Prédication du 30 mai 2010
de Philippe Vollot
La purification du temple
Lectures : Esaïe 1, 11-17, Jean 2, 13-16
Ainsi, Jésus a chassé les marchands du Temple, et les marchands le lui ont bien rendu ! En effet, tout au long des siècles qui nous séparent de lui et jusqu’à nos jours, les Églises, toutes confessions confondues, ont souvent transformé la maison du Père en maison de trafic, ou du moins l’ont-elles laissé faire. Les exemples ne manquent pas qui nous rappellent que la religion et le commerce s’accommodent assez bien. Et après tout, dans une société marchande, n’est-il pas inévitable que tout se vende ?
Et je ne pense pas seulement à la vente des indulgences par l’Église de Rome au XVIème siècle qui a été la cause immédiate de la Réforme protestante.
Je ne pense pas seulement aux petits et grands commerces de l’Église catholique d’aujourd’hui, qui se nourrissent de pèlerinages et s’engraissent, par la vente de statuettes et de médailles prétendument miraculeuses, aux dépens de ses fidèles les plus naïfs.
Je pense aussi et surtout, parce qu’il ne faut jamais oublier d’observer ce qui se passe dans sa propre famille, à la réussite financière époustouflante des « télévangélistes » américains. Ces personnages, issus de courants protestants et qui se prétendent pasteurs, savent si bien, Bible en main et menaces à la bouche, récolter des millions de dollars en promettant le salut à des hommes et des femmes éprouvés et affaiblis par la vie, plus que par la prétendue noirceur de leurs péchés. Ces soi-disant pasteurs protestants ressemblent comme des frères jumeaux aux prêtres catholiques que Luther et Calvin ont combattu avec la vigueur que l’on sait !
Tous ces exemples, du côté catholique comme du côté protestant, sont purement et simplement scandaleux et contribuent à détourner une partie de nos contemporains du christianisme, frappés qu’ils sont à juste titre de la contradiction de certaines Églises qui s’enrichissent tout en prônant l’amour des pauvres.
Mais au-delà, ces mauvais exemples, qui n’appartiennent heureusement pas à la tradition des Églises Réformées, ne devraient pas suffire à nous donner bonne conscience. Au contraire, ils doivent attirer notre attention sur un danger qui nous guette en permanence : c’est celui de la perversion des bonnes intentions.
Reprenons, si vous le voulez bien, depuis le début, c’est-à-dire depuis 2000 ans.
A priori, il était fort louable de mettre à la disposition de pèlerins venus de toute la Palestine tout ce dont ils avaient besoin pour accomplir les rites religieux de l’époque : un bureau de change, puisque la monnaie de l’occupant romain n’avait évidemment pas cours dans l’enceinte du Temple de Jérusalem. Et puis des animaux à offrir en sacrifice à l’Eternel, puisque telle était la règle maintenue par les grands prêtres malgré certains prophètes d’Israël, comme notamment Esaïe. De même, il est fort louable aujourd’hui de vouloir faire connaître la Bible à tous ceux de nos contemporains qui n’en ont jamais entendu parler.
Et il est également fort louable de faire usage de la radio et de la télévision par l’intermédiaire desquelles les Églises peuvent faire entendre la Parole de Dieu à des millions de personnes. Bref, il est fort louable de vouloir mettre la Bible, la bonne nouvelle de l’Évangile à la portée du plus grand nombre.
Mais ce qui l’est moins, pour ne pas dire pas du tout, c’est ce qui risque de se passer concrètement. Car au-delà des bonnes intentions, dès que l’argent pointe son museau, c’est l’instant de tous les dangers.
Voyez plutôt les marchands et les agents de change dans le Temple. Si Jésus, dans l’unique geste de violence qu’on lui connaît, les fouette pour les chasser et renverse leurs tables, c’est parce qu’ils ont transformé le moyen en fin. Ils ne sont plus là pour rendre service, fût-ce à prix coûtant, mais pour faire de gros bénéfices sur le dos de fidèles le plus souvent pauvres, qui ont déjà dépensé leur maigre pécule rien que pour faire le voyage.
Ces marchands, ces changeurs, ont transformé le service en commerce, avec la complicité bienveillante des grands prêtres qui ferment les yeux et empochent un pourcentage. Là où devraient régner la dignité et la prière, règne le marchandage permanent de ce qui apparaît être le moyen du salut pour la majorité des Juifs de l’époque. Il faut en effet payer pour sacrifier des animaux et pour pénétrer dans le lieu qui a abrité jadis l’Arche d’alliance.
Les prêtres d’Israël et leurs employés ont perverti le service en commerce dans le Temple du Seigneur, là où par définition devrait régner la gratuité. Car on ne devrait pas avoir à marchander pour prier. N’est-ce pas ce système qui a perverti la prière elle-même, conduisant certains à prier égoïstement pour eux-mêmes, à marchander avec Dieu pour obtenir ses faveurs, alors que c’est à nous qu’il appartient d’exaucer sa volonté ?
Mais au fait ; comment échapper à ce danger, à cette perversion insidieuse ? A partir de quel moment, à partir de quel seuil passe-t-on du service rendu à l’autre au service de soi-même, c’est-à-dire au bénéfice pour soi-même ? Cette question vaut pour toutes nos activités, et peut-être et surtout pour celles qui sont, ou qui nous paraissent les plus louables.
A partir de quand passe-t-on de la diaconie, c’est-à-dire du service des pauvres, à la charité business, c’est-à-dire au trafic de la charité qui consiste, même inconsciemment, à faire publicité et commerce de la charité ? Il n’existe sans doute pas de réponse simple, claire, et définitive. La vie n’est sûrement pas un film pour enfant ou un western, dans lesquels le Bon et le Mauvais sont repérables au premier coup d’œil.
Mais il faut savoir que dans le Temple de nos pensées, de nos intentions, de nos actes, peut surgir celui qui nous habite, Jésus-Christ lui-même. Et c’est lui qui peut nous dire : « assez, les limites sont franchies, de la Maison de mon Père, vous êtes en train de faire une maison de trafic ». Jésus de Nazareth, qui sera lui-même victime de transactions entre les pouvoirs politique et religieux, et qui sera vendu pour 30 deniers, soit le prix de quelques colombes destinées au sacrifice. Lui n’hésite pas à faire scandale, à semer publiquement le désordre dans le Temple de l’ordre apparent, et met tout sens dessus-dessous au sens propre comme au sens figuré, pour révéler que le système s’est emballé, est devenu fou, et fonctionne à l’envers avec l’argent d’abord, et Dieu après.
Et où sont aujourd’hui les temples en folie et les systèmes qui ont perdu la boussole ? Est-ce que ce sont encore les lieux de culte et de rituels religieux ? N’est-ce pas plutôt la société tout entière qui est folle, dans laquelle l’économie n’est pas au service de l’homme, mais l’homme au service de l’économie ?
Notre France, notre Europe, nos sociétés modernes, ne sont-elles pas en train de devenir des maisons de trafic en tous genres, dans lesquelles tout peut se vendre, y compris les brevets de vaccin contre le SIDA, y compris les organes ou les embryons humains ? Pouvons-nous encore entendre sans protester qu’il existe fatalement, c’est comme ça, un volant structurel de 3.000.000 de chômeurs, auxquels s’ajoutent les travailleurs pauvres, soient 8.000.000 de personnes sacrifiées ? Oublions-nous qu’il n’y a aucune fatalité à tout cela ?
Que s’il y a 8.000.000 de pauvres dans notre pays, c’est peut-être parce que beaucoup parmi les autres habitants, nous y compris, ne voulons pas ou ne savons pas partager ? Et les égoïsmes nationaux des pays riches ne sont-ils pas en train de faire de la Terre tout entière, de cette magnifique création, une maison de trafic en vendant tout, hommes, femmes enfants, culture, santé, y compris les fameux droits à polluer ?
Qui viendra fouetter les modernes marchands et agents de change ? Qui viendra mettre tout sens dessus dessous pour manifester que notre système social, économique et politique fonctionne à l’envers puisqu’il fabrique, parallèlement à un accroissement sans précédent des richesses, une quantité d’autant plus intolérable de perdants ?
Une remise en ordre s’impose, même si elle sera nécessairement difficile et coûteuse. Mais il en va de notre salut individuel et collectif, il en va de la sauvegarde de l’Humanité tout entière. Je sais bien que ne s’improvise pas prophète qui veut, mais l’Évangile nous indique un chemin.
Le texte de Jean nous rappelle que le Temple de Jérusalem, parce qu’il fonctionnait comme système religieux perverti, fonctionnant sur lui-même et pour lui-même, comme une fin en soi, sans souci réel de Dieu ni des êtres humains, que ce Temple-là est sans avenir. Car il n’était plus le signe visible sur la terre d’Israël du Dieu unique et invisible. Il était devenu le signe d’une religion sans âme et sans cœur, qui avait fait de l’argent un intermédiaire obligatoire entre les êtres humains et Dieu, et transformé le projet de salut en espèces sonnantes et trébuchantes.
Désormais, pour nous chrétiens, et c’est notre spécificité parmi toutes les autres religions du monde, le signe visible de la présence de Dieu dans le monde a un visage humain, celui de l’homme de Nazareth, Jésus le Christ, mort et ressuscité, ce Temple vivant qui n’exige ni sacrifice, ni commerce de biens ou de personnes.
Et après sa mort, les premières communautés chrétiennes ont su faire mémoire de cet homme qui a proclamé que l’être humain ne devait plus être jugé à l’aune de ce qu’il possédait ou ne possédait pas, ni même à l’aune de ses prétendues vertus morales, mais selon le seul critère de l’amour de Dieu car façonné à l’image de son créateur.
Cet amour-là n’a paraît-il pas sa place dans les politiques économiques ou sociales avides d’efficacité à courte vue, qui relèvent nous dit-on de techniques compliquées et de contraintes impossibles à desserrer. Bref tout cela est trop complexe pour que les Églises, et même les citoyens, y mettent leur grain de sel.
N’est-ce pas la manière moderne de nous dire que l’Évangile est de trop, et qu’il faut bien se garder de le mettre en pratique ? Et n’est-ce pas notre responsabilité, à nous chrétiens, de témoigner du contraire et de hâter la venue de ce Royaume tant espéré ? En effet, quelle que soit la catégorie sociale à laquelle on appartienne, et quelle que soit la diversité de nos engagements, il nous est toujours possible d’indiquer, par la parole et par l’action, les voies dans lesquelles la vie collective peut devenir porteuse d’espérance, d’une espérance pour chacun et pour tous.
Sachons retrouver l’Évangile de la conversion, c’est-à-dire du retour constant vers Jésus de Nazareth, l’Évangile de la nouvelle naissance et des printemps qui renaissent toujours, cet Évangile qui ne saurait être reçu et transmis, signifié et vécu, que dans un partage réel et solidaire, tourné vers les plus petits d’entre nos frères dont le Christ nous parle dans la parabole du Jugement dernier. Soyons vraiment au service de tous les hommes, de toutes les femmes, de tous les enfants, avec Celui qui, parce que pauvre et serviteur, est le vrai Libérateur de toute l’Humanité. C’est lui que Dieu nous a donné et qui est mort par amour pour chacun d’entre nous.
Amen