Prédication du 26 mai 2024

de Dominique Hernandez

La prière de l’ami démuni

Lecture : Luc 11, 1-13

Lecture biblique

Luc 11, 1-13 

1 Il priait un jour en un certain lieu. Lorsqu’il eut achevé, un de ses disciples lui dit : Seigneur, enseigne-nous à prier, comme Jean aussi l’a enseigné à ses disciples. 
2 Il leur dit : Quand vous priez, dites : Père, que ton nom soit reconnu pour sacré, que ton règne vienne !

3 Donne-nous, chaque jour, notre pain pour ce jour ;

4 pardonne-nous nos péchés, car nous aussi, nous remettons sa dette à quiconque nous doit quelque chose ; et ne nous fais pas entrer dans l’épreuve.

5 Il leur dit encore : Qui d’entre vous aura un ami chez qui il se rendra au milieu de la nuit pour lui dire : « Mon ami, prête-moi trois pains, 
6 car un de mes amis est arrivé de voyage chez moi, et je n’ai rien à lui offrir. » 
7 Si, de l’intérieur, l’autre lui répond : « Cesse de m’importuner ; la porte est déjà fermée, mes enfants et moi nous sommes au lit, je ne peux me lever pour te donner des pains », 
8 — je vous le dis, même s’il ne se lève pas pour les lui donner parce qu’il est son ami, il se lèvera à cause de son insistance effrontée et il lui donnera tout ce dont il a besoin.

9 Eh bien, moi, je vous dis : Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira. 
10 Car quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, et à qui frappe on ouvrira. 
11 Quel père parmi vous, si son fils lui demande un poisson, lui donnera un serpent au lieu d’un poisson ? 
12 Ou bien, s’il demande un œuf, lui donnera-t-il un scorpion ? 
13 Si donc vous, tout mauvais que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison le Père céleste donnera-t-il l’Esprit saint à ceux qui le lui demandent !

Prédication

Quelle étrange petite parabole ! Une histoire d’amitié qui semble conduire dans une impasse et pourtant Jésus dit que cela se terminera plutôt bien.
C’est l’histoire d’un ami voyageur qui arrive sans prévenir en pleine nuit chez un ami qui n’a rien à lui offrir pour le restaurer, un ami démuni qui ne peut faire œuvre d’hospitalité. C’est déjà une situation gênante : manquer à l’hospitalité par manque de pain. L’ami démuni se précipite en pleine nuit chez un autre de ses amis pour demander du pain, trois pains pour l’ami voyageur.
Mais le troisième ami se trouve importuné par la demande de l’ami démuni ; cette parabole porte souvent le titre de « l’ami importun ». L’ami importuné ne veut pas se déranger : je suis couché, la porte est fermée. L’ami démuni est renvoyé à son manque de pain et d’hospitalité envers l’ami voyageur. Et nous nous demandons : mais qu’est-ce qu’est que cet ami qui ne rend pas service à son ami ? Que signifie l’amitié si un ami refuse d’être dérangé par son ami ?
Pourtant Jésus poursuit en disant que finalement, l’ami importuné finira par se lever et par donner du pain à l’ami démuni, et donc, l’ami voyageur sera restauré. Car l’ami démuni insiste effrontément, tellement, que l’ami importuné cède, pour pouvoir retourner dormir tranquillement.
La parabole est assez cocasse : voici tout de même une étrange amitié où chacun des trois pourrait faire des reproches à un ou aux deux autres. Nous aurions peut-être attendu autre chose pour illustrer l’enseignement de Jésus sur la prière et la version lucanienne du Notre Père…

C’est sur l’ami démuni et insistant que la parabole met l’accent. C’est lui que Jésus propose à l’identification des disciples, lui qui se mobilise, de son ami voyageur affamé à son ami endormi qu’il importune, lui l’ami qui demande du pain,

comme la prière enseignée par Jésus met en son centre le pain nécessaire pour l’aujourd’hui,
et comme la suite de l’enseignement de Jésus le relève particulièrement dans la dimension de demande de la prière.

Amitié, pain et demande disent quelque chose de la prière.

L’amitié dit quelque chose au sujet de la prière. Elle représente ici une manière d’être. Être ami est une manière d’être. Elle est cette relation qui noue deux personnes ou plus et qui justement leur permet de dire nous, le nous d’une communauté où le singulier de chacun est reconnu et est indispensable pour qu’il y ait un nous. Elle est une relation dans laquelle le souci de l’autre est vif, il n’y a pas d’indifférence. L’amitié c’est donc une attention à l’autre, une attention à l’être de l’autre, au soin de l’autre. Il importe ainsi à l’ami démuni de donner de quoi se restaurer à son ami voyageur. L’ami se tient en présence de son ami, une présence qui vise au bien, au bon de son ami. Nous éprouvons cela dans nos amitiés. Cela est dit aussi dans le nom du bulletin mensuel du Foyer de l’Âme : l’Amitié qui relie, inscrit en nous, sans condition et sans frontière.
Être ami, c’est une manière d’être relié en reconnaissance, en confiance, dans la certitude que l’autre est important, qu’il est important que l’autre soit présent, vivant. En cela l’amitié opère comme un élargissement, une extension de soi, une ouverture de soi à un nous. Ceci aide à comprendre pourquoi Jésus dit une parabole d’amis, parce que l’amitié et la prière ont ceci en commun : l’une et l’autre relient, mettent en lien, créent un réseau de lien.
En effet la prière est l’expression d’une relation à Dieu, à Jésus-Christ et en même temps, elle inscrit en relation avec d’autres. Même si la version de Luc ne commence pas comme celle de Matthieu avec Notre Père, mais seulement Père, elle est prière au pluriel, prière en nous et pas en je. Il y a bien des prières en première personne du singulier, nous pouvons tout à fait prier en disant Je.  Mais dans la prière, ce je n’est pas replié sur lui-même, il est déplié et ouvert à d’autres personnes, en reconnaissance, en confiance, en attention. Prier, c’est se disposer en ami, devenir un ou une ami/e, se relier, s’allier, tisser, un réseau de liens entre humains et au-delà entre vivants, entre ce qui est. Donne-nous chaque jour notre pain pour ce jour: qui prie ainsi est relié aux grains, à la terre, à l’eau, et à ceux qui font le pain, comme un ami reconnaissant ; qui prie ainsi est relié à ceux qui manquent de pain comme un ami qui se soucie d’eux, qui peut agir pour eux. La prière engage dans une manière d’être, être ami pour autrui, sans même exiger que l’autre soit ami pour soi.

Le pain dit aussi quelque chose au sujet de la prière : il est le symbole de ce dont nous avons besoin pour vivre. Le pain est même un double symbole. Il est celui de toute nourriture, ce que nous mangeons pour rester vivant, pour que notre corps soit restauré, renforcé. Alors le pain est toujours pain de partage et en cela il est toujours pain de justice. La prière rappelle cette exigence, elle l’inscrit en exigence, en réquisition de l’être qui prie, pour l’engager. Car la prière n’est pas le gage d’une bonne conscience, il n’est pas possible de se tenir pour quitte envers ceux qui manquent de pain parce qu’on prie pour eux. Le pain, dans la parabole est ce pour quoi l’ami démuni insiste, lourdement, effrontément. La prière mobilise au service de celles et ceux qui n’ont pas de pain, qui n’ont pas les moyens de vivre. Elle rend responsable pour prendre part à la restauration, au soulagement. Et lorsque nous sommes impuissants, comme l’ami démuni, lorsque nous ne pouvons pas nourrir, soulager, apaiser, c’est l’impuissance même qui met en prière, c’est l’impuissance qui est déposée dans la prière, afin que la résignation, l’oubli et l’indifférence n’envahissent pas la conscience.
Le pain est aussi le symbole de ce qui fait vivre au-delà de la nourriture : l’humain ne vit pas de pain seulement. Lorsque nous partageons le pain de la Cène, il est signe de la vie du Christ qui nous est donnée pour vivre. Nous parlons aussi en Église du pain de la Parole qui fait vivre. Nous pouvons aussi parler du pain de grâce qui restaure l’être. Cette nourriture de l’être, Christ, parole, grâce, nous n’en disposons pas mais elle est offerte et la prière est alors remerciement, louange pour ce qui est donné. La prière est aussi une manière de s’y exposer, de s’y disposer ou pour le dire autrement, une manière d’ouvrir une porte au creux de son être pour mieux recevoir, pour mieux se laisser transformer par ce qui est donné. Car de même que la nourriture transforme notre corps, le don de grâce, de Parole, du Christ transforme notre être dans sa vocation d’humanité. En cela le pain est pain de paix, la paix intérieure de l’être qui n’est plus soumis et tiraillé entre manques, injonctions, culpabilité, colère, désespoir. Pain de justice, pain de grâce, pain de paix, voici les trois pains que l’ami démuni demande et qu’il reçoit pour pouvoir les donner.

Enfin, la demande dit quelque chose de la prière. C’est sur ce point que Jésus termine son enseignement. Il n’y a pas que des prières de demandes, mais la demande est la forme de prière qui interroge le plus. Demandez et l’on vous donnera, cherchez et vous trouverez, frappez et l’on vous ouvrira. A la suite de la parabole de l’ami démuni demandant pour son ami voyageur du pain auprès de son ami endormi, ces paroles de Jésus ne relèvent pas d’une pensée magique ni de l’invitation à dresser une liste à un Dieu Père Noël. Il n’est question ni de demander ce que nous voudrions, ni de condition pour recevoir ce qui peut être demandé.
A ce Dieu que Jésus révèle comme un Père bienveillant et aimant, c’est-à-dire un Dieu qui a à voir, à faire avec l’être et pas l’avoir, à ce Dieu les disciples peuvent demander l’Esprit Saint, le Souffle divin, la dynamique créatrice qui rend chaque vie vivante, la communion de vie qui dépasse chaque être mais dans laquelle chacun a une place.
C’est de l’Esprit dont nous avons besoin, dont nous sommes démunis parce qu’il n’est pas à nous et ne vient pas de nous. C’est lui qui nous est nécessaire pour que soient défaits les préjugés, les stéréotypes, les étiquettes qui réduisent la singularité des personnes et les assignent sur des échelles de valeur et de dignité. C’est lui qui nous décale du centre du monde où nous nous tenons si souvent (même si c’est un tout petit monde) et qui nous mobilise au-delà de notre propre intérêt. C’est de lui dont nous avons besoin pour devenir des vivants vraiment vivants. C’est de lui que nous manquons, ce qui n’est ni une faute ni un péché. Au contraire, ce manque est à l’origine du désir d’être vivant, d’être vraiment, d’être autrement que de fatalité, d’enchaînement de causalités et de conséquences, de reproduction plus ou moins imposée de modèles. L’ami démuni manque de pain, cela ne lui est pas reproché. Mais l’épreuve de nos propres manques d’être nous révèle aussi notre désir d’être qui s’épanouit en « être avec », en « être pour », ce qui nous rend donc présents, agissants et créatifs.

Demander et l’on vous vous donnera : le professeur Raphaël Picon, dans un article d’Évangile et Liberté, écrivait que c’est précisément cette autre manière d’être à soi, aux autres et à Dieu qui se donne dans la prière de demande.
Demander à Dieu l’Esprit de vie approfondit notre humanité et parce que nous sommes et devenons humains en nous reliant à autrui, la prière nous rend solidaires.
Alors nous comprenons que cette prière, notre prière de demande exauce Dieu qui nous espère reliés, vivants, présents dans le monde et pour autrui.