Texte de la prédication : La prière de Salomon – par Dominique Hernandez

Demande ce que tu veux, je te le donnerai.
Ce n’est pas une phrase que nous entendons ou prononçons souvent ! C’est même une phrase qui semblerait suspecte : soit la personne qui parle ainsi est emportée dans une passion sans limite, soit elle est réduite à une soumission d’esclave, soit elle est extrêmement puissante, peut-être un peu mégalomane.
Et puis c’est très dangereux ! Que peut répondre la personne à qui est dite cette phrase ? Décroche-moi la lune ? N’importe quel caprice ? N’importe quelle ambition ?
Certains pourraient dire que ce n’est ni suspect ni étonnant que Dieu parle ainsi dans le récit du livre des Rois puisque qu’il est le Dieu tout-puissant et qui tient parole. Cependant, Dieu est-il là pour nous donner ce que nous voulons ?
D’ailleurs, que voulons-nous ? Voici une question que nous pouvons nous poser en lisant ce récit. Sans être Salomon roi en Israël, que voulons-nous ?
La question trouve un écho la réponse de Salomon qui demande un cœur qui écoute. Le cœur chez les hébreux représente non pas le siège des émotions, mais celui de la volonté, de la décision. C’est donc du cœur de Salomon qu’est sortie cette réponse qui a tant marqué Valentin, et d’autres lecteurs de ce récit.
Ce que tu veux : ce n’est pas un caprice, ce n’est pas les mille choses qui peuvent passer par la tête parce qu’elles font envie. Ce que tu veux se tient solidement ancré dans les profondeurs de l’être et de sa pensée, selon ce que la personne croit, selon ce qui l’oriente, selon ce dans quoi elle respire.
Ce n’est pas une démarche égoïste à laquelle Dieu exhorte Salomon mais à une véritable réflexion que ce qui est bon pour lui, sur ce qui va du côté de la vie dans ces circonstances, dans cette situation. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une démarche responsable. La réponse de Salomon à Dieu est aussi réponse à sa situation de roi dont la charge consiste à gouverner le peuple d’Israël. Et si nous ne sommes pas roi, si nous ne gouvernons pas de peuple, nous gouvernons au moins un peu de notre existence et nous avons des responsabilités familiales, professionnelles, sociales, ecclésiales.
Nous pouvons lire une reprise de cette question par exemple dans ce que Jésus dit à ses disciples dans l’évangile de Jean : Tout ce que vous demanderez à Dieu en mon nom, il vous le donnera (Jn 15,16) ou dans l’évangile de Matthieu : Tout ce que vous demanderez avec foi dans la prière, vous le recevrez (Mt 21,22). Que demandons-nous ? Que voulons-nous ?

Une autre question est inscrite dans ce que Dieu dit à Salomon, et Jésus à ses disciples : qu’est-ce que Dieu peut donner ? ou autrement : quelle représentation de Dieu avons-nous ? Quel est le Dieu auquel est adressée notre foi, le Dieu que nous prions ? Dieu n’est certes pas réduit à nous donner ce que nous aimerions avoir ou être, il n’est pas à notre service, il n’est pas un moyen de parvenir à nos fins même très respectables. Depuis Jésus de Nazareth, il n’est plus vraiment possible de croire en un Dieu qui intervient directement dans les affaires du monde, dans les phénomènes naturels ou dans les malheurs qui affectent les humains. Même si la foi en ce Dieu interventionniste est prégnante dans bien des livres de la Bible hébraïque, même si des chrétiens le croient encore trouvant dans cette croyance un espoir ou une explication face à ce qu’ils vivent.

A ces deux questions essentielles : qu’est-ce que je veux ? En quel Dieu est-ce que je crois ? nous trouvons des éléments de réponses dans ce que dit Salomon. Et vous avez remarqué que sa réponse est longue. Il ne se contente pas de dire : s’il te plaît, je veux un cœur qui écoute.
Salomon commence par relire son histoire : il réfléchit à qui il est, à d’où il vient, une réflexion posée en relation à l’Éternel qui a ouvert devant lui la question de la profondeur et de la qualité de sa volonté. Cette introspection comporte trois étapes :
Premièrement, il se souvient que l’Éternel a agi avec une grande bienveillance et une grande fidélité envers David son père. Bienveillance et fidélité, c’est aussi ce qu’a proclamé Jésus le Christ et ce qu’ont manifesté sa mort et sa résurrection. Bienveillance et fidélité pour créer et recréer la vie dans le chaos, pour inspirer aux humains de créer avec lui un monde où chacun ait une place honorable. Bienveillance et fidélité gratuites : Dieu ne demande rien en échange. Bienveillance et fidélité pour chacun, pour chacune, ici pour Salomon aussi à qui Dieu ne reproche pas d’avoir pris pour femme la fille de Pharaon, première d’un grand nombre d’épouses étrangères qui introduiront en Israël les cultes d’autres dieux devant lesquels Salomon finira par s’incliner. La bienveillance et la fidélité de l’Éternel ne garantissent pas les nôtres en toutes circonstances car elles n’enferment personne et ne s’imposent à aucune volonté humaine.
Deuxièmement, Salomon se souvient de la manière dont David a vécu et gouverné : en suivant la voie de la loyauté, de la justice et de la droiture de cœur devant l’Éternel. Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, disait Jésus, et les besoins élémentaires : manger boire, se vêtir seront donnés en plus, puisque par la justice, tous peuvent avoir la nourriture et le vêtement, et même un toit. La droiture de cœur de David ne l’a pourtant pas préservé de faire tuer le premier époux de la mère de Salomon, Bethsabée, mais elle lui a permis de reconnaître sa faute devant le prophète Nathan, et selon la tradition biblique, elle lui a inspiré un des plus beaux psaumes, prière de repentance et de confiance, le psaume 51. Car la droiture du cœur, c’est un cœur qui se tourne et se retourne vers Dieu, c’est-à-dire une volonté capable de revenir après s’être égarée, une volonté qui se souvient de la fidélité divine après l’avoir oubliée.
Salomon se voit lui-même comme le fruit de la fidélité et de la bienveillance de l’Éternel auxquelles répondaient la loyauté, la justice et la droiture de David. La dynamique de relation entre Dieu et l’être humain est fructueuse pour l’avenir !
Alors troisièmement, Salomon se reconnaît humblement comme un petit jeune homme qui ne sait rien faire. Littéralement en hébreu : il ne sait ni entrer ni sortir, ce qui signifie qu’il ne sait pas conduire ses armées et pour un roi, c’est quand même un handicap. Puisque Dieu s’adresse à lui, Salomon se révèle à lui-même et à Dieu, dans la nuit, dans le rêve, c’est-à-dire dans l’intimité, dans l’intériorité, comme ce petit jeune homme qui ne sait rien, loin de la magnificence du souverain qui a publiquement offert mille holocaustes sur l’autel du haut-lieu de Gabaon. La bienveillance de l’Éternel l’y autorise, elle seule, pas les mille sacrifices, parce qu’elle le libère de l’obligation de se comporter en roi. Dans la nuit, dans le rêve, devant Dieu, il y a seulement l’homme, l’humain. C’est dans la même perspective que Jésus de Nazareth recommande à ses disciples de se retirer dans le secret de leur chambre pour prier, afin de ne plus être soumis aux pressions sociales, religieuses ou familiale, afin que la prière soit libre pour la reconnaissance des manques, des erreurs, des doutes, des questions, des peurs.

Mais ce petit jeune homme qui ne sait rien est aussi roi en Israël, Salomon formule alors ce qu’il veut. Compte tenu de ce qu’il vient de dérouler de sa compréhension de Dieu, de son histoire et de ses responsabilités, Salomon demande un cœur qui écoute, c’est-à-dire une volonté attentive à la volonté de Dieu pour discerner le bon du mauvais et ainsi gouverner son peuple selon la justice. Salomon veut être éclairé pour accomplir sa tâche et il demande un cœur ouvert à la lumière divine, un cœur à l’écoute la Parole de Dieu, une volonté qui s’accorde à la bienveillance et à la fidélité de l’Éternel.

Cela nous éclaire sur la prière, nos prières. Ce que Salomon demande à Dieu, c’est que soit intensifiée en lui la conscience de la Parole créatrice, que sa volonté d’homme et de roi soit mobilisée pour le service du peuple, au service d’autrui. Salomon ne veut pas rester un petit jeune homme qui ne sait rien, sa prière exprime le désir d’être autrement pour remplir sa tâche et pour le bien du peuple. Il ne demande pas à Dieu d’intervenir dans les affaires du royaume, c’est au roi de décider et d’agir.
Nous ne sommes ni rois ni reines, mais ne tâchons-nous pas de nous comporter, là où nous sommes, dans ce que nous faisons, de manière responsable ? N’avons-nous pas besoin de discerner le bon et le mauvais, le bien et le mal, c’est-à-dire besoin de la capacité à évaluer une situation et à discerner ce qui favorise la vie des vivants et ce qui fait mal ? Il n’y a rien de mécanique ni d’automatique dans ce discernement, ni dans la reconnaissance de la justice, de ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Chaque fois, dans chaque situation, il importe de se poser à nouveau la question sinon le monde et l’existence deviendraient une série de cases à cocher ou pas, et cela n’est pas vivre.
Un cœur qui écoute, c’est la volonté d’une personne qui ne sait pas tout à l’avance, qui réfléchit, et qui prie parce qu’elle n’est pas remplie d’elle-même, de son savoir, de son pouvoir.
Salomon ne se prévaut pas d’être roi. Il sait bien qu’il l’est, mais dans sa prière, il ne cède pas à l’orgueil de se croire assez fort, assez intelligent, assez bien. Le cœur qui écoute est une volonté attentive à résister à l’orgueil, une volonté qui ne veut pas se laisser séduire ou envahir par l’orgueil qui sépare de Dieu et des autres. Je suis au milieu de ton peuple celui que tu as choisi dit le roi qui ne veut pas oublier qui l’a choisi et où. La prière comporte cette double dimension de lien à Dieu pour s’ouvrir à sa grande bienveillance, à son amour inconditionnel, à son œuvre créatrice, et de lien aux autres, un lien de justice et de solidarité.
Salomon demande un cœur ouvert, une volonté qui n’oubliera pas de se re-poser dans la prière, de se remettre à Dieu qui est puissance de transformation de l’être. La prière ne porte pas tant le souhait que les autres changent que le désir d’être soi-même changé. Le théologien John Cobb, cité par Raphaël Picon dans un article d’Évangile et Liberté, écrivait que prier, « c’est nous aligner dans la direction vers laquelle Dieu est déjà en train de nous tirer, une direction pointée par le Christ ». Finalement, ce que la prière demande à Dieu, c’est Dieu lui-même, Créateur de l’être humain, qui lui donne la vie vivante.

Demande ce que tu veux, je te le donnerai.
Le récit raconte que Dieu donne à Salomon ce qu’il demande : un cœur qui écoute, sage et intelligent, et selon la théologie du récit, qu’il lui donne encore plus, tout ce que Salomon n’a pas demandé comme roi en Israël : richesse et gloire, de telle sorte dit l’Éternel qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais plus personne semblable à toi.
En Jésus le Christ, ce n’est pas une richesse et une gloire royales que Dieu donne. Pas plus qu’il ne donne une longue vie. Mais il donne la richesse des relations de fraternité. Il donne la gloire d’aimer. Et il donne à chacun d’être cette personne unique, précieuse et incomparable non par une supériorité quelconque mais par une singularité remarquable. Non pas un moi gonflé d’orgueil ou flétri de peur, mais un soi relié à l’œuvre créatrice, avec une volonté délibérée et reprise au fil du temps d’y prendre part, avec un cœur qui écoute.