Prédication du 10 juillet 2022

Les figures de femmes dans la Bible

de Dominique Hernandez

La femme qui aime

Lecture : Luc 7, 36-50

Lecture biblique

Luc 7, 36-50

36 Un des pharisiens l’invita à manger avec lui. Il entra donc chez le pharisien et s’installa à table. 
37 Or une femme, une pécheresse de la ville, sut qu’il était à table chez le pharisien ; elle apporta un flacon d’albâtre plein de parfum 
38 et se tint derrière lui, à ses pieds. Elle pleurait et se mit à mouiller de ses larmes les pieds de Jésus ; elle les essuyait avec ses cheveux, les embrassait et répandait sur eux du parfum. 
39 En voyant cela, le pharisien qui l’avait invité se dit : Si cet homme était prophète, il saurait qui et de quelle sorte est la femme qui le touche : une pécheresse.
40 Jésus lui dit : Simon, j’ai quelque chose à te dire. — Maître, parle, répondit-il. 
41 — Un créancier avait deux débiteurs ; l’un devait cinq cents deniers et l’autre cinquante. 
42 Comme ils n’avaient pas de quoi le rembourser, il leur fit grâce à tous les deux. Lequel des deux l’aimera le plus ? 
43 Simon répondit : Je suppose que c’est celui à qui il a fait grâce de la plus grosse somme. Il lui dit : Tu as bien jugé. 
44 Puis il se tourna vers la femme et dit à Simon : Vois-tu cette femme ? Je suis entré chez toi, et tu ne m’as pas donné d’eau pour mes pieds ; mais elle, elle a mouillé mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. 
45 Tu ne m’as pas donné de baiser, mais elle, depuis que je suis entré, elle n’a pas cessé de m’embrasser les pieds. 
46 Tu n’as pas répandu d’huile sur ma tête ; mais elle, elle a répandu du parfum sur mes pieds. 
47 C’est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés sont pardonnés, puisqu’elle a beaucoup aimé. Mais celui à qui l’on pardonne peu aime peu. 
48 Et il dit à la femme : Tes péchés sont pardonnés.
49 Ceux qui étaient à table avec lui commencèrent à se dire : Qui est-il, celui-ci, qui va jusqu’à pardonner les péchés ? 
50 Mais il dit à la femme : Ta foi t’a sauvée ; va en paix.

Prédication

Jésus dit à Simon : Vois-tu cette femme ?
Évidemment, Simon la voit ; il ne voit certainement qu’elle depuis qu’elle a fait irruption chez lui, les larmes abondantes, les cheveux dénoués, les baisers, le flacon de parfum pour oindre les pieds de Jésus.
Bien sûr que Simon voit cette femme. Tous les convives la voient. Jésus la voit aussi.
Mais ils ne voient pas tous la même personne.
Simon ne voit pas une femme, il voit une sorte de femme.  Et une sorte de femme, dans l’esprit de l’homme pharisien, ce n’est pas exactement une femme, ce n’est pas exactement un être humain digne de ce nom, ce n’est pas une personne reconnue et accueillie dans sa singularité d’être.
Quand Jésus dit à Simon : Vois-tu cette femme, Simon ne voit pas cette femme auprès de Jésus, il voit une sorte de femme, celle qui est désignée par le mot de pécheresse, dont les commentateurs s’accordent pour dire que le mot renvoie à la prostitution.
Simon le sait et cela lui suffit. Il sait quelle sorte de femme est cette femme qui touche Jésus. Une sorte qui en fait moins qu’une femme, une intouchable, une infréquentable, une méprisable, une scandaleuse, de la sorte des prostituées. Pour Simon, pour tous les Simon, les pharisiens de toutes les religions, il n’y a pas cette femme, ou celle-ci, ou celle-là, il y a des sortes de femme. Et nous lecteurs, qui sommes dans la même position que Simon, à savoir à l’avance quelque chose au sujet de cette femme, puisque Luc l’indique tout au début de l’épisode : la femme qui survient est une pécheresse de la ville, qui voyons-nous ? cette femme ou cette sorte de femme qui est une prostituée ?
Qui voyons-nous lorsque nous voyons quelqu’un ?
La question se pose avec insistance, d’autant plus lorsque nous lisons les titres donnés par les diverses éditions des bibles à ce passage de l’évangile de Luc. Dans la grande, très grande majorité des cas, il y est fait mention de la pécheresse. Avant même de lire, le lecteur sait… quel dommage, quel malheur de lecteur, le texte est refermé par le titre.

Alors puisque Jésus laisse faire cette sorte de femme, Simon sait aussi que Jésus n’est pas un prophète ; cette éventualité que Simon gardait ouverte est résolue. Si Jésus était un prophète, un homme de Dieu, il ne se laisserait pas toucher par l’impureté faite femme, faite en sorte de femme. Ce que Simon voit, c’est une sorte de femme et un homme qui n’est pas un prophète. Il le sait, il le voit, il se le dit : Si celui-ci était un prophète, il saurait qui et de quelle sorte est la femme qui le touche : une pécheresse.
Est-ce que plus on sait, plus on se parle à soi-même ? Simon est replié sur lui-même, sa parole est la conservatrice de son opinion, de sa pensée. Elle ne s’expose à aucun écart, aucune critique : une répétition d’elle-même ; c’est ce qui se produit aussi lorsqu’on ne parle qu’à ses semblables dans un entre-soi bien organisé, sécurisé. A quoi ressemble le monde mis en ordre par cette parole qui n’est toujours qu’un écho d’elle-même ? A quoi ressemble un monde où une femme n’est toujours qu’une sorte de femme ?

Jésus a ouvert la parole par ces mots : Simon, J’ai quelque chose à te dire. Le nom du pharisien est Simon, ce qui inscrit l’écoute dans son être : Simon vient de la racine hébreu signifiant écouter. Mais qui Simon écoute-t-il ? Comment écoute-t-il ? De même qu’au chapitre 10 du même évangile, Jésus demande à un homme de loi : dans la Loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ?
Comment Simon écoute-t-il ? Lui qui se parle à lui-même, fort de son savoir sur l’une et l’autre. Simon écoute-t-il quand un autre parle ?
J’ai quelque chose à te dire. Jésus ne se parle pas à lui-même, sa parole est libre et claire ; il ne garde pas pour lui, en lui-même ce que les gestes de la femme lui font comprendre et que Simon n’a pas compris. Jésus parle et sa parole va éclairer ce qui s’est joué dans le débordement d’émotions de la femme, dans ses gestes qui lui ont parlé à lui.
Jésus parle à Simon, avant même de parler à la femme, 

non parce que Simon est l’hôte qui l’a invité,
mais parce que de Simon et de la femme, le plus en danger des deux est le pharisien bien établi ;
parce que Simon a besoin d’un secours, que ce secours a fait irruption chez lui mais qu’il ne le comprend pas.

Le « j’ai quelque chose à te dire » de Jésus à Simon n’est pas celui qu’on entend lorsqu’un reproche plutôt véhément va être exprimé plutôt vertement, le genre de « j’ai quelque chose à te dire » qui se termine par un « je n’ai plus rien à te dire », après quoi la rupture est consommée. Lorsque Jésus a quelque chose à dire, l’avenir est toujours au moins en germe si ce n’est franchement ouvert.
Jésus raconte à Simon une petite parabole : deux débiteurs, l’un d’une forte somme, l’autre d’une somme plus modeste, et tous deux dans l’incapacité à rembourser leur dette. Mais voici que le créancier leur fait grâce à tous les deux, alors lequel des deux aimera le plus le créancier qui a fait grâce ? La réponse n’est pas très difficile à trouver et Simon sait répondre : je suppose que c’est celui à qui il a fait grâce de la plus grosse somme.
Une réponse a minima, dans laquelle le pharisien ne reprend pas un des mots importants de la question de Jésus. Il n’y a pas d’amour dans la réponse de Simon.
Mais d’ailleurs que vient faire l’amour dans cette scène ?
Simon n’a pas vu d’amour. Il a vu une intrusion, de l’indécence, du scandale, de la gêne, de l’impureté, des larmes abondantes, des cheveux répandus, les baisers, une onction de parfum sur les pieds d’un homme, bref, une pécheresse exposant, dans sa maison à lui et à la vue de tous, les signes de ses péchés !
Et ce n’est pas amour que Simon réprime son indignation intérieure envers cette sorte de femme ; ce n’est pas par amour que Simon maintient une attitude respectueuse envers le rabbi de Nazareth qu’il appelle Maître.

Tu as bien jugé, dit Jésus. N’y a-t-il pas une légère ironie dans cette remarque ?
Car c’est sûr que Simon juge bien, Simon juge aisément : cette sorte de femme, l’homme qui n’est pas prophète…
Mais de plus, en grec, la racine du verbe juger évoque aussi la crise. Et Simon, sans avoir rien vu venir, se retrouve dans une situation de crise. Simon est mis en crise par Jésus qui poursuit avec un parallèle implacable entre les gestes de la femme et la réserve de Simon :

les larmes de la femme alors que Simon n’a pas donné d’eau pour laver les pieds de Jésus ;
les baisers de la femme alors que Simon est resté à distance de Jésus ;
l’onction de parfum sur les pieds de Jésus alors que Simon a jugé que Jésus n’était pas digne d’une onction sur sa tête comme l’hospitalité le requiert envers les hôtes de marques.

Les certitudes, le savoir, les idées bien arrêtées de Simon, sa bonne conscience sont secouées par les paroles de Jésus. Qui s’emploie avec persévérance à secouer les bonnes consciences et pas seulement dans l’évangile de Luc, et souvent en fréquentant toutes sortes de femmes et d’hommes, des sortes de femmes et d’hommes infréquentables par tous ceux qui s’efforcent d’être en règle avec Dieu et dont Simon le pharisien est le représentant dans ce récit. Car à vouloir se mettre en règle avec Dieu, il est inévitable de passer très vite à la mesure des autres, oscillant alors entre mépris et envie.
Et c’est cela qui met Simon en danger, en danger de passer à côté de lui-même, d’autrui et de Dieu, ce qui est la définition du péché, manquer la cible en grec, ou passer à côté, non pas passer à côté de ce qui est à atteindre mais passer à côté de ce qui est donné. Personne ne se met pas en règle avec Dieu, c’est lui qui fait grâce, qui pardonne. Personne n’a à mériter d’être vivant, mais il suffit de recevoir la parole de grâce et de bénédiction : il est bon que tu existes. Jésus a quelque chose à dire à Simon, quelque chose de l’ordre de la vie, de la vérité, de l’espérance, parce que c’est ainsi que Jésus le Christ de Dieu parle.

Je te le dis, ses nombreux péchés ont été pardonnés puisqu’elle a beaucoup aimé.
Isolée de son contexte, cette phrase peut avoir deux sens : 

  • Un sens qui implique que parce que la femme a beaucoup aimé, en accomplissant ses gestes sur les pieds de Jésus, alors elle est pardonnée.
  • Un sens qui indique que l’amour que montre la femme est la conséquence du pardon dont elle a déjà bénéficié. 

Dans le contexte, un seul sens est possible, grâce à la petite parabole des deux créanciers dont la logique est telle que même Simon l’a reconnue : le pardon est premier, l’amour vient ensuite.
Là où Simon n’a vu qu’une intrusion, un dérèglement des bonnes mœurs et de la décence, Jésus a vu de l’amour, un amour débordant dans les larmes, les cheveux, les baisers, le parfum, l’amour débordant d’une femme qui l’exprime de tout son être même si c’est sans parole.
Jésus a vu une femme qui aime, une femme dont la capacité d’aimer a été libérée par un pardon reçu on ne sait quand, on ne sait comment, mais c’était avant qu’elle entre chez Simon.
Si cette femme est venue chez Simon, ce n’est pas parce qu’elle s’est invitée dans cette maison où personne ne l’espère et où personne ne lui ferait place, 

c’est parce qu’elle a compris au plus profond d’elle-même qu’elle était, elle, invitée, accueillie dans l’hospitalité de ce monde autre que Jésus appelle le Royaume de Dieu et dont il manifeste la présence.
Elle est venue parce qu’elle a répondu par l’hospitalité de sa vie envers Celui qui l’a sauvé. 

Le silence de Jésus se laissant faire répond au silence de la femme, silences qui sont l’un et l’autre accueil et reconnaissance mutuelle. Dans sa prédication du Nouvel An de l’année 1914 sur ce récit de Luc, Charles Wagner disait que le silence de Jésus est une leçon de charité discrète tandis que sa parole à Simon est une leçon de charité ouverte.
Ce n’est pas cette sorte de femme, pécheresse qui a fait irruption chez Simon, c’est une femme aimante car pardonnée. C’est la grâce inconditionnelle, sans mesure et éternelle, qui fait irruption chez Simon qui ne voit rien, conditionné qu’il est par les règles à suivre, par la mesure de soi et d’autrui à évaluer et c’est toujours en excès ou en défaut, conditionné par ce qu’il faut faire… quand il n’est question que de recevoir.
Les gestes de la femme attestent que le pardon a été accueilli, que la grâce a trouvé place en elle pour devenir source de foi, de confiance, d’amour, de reconnaissance, de gratitude et de courage, tout ce qui manque à la bonne conscience du pharisien de quelque religion qu’il soit.

Tes péchés sont pardonnés, dit Jésus à la femme, une mise en mots de ce qui l’anime, pour elle, pour Simon, pour tous. Jésus traduit ce qui l’a mise en mouvement, des larmes aux baisers sur ses pieds, de l’irruption dans la maison à l’onction de parfum, ce qui a libéré la femme du jugement des hommes.

Ils ne comprennent pas encore, ceux qui, toujours campés sur leurs certitudes, se disent, toujours en eux-mêmes : Qui est-il, celui-ci, qui va jusqu’à pardonner les péchés ? Ce n’est pas Jésus qui a pardonné. Lui, il annonce le pardon de Dieu, la grâce de Dieu, ni à conquérir, ni à mériter, à recevoir seulement. Il rend ainsi possible et visible la vie pardonnée, l’existence en grâce, dont le signe est d’amour, d’aimer.
Alors Jésus insiste : Va en paix, ta foi t’a sauvée. Sauvée de quoi puisque le pardon de Dieu est antérieur, donné et depuis toujours, avant même la foi ? Sauvée pour le quotidien de l’emprise des paroles dites dans une intériorité ou un entre-soi de bonnes consciences, sauvée de la réprobation des regards qui jugent, sauvée du désespoir de croire qu’elle n’est qu’une sorte de femme.

Nous ne savons pas si le pharisien sortira de la crise provoquée par la venue de la femme chez lui et par le sens donné à cette advenue par la parole de Jésus.
Nous ne savons pas si le pharisien verra cette femme et pas une pécheresse.
Nous ne savons pas s’il entendra les paroles dites par un autre que lui-même.
Nous ne savons pas s’il lâchera son obsession de pureté pour se tourner vers l’accueil de la grâce et des vivants femmes et hommes.
Nous l’espérons, pour chaque pharisien, y compris celui qui se loge dans les replis de chaque conscience.
Car certainement, dans ce temps qui est le nôtre, nous avons besoin de textes, de cette femme, de gestes, de silences et de paroles qui secouent les consciences alignées sur des règles et des mesures et la stigmatisation de ceux qui ne les suivent pas.
Nous avons besoin de tout ce qui témoigne de reconnaissance et d’hospitalité, de pardon et d’amour, et d’en témoigner à notre tour.