ses disciples, mention qui commande notre calendrier liturgique. Dans l’évangile, Pâques et l’ascension, c’est la même journée, manière de joindre les deux comme les deux faces d’une même pièce, la résurrection et l’ascension. L’exaltation, l’élévation dans la gloire de Dieu, l’attestation de l’approbation divine sur le crucifié représente en même temps une séparation. Il se sépara d’eux, un des nombreux verbes du récits, neuf verbes en quatre versets. Il s’agit de cela dans ce récit de l’évangile, d’une séparation mais qui n’est pas celle de la mort et du deuil, ni celle d’une rupture douloureuse. Une séparation qui est source d’une grande joie.
C’est que cette séparation est inscrite dans la bénédiction : le Christ ressuscité lève les mains et bénit ses disciples. C’est cette inscription que je vous propose d’explorer en trois temps.
Première : L’association de la séparation et de la bénédiction n’est pas sans rappeler un autre texte biblique, avec un autre premier jour de semaine suivi de six autres, le premier chapitre de la Genèse. Nous comprenons pourquoi Luc place l’ascension le jour de Pâques ! Le dernier chapitre de l’évangile de Luc se lit ainsi comme un récit de création, de commencement, l’engagement d’une dynamique dont rendent compte les nombreux verbes de ces quatre derniers versets. C’est le temps des disciples, notre temps, celui où la présence du Christ, d’une tout autre qualité que nos présences humaines, vient cependant les soulever et les animer, les transformer et les encourager. Comme une nouvelle naissance, une création, toute manière de parler de cet événement non maîtrisable, insaisissable, indécidable qui advient dans une existence humaine et la renouvelle en profondeur, un événement auquel nous donnons le nom de Christ, œuvre divine du don de la vie vivante.
Deuxième : La séparation dit encore autre chose. Séparer, c’est établir une distance. C’est-à-dire qu’il n’y a ni confusion de ceux qui sont séparés, ni dissimulation de l’un ou de l’autre. Il y a à la fois une place pour chacun et la distinction, la reconnaissance de chacun. Pour les disciples, il y a là l’espace de leur liberté et de leur responsabilité. Dans notre temps, c’est à nous de répondre :
répondre à la Bonne Nouvelle, à l’Évangile, à l’appel, à la vocation, dans la liberté de n’être plus contraints par des jugements et avec la liberté d’interpréter nos réponses ;
répondre de ce que nous croyons, de ce qui nous fonde, dans la liberté de toujours chercher, et de se laisser relier à d’autres chercheurs ;
répondre des héritages qui sont les nôtres, avec aussi la liberté de transformer, de laisser, de poursuivre ;
répondre à ce qui survient, aux défis et aux sollicitations du monde et de la vie, avec la liberté d’inventer, d’essayer, de recommencer -ce qui n’est pas répéter.
Et parce que cette séparation est tenue dans la bénédiction, elle ne met fin à aucun des dons que Jésus-Christ a porté : la grâce de Dieu et la restauration de l’humain, la Parole de Dieu et l’avenir ouvert pour chacun et chacune. La bénédiction communique la bienveillance de Dieu et atteste de sa fidélité au long des jours. Elle évoque également les temps de choix que nous éprouvons tous, ces croisées des chemins où nous nous retrouvons. La bénédiction rappelle l’exhortation de Moïse au peuple dans le livre du Deutéronome : J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance en aimant l’Éternel ton Dieu, en l’écoutant et en t’attachant à lui. (Dt 30,19) La bénédiction elle-même rend responsable car elle est un encouragement à vivre, sans aucune naïveté, sans promesse qu’il n’y aura que du beau temps, mais en faisant face aux difficultés.
Certainement Luc tisse-t-il dans le motif de l’ascension celui de la bénédiction que les patriarches donnaient à leurs enfants avant de mourir, afin qu’ils continuent le chemin, qu’ils poursuivent leur vie devant l’Éternel.
Troisième : La séparation, c’est également ce qui permet une relation respectueuse. Les disciples ne sont pas abandonnés, ils ne se retrouvent pas dans une situation d’isolement, ils ne sont pas éparpillés, livrés chacun à eux-mêmes. La relation avec le Christ et avec Dieu est instaurée, inscrite dans la bénédiction, celle que le Christ pose sur eux, et celle que les disciples adressent à Dieu : Ils étaient constamment dans le Temple et bénissaient Dieu. Luc inscrit le motif de l’ascension dans un cadre liturgique en donnant à Jésus-Christ la fonction du grand-prêtre levant les mains et bénissant le peuple et en indiquant le temple, lieu cultuel de réponse à Dieu, réponse par la bénédiction sur Dieu, nous disons aussi l’action de grâce. La mention du Temple symbolise la vie dans la foi qui relie, en alliance et en bénédiction. Il s’agit là de signifier que les disciples tiennent leur existence toute entière devant Dieu, en Dieu, en relation avec Dieu. Les disciples vivent de ce que le Christ leur a révélé de Dieu et de son œuvre pour eux, et ainsi, ils se tiennent à une juste distance, à une juste place par rapport à Dieu et au Christ. Car autant l’enlèvement du Christ au ciel, pas l’espace au-dessus de nos têtes mais le domaine divin, implique qu’il est impossible de mettre la main sur lui, impossible de l’enfermer dans un livre, un dogme, une tradition, une Église, un lieu, autant la bénédiction exprime une proximité, un avec sur lequel l’évangéliste Matthieu insiste d’un bout à l’autre de son évangile avec l’autre nom de Jésus : Emmanuel, Dieu avec nous, et avec la dernière parole du Ressuscité aux disciples : Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde. La bénédiction dit cette vie selon la Parole qui oriente dans le bon et dans la vie vivante. Cette relation de bénédiction, en bénédiction permet une existence renouvelée, élargie, agrandie, une existence élevée. L’élévation du Christ au ciel fait de notre existence une existence élevée :
élevée dans l’humanité à l’image de Dieu : reliée à plus qu’elle-même,
élevée au-dessus des divisions, des prétentions et des jugements de clans et de partis,
élevée car recevant sa vie de Dieu, enseignée par Jésus-Christ, soulevée par l’Esprit.
Conclusion : L’encouragement à vivre conduit les disciples au Temple, dans le lieu où les paroles de Jésus n’ont pas été accueillies, le lieu des prêtres et grands-prêtre qui ont fait condamner Jésus, un lieu d’hostilité. Il faut bien être encouragés pour y retourner. Comme les disciples d’aujourd’hui ont besoin d’être encouragés pour vivre dans ce monde agité et incertain. La bénédiction porte un encouragement et aussi la confiance et l’espérance de celui qui bénit. De leur côté, lorsque les disciples bénissent Dieu, ils expriment reconnaissance et gratitude, confiance/foi et fidélité. Et c’est déjà une vocation qui fait mission, le fondement de tout autre acte des disciples : se croire béni et bénir Dieu. Car c’est ainsi que nous pouvons devenir bénissant les uns pour les autres et pour celles et ceux que nous croisons. Nous n’amènerons pas les petits enfants, ni les vieillards, ni les malades, ni personne à Jésus-Christ pour qu’il les bénisse. Nous pouvons le faire, c’est à nous de le faire.
C’est d’ailleurs tout le sens du culte, qui commence par la proclamation de la grâce de Dieu qui est déjà bénédiction qui nous précède, et dont la bénédiction finale, comme la pointe du sens de la célébration, nous accompagne, nous pousse vers dehors, vers le quotidien, vers nos contemporains.
Et la joie est grande, que Luc mentionne depuis le début de l’évangile dès la naissance de Jésus, la joie est grande parce que la séparation ouvre à la relation belle et bonne, à la liberté et à la responsabilité des disciples. Cette joie ne dépend pas des circonstances, elle est une conséquence de la bénédiction reçue, et elle est nourrie de la gratitude, de l’action de grâce, de la bénédiction partagée et relancée. L’Ascension est une fête puisque la séparation est bénédiction.