Prédication du 6 septembre 2020

de Didier You

La Cananéenne

Lecture : Matthieu 15, 21-28

Lecture

Matthieu 15, 21-28

21 Jésus partit de là et se retira vers la région de Tyr et de Sidon. 
22 Une Cananéenne venue de ce territoire se mit à crier : Aie compassion de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est cruellement tourmentée par un démon. 
23 Il ne lui répondit pas un mot ; ses disciples vinrent lui demander : Renvoie-la, car elle crie derrière nous. 
24 Il répondit : Je n’ai été envoyé qu’aux moutons perdus de la maison d’Israël. 
25 Mais elle vint se prosterner devant lui en disant : Seigneur, viens à mon secours ! 
26 Il répondit : Ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiens. 
27 — C’est vrai, Seigneur, dit-elle ; d’ailleurs les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres… 
28 Alors Jésus lui dit : O femme, grande est ta foi ; qu’il t’advienne ce que tu veux. Et dès ce moment même sa fille fut guérie.

Prédication

INTRODUCTION

L’histoire de la rencontre de Jésus avec une « cananéenne » a aussi été rapportée par Marc. On choisit en général, comme je l’ai fait, la version de Matthieu, mieux composée …

Ce texte est assez, je ne dirais pas banal, mais peu détonant, on y assiste à une guérison miraculeuse à distance, il y en a d’autres dans les Evangiles, et on entend aussi la « parabole des petits chiens ». Le sens en est très clair : c’est l’universalisme du christianisme. La Bonne Nouvelle est pour tous, et n’est pas réservée aux Juifs.

Est-il besoin de rappeler que dans les Evangiles, une guérison miraculeuse n’est pas un acte médical. C’est le signe de la grâce : Jésus ne dit pas à un aveugle, à un paralytique, à un « démoniaque » qu’il vient de guérir : « Va, tu es guéri », mais « Va, ta foi t’a sauvé ».

Je trouve pourtant qu’il y a d’autres choses à dire sur cet épisode, et je vais vous en faire part.

Dans un premier temps, je vais me faire bibliste (amateur) puis exégète (amateur aussi).

UN PEU D’HISTOIRE

On estime de façon presque unanime que Jésus est mort en l’an 30 (certains précisent le 7 avril !). Il a donc dû rencontrer la Cananéenne, et inclure ainsi les païens, les Gentils dans l’annonce du  Salut et de la Bonne Nouvelle en 28-29.

Pourtant, il apparaît d’après le livre des Actes et l’Epître aux Galates, que lors du soi-disant Concile de Jérusalem, en 48-49, soit vingt ans plus tard, lorsque les Apôtres et les anciens se sont réunis, la question de savoir si il fallait imposer la circoncision aux païens désireux de rejoindre la jeune église se posait encore avec acuité. Autrement dit, en termes simples, un païen devait-il devenir juif avant de pouvoir être chrétien ? Et le christianisme n’était-il qu’une secte intérieure du judaïsme, les chrétiens étant alors au même niveau que les pharisiens, les saduccéens, les esséniens, les zélotes ? Ce sont des questions fondamentales, et, heureusement dépassées aujourd’hui.

Luc, l’auteur des Actes donc, parle dans le chapitre XV, d’une « vive discussion ». Quand on est habitué au langage consensuel de l’évangéliste, on traduit par « farouche engueulade durant laquelle on a failli en venir aux mains ». Paul et Pierre souhaitaient une ouverture inconditionnelle aux païens, contre l’avis de Pharisiens récemment convertis, qui s’accrochaient à la loi de Moïse. Jacques, le « frère du Seigneur », qui était visiblement le chef de la communauté de Jérusalem, a conclu les débats en écartant l’obligation de la circoncision, mais en maintenant pour les nouveaux fidèles l’interdiction du culte des idoles (ce qui va de soi), de la fornication et quelques interdits alimentaires du judaïsme, le sang et les bêtes étouffées, c’est ce que l’on appelle la Loi de Noé. Noé, c’est avant Abraham, avant la circoncision, et avant Moïse, avant la Loi. Ce que Jacques retient donc, c’est le strict minimum de son point de vue juif.

Pierre lui-même va être assez variable dans ses convictions. Au chapitre X des Actes, et donc antérieurement,  il avait reçu une vision lui enseignant qu’aucune nourriture n’était impure ni souillée au regard de Dieu, et juste après il a baptisé – et non circoncis – le centurion Corneille. Après quoi, il est resté plusieurs jours chez le Centurion, on suppose en partageant sa table et sa nourriture. Ce qui a choqué les « frères » de Jérusalem.

Pourtant, après l’assemblée de Jérusalem, a eu lieu « l’incident d’Antioche », rapporté par Paul dans l’Epître aux Galates. Pierre s’est rendu à Antioche, le « fief » de Paul, et dans un premier temps, il a suivi les règles de la communauté locale , partageant les repas avec tous les chrétiens, pagano-chrétiens (païens devenus chrétiens) et judéo-chrétiens (juifs devenus chrétiens). Influencés par des émissaires de Jacques le frère de Jésus, Pierre et Barnabas, et d’autres judéo-chrétiens, se sont mis à faire table à part, à l’écart des païens convertis. D’où une admonestation publique et vigoureuse de Paul contre cette « hypocrisie ».

On peut trouver la querelle un peu futile. Un schisme à propos du plan de table …Mais ces premiers chrétiens célébraient la Cène, le repas du Seigneur, tous les jours et par un vrai repas. Rien à voir avec notre eucharistie : ici, 6 fois par an avec une bouchée de pain et une goutte de vin. Pour le côté juif, un historien juif a dit un jour : Si vous dites à un rabbin qu’un prophète a été crucifié, puis est ressuscité, il va trouver qu’il y a matière à discussion. Mais si vous lui demandez d’arrêter de manger kasher, il y aura blocage.

Avançons encore dans le temps : Marc rapporte l’anecdote de la Cananéenne, qu’il appelle Syro-phénicienne, dans son Evangile qui date des années 60. Matthieu écrit dans les années 70. On voit que la question donc faisait encore débat, ne serait-ce que par la manière très perturbante, très polémique, dont les deux évangélistes traitent ce récit, réel ou fictif, peu importe. Et au final de l’Evangile selon Matthieu, que l’on lit en général aux baptêmes : « Allez, faites de toutes les nations des disciples, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit », le Ressuscité proclame officiellement et définitivement l’universalisme de son Evangile. C’est peut-être pourquoi Luc, qui s’inspire largement de Marc, n’a pas repris l’épisode. Ce n’était plus utile.

Première morale à en tirer, l’universalisme, le rejet des traditions contraignantes et du sectarisme ne s’imposent pas facilement, même aux meilleurs d’entre les fidèles de Jésus.

LA CANANÉENNE

Revenons au texte de Matthieu.

Marc ne parle pas d’une Cananéenne, mais d’une « syro-phénicienne », ce qui est plus précis historiquement, la Phénicie dont cette dame est originaire étant alors intégrée administrativement par l’occupant romain à la Syrie. Mais le résultat est semblable : la Phénicie correspond partiellement à l’ancienne Canaan, et c’est une « étrangère » pour les juifs.

L’usage par Mathieu du terme « cananéenne » est en effet très connoté.

Qu’est-ce qu’une Cananéenne ? Elle appartient au peuple qui habitait Canaan, la terre désignée comme promise, où Abraham est venu vivre, et qui fut conquise par les armées de Josué après l’Exode. Et c’est ainsi que le texte de Mathieu est plus fort et significatif. Les Cananéens sont des ennemis vaincus.

Le parallèle moderne s’impose, c’est une Palestinienne des « territoires occupés ». Une citoyenne de seconde zone, et même, il y a 2000 ans, de troisième zone, puisque c’est une femme.

Et donc cette réprouvée, cette paria va supplier Jésus de guérir sa fille. Jésus le fera. Rien de bien nouveau a priori. Jésus a déjà guéri le serviteur du Centurion par exemple (chapitre VIII).

Mais, c’est ce qui se passe entretemps qui peut poser problème.

La femme approche Jésus et crie son angoisse face au mal qui frappe sa fille. Jésus ne répond même pas… Puis les disciples interviennent comme ils le font souvent pour éloigner l’importune. On dirait des gardes du corps d’un chef d’Etat en déplacement. En général, Jésus ne les  écoute pas, voire les rabroue « laissez venir à moi les petits enfants ». De même lors de la rencontre avec la Samaritaine, qui choque les disciples. Rien de tel ici. Marc, dans son récit ne mentionne pas les disciples.

Il faut que la Cananéenne insiste et se prosterne devant Jésus, pour qu’il daigne s’exprimer, mais pour la repousser en expliquant qu’il n’est venu que pour les brebis perdues d’Israël. C’est la formule qu’il a utilisée en envoyant ses disciples en mission : Evitez les Samaritains, allez plutôt chez les brebis perdues d’Israël.

Arrive la parabole. Ou plutôt les paraboles. La première vient de Jésus : Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le donner aux petits chiens. On reste dans l’exclusion des non-juifs.

Seconde parabole, la réponse de la Cananéenne : Les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table des maîtres. Je crois que c’est dans les Evangiles la seule parabole qui ne soit pas prononcée par Jésus, même si c’est un développement et une réponse à celle de Jésus. On admirera l’humilité de la femme. Même si le chien est le meilleur ami de l’homme, à l’époque le chien était impur. Et encore aujourd’hui, « chien » ou « chienne » sont des insultes. Mais en parlant de « petits chiens », Jésus atténue cette violence verbale. Et elle ne sollicite que les « miettes ». C’est sans doute cette humiliation volontaire qui entraîne la suite et le revirement de Jésus.

Alors, retournement et conclusion : Jésus dit « Femme ta foi est grande », et la fillette fut guérie. On revient au schéma usuel des guérisons miraculeuses, mais après un temps d’hésitation voire de refus de la part de Jésus. C’est cela qui interroge.

On a tenté d’expliquer ces réactions de Jésus comme un test. Il aurait voulu voir jusqu’où irait la foi de la mère éplorée. Rien dans le récit ne soutient vraiment une telle analyse, et en général Jésus ne se montre pas aussi manipulateur. Ce serait même un jeu cruel.

Non. Je crois qu’il faut se rendre à l’évidence, même si c’est difficile : Jésus a eu tort. Jésus s’est trompé. Il a déjà eu des comportements très humains : la colère contre les marchands du temple, les larmes lors de la mort de Lazare, la peur et les doutes à Gethsémani et sur la Croix. Là, il a tout simplement TORT. Phénomène extraordinaire ! Il a poussé l’humanité très loin. L’erreur est humaine, comme chacun sait.

Je ne vais pas disserter sur la « double nature » de Jésus (que de bûchers, que de guerres de religion sur ce sujet !), mais il faut peut-être noter que lorsque l’on parle de l’humanité de Jésus, il ne faut pas seulement prendre le mot « humanité » au seul sens positif. Il faut aussi envisager les aspects plus douteux de cette humanité, les faiblesses que cela induit. Ce qui nous rend Jésus encore plus proche de nous, et c’est cela l’important. Jésus, se trompant, se rapproche encore plus de nous, de nos faiblesses.

CONCLUSION

Pour terminer, deux réflexions.

On doit constater que Jésus a vraiment quelque chose de rare, de divin : il comprend son erreur et la corrige aussitôt. Nous ne sommes pas nombreux à pouvoir en faire autant. Le proverbe que je citais continue ainsi : persévérer est diabolique.

Il me plaît que ce soit une paria, une femme du peuple, et même d’un autre peuple, qui ait éclairé Jésus, et l’ait conduit à aller plus loin qu’il ne voulait sans doute aller, et jusqu’au bout de son propre enseignement.

Amen

Chants

Psaume 36
Cantique 216
Cantique 264