Prédication du 21 octobre 2018

de Catherine Axelrad

La sainte cène, une communion anthropologique et mémorielle

Prédication – 1ère partie

Lévitique 17, versets 10 à 14
Matthieu 26, versets 26 à 29
Luc 22, versets 14 à 20
Actes 2, versets 42 à 46

Ces textes sont très importants et très riches, on pourrait faire une prédication à partir de chacun d’eux, mais je vous propose aujourd’hui d’y réfléchir brièvement à partir de deux éléments – la dimension anthropologique de la Cène – et aussi ce que les évangiles et les Actes nous disent de la manière dont elle est commémorée dans les premières communautés et ce que cela implique pour nous dans nos choix de célébration.

Quand je parle de dimension anthropologique je fais référence à la manière dont ce qui est dit par Jésus nous rattache à des temps très anciens, presque aux premiers temps de l’humanité. Dans les Pyrénées orientales, dans la grotte de Tautavel qui a été habitée par des clans d’humains pendant au moins cent mille ans, surtout entre 500000 et 400000 ans avant que Jésus ne dise ces paroles, on a retrouvé de nombreux ossements humains dont certains avaient été soigneusement raclés par d’autres humains pour ne perdre aucune miette de leur chair, et certains cassés pour pouvoir en consommer la moëlle. On ne sait rien d’autre sur ces pratiques anthropophages, ni sur celles pratiquées à certains moments par les hommes de Néandertal, et même plus tard par les homo sapiens : est-ce qu’elles étaient uniquement destinées à s’alimenter, ou est-ce qu’elles avaient déjà une dimension symbolique, comme plus tard (il y a « seulement » trente mille ans environ) celle de s’approprier la force d’un ours en mangeant sa chair avant de se mettre sous sa protection en plaçant son crâne sur une pierre surélevée. Alors vous allez me dire «comment peux-tu comparer notre sacrement du partage à ces moeurs de sauvages, ces humains mal dégrossis d’avant même l’homme de Néandertal, des êtres qui ne pouvaient pas encore vraiment parler, quel rapport avec les belles paroles de Jésus, celui en qui Dieu se donne aux humains, sans restriction, totalement, y compris par le don symbolique de sa personne physique. »

Mais je pense qu’il faut regarder sans complaisance ces paroles de Jésus. Ce qu’il dit, c’est énorme et c’est interdit. On comprend que les Juifs protestent et que les premiers chrétiens aient été accusés de cannibalisme. Oui, nous l’avons entendu dans la première lecture, dans l’AT l’interdiction de la consommation du sang est peut-être plus importante que les 10 commandements, car les commandements ont été donnés à tout Israël alors que l’interdiction du sang est considérée comme universelle ; les Juifs sont les représentants d’une religion qui s’est construite pendant des millénaires autour d’interdits qui peuvent aujourd’hui décourager, voire fâcher, tant ils obéissent à une logique qui nous est totalement étrangère – mais on peut se demander – et par exemple l’anthropologue Mary Douglas se pose la question dans son livre « l’Anthropologue et la Bible » – oui, on peut penser que ces interdits alimentaires, en particulier la condamnation du sang dans l’alimentation, et tous ces divisions entre espèces dites pures et espèces dites impures, tout cela provenait d’un désir de comprendre et d’organiser le comportement de l’homme dans la création – le désir de se conduire bien, différemment des populations que l’on côtoie, perçues comme sauvages – les interdits alimentaires sont peut-être d’abord une manière de se démarquer d’un mode de vie perçu comme sans loi, non civilisé – et nous entendrons tout à l’heure avec l’évangile de Jean qu’en entendant les paroles de Jésus les Juifs sont horrifiés, et un peu plus loin le texte dit même que ces déclarations ont incité plusieurs disciples de Jésus à le quitter. Et je sais que pour certains d’entre nous aussi, même symbolique, ce rappel des paroles de Jésus, qui est pourtant la base de l’institution de notre sacrement de Ste Cène, ces paroles peuvent poser problème. Et pourtant je pense que d’une certaine manière, quand nous rappelons ces paroles de Jésus, nous assumons aussi cette dimension anthropologique qui nous relie aux premiers temps de l’humanité. Elle ne fait pas de nous des sauvages, au contraire, elle nous permet de mesurer le long chemin parcouru dans la recherche du Seigneur et avec lui. Le chemin qui nous a fait passer de l’acte au signe ; parce que nous savons tous, et dans notre église nous l’affirmons, que Dieu n’est pas présent dans le pain et le vin mais que le rappel des paroles de Jésus nous rend sensibles à sa présence parmi nous. Et c’est pourquoi, comme les premières communautés regroupées autour de Marc, de Matthieu puis de Luc, nous pouvons prendre cette nourriture avec joie et simplicité – simplicité de coeur, comme Luc le dit dans les Actes, et simplicité dans les gestes, car nous pensons qu’en nous abstenant de toute forme de théâtralité nous pouvons sans idolâtrie faire mémoire de ces paroles fondamentales.

Ce que Jésus a réellement dit, on ne le sait pas ; étant donné l’importance donnée à ces paroles dans toutes les communautés, il est plus que probable qu’elles se rapportent à un événement s’étant réellement produit, une ou plusieurs fois. Mais ce que je souhaite également souligner à partir de ces textes, vous l’aurez peut-être déjà perçu en les entendant, c’est qu’au moment où ils sont écrits – autour des années 70 pour Marc et Matthieu, 80 pour Luc, la célébration de la Cène par le partage du pain et du vin est déjà pratiquée, fréquemment pratiquée dans les communautés, précisément avec les mots qui que les rédacteurs des évangiles vont utiliser. Et ce que Luc – sans doute sous l’influence de l’apôtre Paul, qui en parle dans la 1ère lettre aux Corinthiens – ce qu’il a ajouté aux paroles initiales nous permet de penser que la Cène est pratiquée comme un mémorial « faites ceci en mémoire de moi ». Mais environ dix ans plus tard, le rédacteur de l’évangile selon Jean, peut-être le disciple bien aimé lui-même, peut-être un autre – et dans le texte que nous allons entendre les spécialistes ont aussi repéré quelques versets ajoutés plus tardivement – Jean fait un choix différent : il ne raconte jamais la Cène ; il y fait allusion lorsqu’il parle du dernier repas, mais il ne raconte jamais les gestes associés aux paroles. En revanche, il rapporte très longuement, dans son style à la fois poétique et mystique, des paroles qu’il attribue à Jésus et qui constituent en fait une première explication théologique de la Cène. C’est un peu comme s’il disait « ce que nous célébrons, voilà ce que ça veut dire, voilà ce que Jésus lui-même en a dit ». Nous allons écouter ce texte, c’est un très beau texte, un texte porteur de toute la spiritualité de Jean, un texte qui peut nous éclairer sur la profondeur du don de Dieu, un texte qui peut nourrir notre propre spiritualité – mais c’est aussi, bien sûr, parce qu’il représente déjà une affirmation théologique, un texte qui a ouvert la porte à toutes sortes de dérives et d’interprétations abusives.

Prédication – 2ème partie

Jean 6, versets 41 à 58
1ère aux Corinthiens 11, versets 27 à 30

On ne sait pas très bien qui est le rédacteur de l’évangile de Jean – ou plutôt qui sont les rédacteurs – de l’évangile selon Jean. Peut-être celui que cet évangile appelle « le disciple que Jésus aimait », peut-être aussi un autre qui reproduit ensuite son style dans les épîtres dites « de Jean ». Une chose est sûre en tous cas : nous entendons ici quelqu’un qui cherche à exprimer avec sincérité et avec foi ce que signifiait pour Jésus, et ce que signifie pour lui, vivre uni à Dieu. Avec le pain et le vin il ne s’agit pas d’un don pour survivre, comme celui de la manne dans le désert ; il s’agit d’un don pour vivre, et pour vivre dans l’union avec Dieu – un don qui unit donc vie spirituelle et vie matérielle. Je pense que comme toujours chez Jean, le concept de vie doit être interprété d’abord au sens spirituel, car le risque dont je parlais tout à l’heure est grand de transformer cette méditation sur la recherche d’union spirituelle avec Dieu dans la personne de Jésus en dogme. Le risque est grand car pour la première fois, mais pas la dernière, nous avons ici une association du concept de vie – je suis le pain vivant – l’idée de vie éternelle, et même de résurrection – avec le fait d’absorber le pain et le vin. Non seulement Jésus semble affirmer une identification entre la personne de Jésus – cet homme dont tous connaissent « le père et la mère » – et « le pain vivant qui descend du ciel », mais son discours semble rejeter loin de la vie ceux qui refusent cette pratique.

Reconnaissons-le, si nous écoutions la lettre de ce texte sans en chercher l’esprit, il pourrait nous scandaliser autant que les Juifs et que ceux dont il est dit huit versets plus loin « dès ce moment, plusieurs de ses disciples se retirèrent, et ils n’allaient plus avec lui. » Je parlais tout à l’heure des interprétations abusives qui en ont été faites – sans vouloir insister sur ce point il n’est pas difficile de voir que si on s’attache à la lettre de ce texte, on peut rapidement tomber dans la théâtralité et l’idolâtrie ; et on voit aussi comment les institutions ecclésiales ont pu y trouver au fil des siècles de quoi justifier de multiples dérives, condamnations et abus de pouvoir, et cela quelquefois jusqu’à aujourd’hui. Y compris d’ailleurs dans certaines églises protestantes, nos anciens s’en souviendront peut-être, où la participation était soumise à condition, il fallait d’abord donner le jeton qu’on avait reçu en payant la dime. Et à des degrés divers, quelle que soit son église d’origine, ces dérives sont pour tout chrétien une cause de souffrance : nous souffrons, bien sûr, quand une institution humaine dénature le symbole de ce don total et inconditionnel aux humains pour le transformer en instrument de contrôle ou d’exclusion (et nous savons que cela commence très tôt dans l’histoire de l’Eglise, même avant ce texte, puisque dès le chapitre 11 de la 1ère lettre aux Corinthiens, avec des arguments très peu convaincants Paul met la participation à la Cène « sous condition », il faut s’examiner soi-même pour savoir si on en est digne –mais personne n’en est digne, c’est le Christ qui nous en rend dignes – et il va jusqu’à expliquer une récente épidémie par le fait que certains auraient « indûment » pris le pain et le vin ) – mais si nous en souffrons, c’est pour les mêmes raisons que nous aimons ce texte : parce qu’à sa manière il nous dit comment ces paroles apparemment et réellement scandaleuses de Jésus «manger la chair du fils de l’homme, boire son sang » répondent de manière symbolique à notre désir d’unité, y compris d’unité intérieure : elles nous unissent aux humains des temps les plus reculés, elles nous unissent entre nous, elles nous unissent à Christ, et en Christ elles nous unissent à cela qu’on appelle Dieu ; et ce que le texte nous dit aussi, c’est que ce don est un don exigeant, un don qui donne à la fois un sentiment de plénitude et de manque (et je pense que le rédacteur de l’évangile de Jean vit ce manque de manière aiguë) : comme la parole dont elle est la manifestation, la Cène est une nourriture qui donne faim, une nourriture qui accroît notre recherche de Dieu – cette recherche que chacun de nous vit de manière différente, cette recherche qui nous réunit pourtant, et en ce moment encore, autour de sa parole comme aussi dimanche prochain autour de son pain, je crois qu’elle correspond à l’aspiration la plus profonde de tout être humain, à cette recherche d’unité intérieure que Jean appelle demeurer en Dieu, et lui en nous. Et si nous sommes ici ce matin, c’est parce que nous cherchons à vivre ce désir ensemble, parce que nous savons que cette recherche d’unité intérieure pourtant si personnelle passe justement par la communion – la communion avec l’humanité depuis son origine, la communion dans la recherche du Dieu des origines et des fins dernières – celui que l’auteur de l’Apocalypse appelle l’alpha et l’oméga – la communion entre nous, la communion dans la recherche fondamentale et ultime du sens de notre vie.

Amen