Prédication du 9 octobre 2022
de Dominique Hernandez
La femme redressée
Lecture : Luc 13, 10-17
Lecture biblique
Luc 13, 10-17
10 Il enseignait dans une des synagogues, un jour de sabbat.
11 Or il y avait là une femme rendue infirme par un esprit depuis dix-huit ans ; elle était courbée et ne pouvait absolument pas se redresser.
12 Quand il la vit, Jésus l’appela et lui dit : Femme, tu es délivrée de ton infirmité.
13 Et il lui imposa les mains. A l’instant même elle se redressa et se mit à glorifier Dieu.
14 Mais le chef de la synagogue, indigné parce que Jésus avait réalisé cette guérison pendant le sabbat, disait à la foule : Il y a six jours pendant lesquels il faut travailler ; venez donc vous faire guérir ces jours-là, et non pas le jour du sabbat !
15 Le Seigneur lui répondit : Hypocrites, chacun de vous, pendant le sabbat, ne détache-t-il pas son bœuf ou son âne de la mangeoire pour le mener boire ?
16 Et cette femme, qui est une fille d’Abraham et que le Satan tenait liée depuis dix-huit ans, il n’aurait pas fallu la détacher de ce lien le jour du sabbat ?
17 Tandis qu’il disait cela, tous ses adversaires étaient pris de honte, et toute la foule se réjouissait de toutes les choses glorieuses qu’il faisait.
Prédication
Que voici un récit bien construit ! L’art de Luc s’y déploie dans toute sa subtilité ! L’évangéliste propose trois points de vue desquels découlent trois questions. Trois questions au moins car d’autres reposent dans les interprétations des détails et de l’ensemble, mais trois seulement pour notre méditation aujourd’hui.
Le premier point de vue, est celui de Jésus, le deuxième est celui du chef de la synagogue et le troisième celui de la femme courbée et redressée.
Tout commence avec le regard de Jésus. Celui-ci enseigne dans une synagogue un jour de sabbat, ce qui n’est pas une situation exceptionnelle dans les évangiles. Jésus est un rabbi, un maître, un enseignant des Écritures et de leur interprétation, et les évangélistes mettent en scène à plusieurs reprises l’accueil ou la contestation de cet enseignement, l’émerveillement ou la colère de ceux qui l’entendent.
Donc Jésus enseigne, jusqu’au moment où il voit une femme courbée. Aussitôt, il cesse son enseignement. Il s’adresse à la femme lui signifiant sa libération et lui impose les mains. La femme se redresse.
Jésus n’attend pas d’avoir terminé ce qu’il avait à dire, il n’attend pas pour annoncer la délivrance et pour imposer les mains. C’est une urgence qui requiert une autre parole qu’une parole d’enseignement. C’est dire que lorsqu’il parle, Jésus ne perd pas de vue les personnes présentes. Il ne se met pas au centre de sa propre attention, il reste attentif à celles et ceux qui sont là.
Du point de vue de Jésus, cette femme courbée est prioritaire sur toute autre considération : prioritaire face à son enseignement, prioritaire face à la foule qui l’écoute, prioritaire face à la loi du sabbat.
C’est la première question posée par le récit, plus que la question du sabbat, la question des priorités, qui est celle du sens donné à telle ou telle action, à tel ou tel temps, à telle ou telle personne. Car après tout, la femme n’avait rien demandé pour elle, personne n’avait rien demandé pour elle, et puisque Luc précise qu’elle est ainsi depuis dix-huit ans, d’aucuns pourraient se dire qu’elle pouvait bien attendre encore cinq minutes ou même une heure si jamais l’enseignement de Jésus durait un peu…
Mais pour Jésus, il est hors de question de laisser la femme courbée ne serait-ce qu’une minute de plus dans cet état ; il ne la fait pas attendre. La souffrance qu’il voit ne supporte pas de délai, la souffrance qu’il voit ne le laisse jamais tranquille.
Pour autant, Jésus ne passe pas tout son temps à guérir tous les malades, il ne rentre pas dans toutes les maisons pour savoir s’il y a quelqu’un à délivrer.
Mais cette femme qui est là, dans la synagogue, devant ses yeux, passe avant tout, et bien sûr avant lui-même.
Il est pourtant facile de s’habituer à la souffrance, à la misère, au malheur, facile de mettre de côté dans son champ de vision les courbés, les abîmés, les fracassés de l’existence qui sont tout proches,
d’autant plus facile que les logiques d’une société comme la nôtre y poussent, puisqu’il s’agit, entre autres, d’une logique de rentabilité impliquant qu’il y ait des laissés pour compte, des exclus de la compétition. Jésus, selon l’Évangile, donne la priorité à l’humain qui a besoin d’aide. Pas question de s’habituer. Beaucoup d’œuvres et mouvements issus de l’action des Églises donnent réalité à cette priorité : par exemple la CIMADE ou le CASP, l’Armée du Salut ou ou le mouvement du christianisme social, et bien d’autres encore. Autant d’actions et de protestations qui refusent l’indifférence ou la résignation. Parce qu’il est facile de ne plus voir, et sans s’en rendre compte, d’accepter que le malheur et la souffrance soient installés comme une fatalité. Il n’y a pas dans l’évangile de Luc de visée de culpabilisation de ses lecteurs, mais une question de priorité, une question pour les consciences, un rappel de ce que l’amour du prochain est le second commandement semblable au premier commandement de l’amour de Dieu.
Ce qui n’empêche pas Jésus de mettre les points sur les i en répondant fermement, voire vertement au chef de la synagogue.
C’est le deuxième point de vue : celui de la loi, celui de l’ordre, celui du pouvoir. Le chef de la synagogue n’entre pas en controverse directe avec Jésus. Il ne lui dit pas clairement, comme d’autres le font dans d’autres récits des évangiles : il n’est pas permis de guérir le jour du sabbat.
Ce chef de synagogue veut faire preuve de subtilité : il s’adresse à la foule en rappelant le règlement et en généralisant la situation. Il y a six jours pendant lesquels il faut travailler, venez donc vous faire guérir ces jours-là et non celui du sabbat. Ou comment porter une accusation sans mentionner ceux qu’on accuse. Et comment rendre de nouveau invisible celle qui a été redressée.
Car sans le dire, le chef de la synagogue s’en prend à la femme pour s’en prendre à Jésus.
C’est la femme courbée la fautive ! La femme courbée est coupable d’avoir provoqué le scandale. Si elle n’était pas venue à la synagogue ce jour-là, rien ne se serait passé, Jésus aurait terminé son enseignement, on aurait pu discuter avec lui après, et tout se serait gentiment terminé. Mais la présence de la femme a poussé Jésus à agir le jour du sabbat.
C’est facile de désigner un coupable, peut-être encore plus une coupable. Redressée mais fautive, délivrée mais condamnable.
De quoi ployer à nouveau sous ce regard-là lancé de ce point de vue-là. De quoi être écrasée par le pouvoir du chef de la synagogue, par son jugement même déclaré de biais, indirectement, par son mépris d’homme sûr de sa supériorité.
Comment ne pas penser à ces femmes courbées sous le poids de lois, de règlements, de jugements, de condamnations et qui ne supportent plus de ne pas être considérées comme des êtres humains,
particulièrement les femmes iraniennes, les femmes afghanes,
ou d’autres femmes ailleurs, et dans ce pays même, et qui veulent pouvoir se redresser en vis-à-vis d’humanité pour tous. Courber les femmes ne rend pas les hommes grands, invisibiliser les femmes ne rend pas les hommes forts. Et réciproquement.
Du point de vue du chef de la synagogue, la femme courbée, son malheur de dix-huit ans ne sont pas prioritaires. Il ne veut pas d’exception pour elle, il l’assigne à l’écart, et courbée.
La question est celle du regard porté sur l’autre, ce regard de supériorité qui finit par ne plus vouloir voir celles et ceux qu’on juge inférieurs, mineurs.
Mais Jésus ne veut pas non plus d’exception pour cette femme courbée ! Jésus rétablit l’égalité : cette femme est une fille d’Abraham. Cette façon de dire affirme que la fille d’Abraham vaut autant qu’un fils d’Abraham. Et pour en témoigner, Jésus a eu pour elle, femme et courbée, encore plus d’attentions qu’il n’en a eu pour l’homme à la main paralysée qu’il avait précédemment guéri également dans une synagogue un jour de sabbat.
Fille d’Abraham, c’est-à-dire fille d’humain et fille de Dieu, Dieu qui n’est pas partial ainsi que Luc le fait confesser à l’apôtre Pierre dans le livre des Actes, ni vis-à-vis des païens, ni vis-à-vis des femmes.
Le troisième point de vue est celui de la femme. Tant qu’elle est courbée, elle ne voit pas grand-chose, seulement le sol, repliée comme elle l’est. Elle ne peut regarder personne en face, elle n’est le vis-à-vis de personne. Luc insiste : elle était courbée et ne pouvait absolument pas se redresser. Cette courbure du corps de la femme parle de tous ceux et celles qui ne peuvent se tenir droit dans leur humanité, celles et ceux dont l’humanité ne peut se déployer parce qu’ils sont liés. Dans le récit de Luc, la femme n’est pas malade, elle est possédée par un esprit qui la contraint, qui la rétrécit, qui l’empêche de se sentir à l’égal de qui que ce soit.
Et cela depuis dix-huit ans. Dix-huit ans, ce n’est pas une durée choisie au hasard par Luc. C’est un nombre signifiant l’asservissement. Dans le livre des Juges, c’est la durée pendant laquelle les enfants d’Israël sont soumis à la domination du roi de Moab. Et au même chapitre 13 de l’évangile de Luc, Jésus évoque l’effondrement de la tour de Siloé qui a causé la mort de 18 personnes, qui, affirme-t-il, n’étaient pas plus coupables que les autres habitants de Jérusalem pour mourir de cette manière, mais croire que ces dix-huit personnes sont mortes écrasées par la tour parce qu’elles étaient coupables, cela contribue à maintenir les gens dans la peur de mourir et avant cela dans la peur de vivre.
Dix-huit ans courbée, dix-huit ans liée, abattue, dans l’impossibilité de faire face à qui que ce soit, même pas à la vie. La mention de l’esprit qui la courbe ou de Satan qui la lie indique qu’il s’agit d’une atteinte à l’humanité, d’une souffrance qui altère l’existence en tant que la vie humaine est existence en relation. Ce qui asservit cette femme, la ligote, l’entrave, la plie correspond à tout ce qui peut réduire l’humanité d’un humain, et réduire l’humain en esclavage, sous une oppression quelle qu’elle soit, par une humiliation quelle qu’elle soit.
Mais par la parole de Jésus, et déjà par son regard, elle devient un sujet. Non plus un objet auquel on peut ne pas prêter attention, non pas un objet de discours, d’une parole tombant sur son dos courbé, ou même sur son dos redressé comme cherche encore à le faire le chef de la synagogue. Jésus fait d’elle le sujet d’une rencontre dans laquelle, par laquelle il la délivre de ce qui pèse sur elle, en particulier la marginalisation, la mise à l’écart par ceux qui sont plus intéressés par leur propre personne, leur influence, l’ordre qu’ils servent et imposent, même un ordre religieux.
Or cette femme est libre, mais elle n’en avait pas conscience, elle l’ignorait. Et c’est ce que Jésus voit et qu’il annonce avant même de lui imposer les mains. Elle est libre parce qu’elle est une fille d’Abraham, fille d’humain, fille de Dieu. La parole et le geste de Jésus la rendent à cette dignité qui était la sienne mais que personne ne reconnaissait. Redressée, elle se met à glorifier Dieu, interlocutrice de Dieu, directement. Irénée évêque de Lyon à la fin du 2° s est l’auteur d’une phrase célèbre : « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant ; la vie de l’homme, c’est de contempler Dieu. » Il en est de même pour les femmes, vivante et debout, redressées, elles sont la gloire de Dieu.
Il n’y a pas de femme-objet ni d’homme-objet autrement que dans des regards d’hommes ou de femmes assoiffés de pouvoir sur autrui et qui usent de discours religieux, techniques, professionnels, théoriques et souvent atrocement sommaires.
La question qui se pose est celle du jour de la reconnaissance de cette liberté et de cette dignité. Pour le chef de la synagogue, le jour du sabbat n’est pas le bon jour pour cette reconnaissance. Alors que pour Jésus, c’est le jour pour le faire. Simplement parce que c’est le jour où cette femme était là, le jour où il a vu cette femme.
Le chef de la synagogue pense qu’il y a un temps pour chaque chose. Et nous savons bien que cette conviction entraîne que ce n’est jamais le temps pour certaines choses, particulièrement pour reconnaître non en théorie mais en pratique la dignité et la liberté de telle ou telle personne, de tel ou tel groupe de personnes. Pour Jésus, le sabbat est un bon jour pour délivrer la femme courbée, et justement parce que le jour du sabbat est celui de la célébration de la délivrance d’Israël par l’Éternel selon le livre du Deutéronome (Dt 5,15). Un très bon jour ! C’est manquer le sens profond et véritable du jour du sabbat de prétendre qu’il ne faut pas guérir, relever, redresser, libérer un être humain ce jour-là.
Mais plus encore, pour Jésus, la Loi permet de guérir, redresser, libérer et rendre sa dignité à n’importe quelle femme, n’importe quel homme, n’importe quel jour.
Selon l’Évangile, la liberté et la dignité n’attendent pas. Pour toutes les femmes, pour tous les hommes, c’est pour aujourd’hui.