Prédication du 16 juillet 2023
Série d’été : Songes et visions
3/4
de Dominique Hernandez
L’extase de Paul
Lecture : 2 Corinthiens 12, 1-10
Lecture biblique
2 Corinthiens 12, 1-10
1 Il faut faire le fier… certes, c’est inutile, mais j’en viendrai aux visions et aux révélations du Seigneur.
2 Je connais un homme dans le Christ… voici quatorze ans — était-ce dans son corps ? je ne sais pas ; était-ce hors de son corps ? je ne sais pas, Dieu le sait — un tel homme fut enlevé jusqu’au troisième ciel.
3 Et je sais qu’un tel homme — était-ce dans son corps ou sans son corps ? je ne sais pas, Dieu le sait —
4 fut enlevé au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à un homme d’énoncer.
5 Je serai fier d’un tel homme, mais de moi-même je ne serai pas fier — sinon de mes faiblesses.
6 Si je voulais faire le fier, je ne serais pas déraisonnable, car je dirais la vérité ; mais je m’en abstiens, de peur que quelqu’un ne m’estime au-dessus de ce qu’il voit ou entend de moi,
7 à cause de l’excellence de ces révélations. Aussi, pour que je ne sois pas trop orgueilleux, il m’a été donné une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me frapper — pour que je ne sois pas trop orgueilleux.
8 Trois fois j’ai supplié le Seigneur de l’éloigner de moi,
9 et il m’a dit : « Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. » Je mettrai donc bien plus volontiers ma fierté dans mes faiblesses, pour que la puissance du Christ repose sur moi.
10 Aussi je me plais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les désarrois, dans les persécutions et les angoisses, pour le Christ ; en effet, c’est quand je suis faible que je suis fort.
Prédication
Il n’y a pas dans les lettres de Paul d’autres passages aussi personnels et aussi passionnés que cette dernière partie de la deuxième épitre aux Corinthiens, les chapitres 10 à 13. Une dernière partie qui forme un ensemble très serré dans cette épitre vraisemblablement composée d’un assemblage de plusieurs écrits de l’apôtre. Paul doit se défendre, face à des adversaires qui contestent son ministère auprès des Corinthiens et qui, avec un certain succès, dévalorisent son enseignement et sa personne. Nous ne connaissons de leurs arguments que ce que Paul en écrit mais il est facile comprendre que Paul est accusé de ne pas être à la hauteur. Il n’est pas assez bon orateur, il ne produit pas de preuves de sa valeur spirituelle : révélations, parler en langue, don de guérison, tout ce dont ses adversaires se prévalent auprès des Corinthiens. Seulement au-delà de l’émotion débordante, au-delà de la colère et du désespoir de l’apôtre qui rendent ces chapitres tellement poignants, il est aussi question de théologie et quand il est question de théologie, il est aussi question de compréhension de l’humanité de l’humain.
Paul fait le fou, c’est-à-dire qu’il rejoint ses adversaires sur leur terrain, le terrain pourrait-on dire de la vantardise, une manière de se mettre en avant pour convaincre qu’on est quelqu’un qui mérite non seulement le respect, mais l’admiration. Du point de vue de Paul, il s’agit de montrer que son existence d’apôtre est cohérente avec son ministère, avec l’appel qui l’a envoyé annoncer l’Évangile du Christ crucifié et ressuscité, l’Évangile de la grâce inconditionnelle. Paul se justifie, parce qu’il y est acculé par les accusations dont il est l’objet, par le mépris qui lui est renvoyé.
Il ne s’est pas fait entretenir par les corinthiens mais c’est parce qu’il les sert au nom de l’Évangile de grâce.
Son parcours personnel d’Israélite et de pharisien n’a rien à envier à personne.
Les multiples tribulations et persécutions qu’il a eu à subir lors de ses voyages et à cause de ses paroles témoignent de sa foi, de sa fidélité, de son engagement total.
Et puis vient l’extrait que nous avons lu et Paul se résout après avoir fait le fou à faire le fier ou plutôt en faisant le fou à pointer dans cette folie la fierté, ou l’orgueil, ou l’auto-glorification dans un domaine particulier, celui de révélations survenues lors d’expériences extatiques.
Ce n’est pas ce qui nous est le plus familier à nous autres réformés et libéraux du XXI° siècle et pourtant ce que livre Paul de son expérience personnelle n’est pas étranger à ce que nous vivons, parce que Paul, à travers son propre exemple, parle de la condition humaine et cela nous concerne infiniment.
Paul commence par les hauteurs, celles d’une extase dont il a fait l’expérience. Car c’est bien de lui dont il est question même s’il use de la distance de la troisième personne. Un enlèvement au troisième ciel, un ravissement au paradis, des paroles inexprimables, et cela il y a quatorze ans précisément, seule véritable précision du récit mais qui ne sert franchement à rien.
Le dévoilement de cette expérience spirituelle très intime ne révèle rien, quelle que soit la hauteur du ciel. Parce que pour l’apôtre, cette intimité doit le rester. Cette expérience n’est pas objet de publicité car elle focaliserait l’attention par son caractère extraordinaire et impressionnant. Paul paraîtrait alors plus qu’il n’est et il refuse cela. C’est dans la même perspective que l’évangéliste Jean n’appelle les miracles « miracles » mais « signes » : pour que le lecteur n’oublie pas qu’il faut regarder au-delà de ce qui se passe, vers ce que ce qui se passe désigne et signifie. Pour le dire autrement : à Dieu seul la gloire, et la gloire de Dieu n’a pas besoin de prestige, rien de ce que les humains appellent prestige, ni lumière de projecteurs, ni or pour la faire briller, ni vénération aveuglée.
Mais encore, Paul ne dit rien parce que ce n’est pas là-haut, au troisième ciel ou au paradis que l’existence humaine se déploie et souffre, qu’elle s’incarne et se perd, qu’elle œuvre et se relie à autrui. C’est en bas, c’est sur terre, c’est dans l’expérience quotidienne d’humanité, et cette expérience quotidienne d’humanité ne peut jamais faire l’impasse sur la faiblesse. Plus même, elle se tient dans la faiblesse.
Il y a plus d’une centaine d’explications médicales, psychologiques ou spirituelles apportées à cette écharde qui fait souffrir Paul. Et cela ne nous avancerait à rien de savoir en quoi elle consistait précisément.
Paul fait le fier, comme ses adversaires, qu’il qualifie par ailleurs de super-apôtres, font les fiers en se targuant de leurs compétences et performances. Faire le fier, se vanter, s’enorgueillir, ce n’est pas dans le registre moral que ces termes sont à comprendre et il ne s’agit pas de fustiger un péché d’orgueil. Faire le fier, se vanter, s’enorgueillir, c’est donner à voir ou à entendre des marques ou des preuves pour se justifier. Montrer qu’on a en soi de quoi donner du poids et de la valeur à son existence. Manifester qu’on mérite de compter. C’est, profondément, croire que l’on trouve en soi ce qui donne sens à sa propre vie.
Pour faire le fou et le fier, Paul expose sa faiblesse et sa souffrance, cette écharde persistante –le mot grec signifie non seulement écharde mais aussi poteau de torture- qui l’empêche, qui le restreint et dont il n’est pas soulagé malgré ses prières répétées. Ce n’est pas un super-Paul, selon le point de vue des super-apôtres, qui se dévoile aux Corinthiens. Il souffre et sa prière n’a pas été exaucée. Seulement c’est cette condition de faiblesse qui est pour lui le lieu d’une révélation que cette fois il partage : Ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse.
Bien sûr, il n’est pas question de rechercher la souffrance pour obtenir la grâce ou recevoir une divine puissance ! La lettre de Paul n’ouvre la porte à aucune pratique de mortification ni à aucune paresse ou démission justifiée par la faiblesse. Ce n’est pas non plus que la faiblesse recouvrirait en réalité une force cachée, ni que toute situation de faiblesse comme il en arrive à tout humain serait un signe divin. La révélation partagée par Paul ne peut pas non plus être assénée comme une réponse à qui serait éprouvé par une souffrance, ce serait cruel et manipulateur du texte et de la personne souffrante. Cette parole de Paul ne peut devenir une loi sans être vidée de la confiance et de l’espérance dont elle rend compte.
Seulement ce qui est considéré comme dévalorisant, comme un manque, comme un défaut, même si l’on n’y peut rien, ce qui occasionne la condescendance ou le mépris est devenu le lieu de la grâce agissante. Pour Paul, cela signifie que sa vocation d’apôtre ne dépend pas de ses propres forces et n’est donc pas compromise par sa faiblesse. Ce qui est libérateur et vivifiant pour nous, pour tous et toutes, c’est qu’il n’est pas besoin d’être fort pour être au bénéfice de la grâce, et pour recevoir, chacun et chacune d’une manière personnelle, la vocation qui appelle à devenir des porteurs et témoins du Christ crucifié et ressuscité.
Alors la lettre de Paul, comme bien d’autres textes des Écritures, questionne notre rapport à la faiblesse, à la pauvreté, au dénuement à travers la manière dont sont considérés celles et ceux qui se trouvent dans de telles situations d’existences dévalorisées par les logiques et les idéologies de performances. Des prophètes d’Israël à Paul et aux évangélistes, l’inclinaison de Dieu pour les pauvres et les faibles est proclamée, racontée, confessée : la dignité des humiliés est attestée. Et les logiques du monde sont renversées, et le monde lui-même est mis sans dessus-dessous par les protestations des prophètes, par les paraboles de l’homme de Nazareth, par sa prédication en parole et en actes du Royaume de Dieu.
Avec Paul, et avec bien d’autres livres de la Bible, nous pouvons comprendre que la faiblesse caractérise la condition humaine, la faiblesse, la vulnérabilité, la faillibilité. Qohelet, l’Ecclésiaste, dirait la buée, hevel, Abel. Les Réformateurs nomment cette condition le péché qui n’est pas une catégorie morale mais qui relève plutôt de l’empêchement d’être et face à ce péché, à la suite de Paul, ils posent la justification qui n’est pas la pesée du ou des péchés mais l’œuvre de la grâce de Dieu. Dieu déclare justes ces humains ne pouvant trouver en eux-mêmes leur justification d’être sinon en se vouant à la force, à la performance, à la compétition. Ce que précisément Paul reproche aux super-apôtres de Corinthe ; ce qui motive les idéologies mondaines condescendantes ou indifférentes envers les plus petits qui sont le visage du Christ.
Ce sont les pauvres, les faibles, les démunis, les humiliés qui nous donnent notre mesure d’humains, sans fard, sans vantardise. C’est pourquoi leur présence est si mal supportée quand on croit qu’il faut être fort, quand on vit comme s’il fallait être fort, puissant, remarquable, admirable pour que la vie soit vie qui vaille la peine d’être vécue.
Lorsque Paul écrit aux Corinthiens, dans la première épitre, au sujet des dons de l’Esprit, dont les super-apôtres sont si fiers, il mentionne pour en clore la liste la voie par excellence. Ce n’est pas la production de manifestations spectaculaires, c’est l’amour, l’agapè.
La faiblesse comme condition humaine, quelle qu’en soit la forme, c’est à cela que Paul conduit les Corinthiens et nous-mêmes, et ce n’est pas pour s’en lamenter car la révélation qu’il a reçue dans sa faiblesse, c’est que la puissance de Dieu passe en elle. Pas pour rendre Paul fort et brillant puisque l’écharde demeure plantée en lui.
Mais parce que la puissance de Dieu ne peut passer que par la faiblesse humaine. La puissance de Dieu n’a pas d’autres chemins de la faiblesse : l’incapacité de l’humain à vivre par lui-même en plénitude. La puissance de Dieu passe par la faiblesse de l’humain pour le rejoindre, car seule la faiblesse peut reconnaître qu’elle a besoin de ce que Dieu donne. Seule la faiblesse peut recevoir ce que Dieu donne. Seule la faiblesse sait qu’elle a besoin de recevoir et qu’elle ne peut que recevoir. Lorsque l’humain croit qu’il est fort, il ne peut recevoir. Mais recevoir, c’est le mouvement même de la foi et de la vie vivante.
D’autant plus la puissance de Dieu n’est pas une puissance forte au sens courant du terme. Elle n’est pas une puissance qui privilégie la force avec le pouvoir, la contrainte et la violence qui lui sont toujours associés. La puissance de Dieu n’est pas une puissance qui se manifeste dans ce qui est spectaculaire, ce qui impressionne, ce qui marque jusqu’à écraser. La puissance de Dieu n’est pas plus que cet appel à devenir humain,
pas plus que cette confiance donnée à l’humain qui lui communique le courage de vivre,
pas plus que la possibilité du vivant au milieu des puissances de destruction, la possibilité de l’amour au milieu des cris de haine.
La puissance de Dieu, c’est cette offre d’une autre manière d’être qui soit réponse de Dieu dans le monde en proie aux prises de pouvoir et à la violence.
La puissance de Dieu, c’est l’inclinaison pour celles et ceux qui ne sont rien.
La puissance de Dieu, c’est de se révéler dans un homme juste crucifié qui pardonne ceux qui le tuent et dans une résurrection sans preuve.
Il n’est pas de subversion plus grande dans le monde que celle d’une puissance aussi faible et qui passe par la faiblesse des humains et pourtant véritable puissance de résurrection. C’est lorsque je suis faible que je suis puissant écrit Paul, puissant et non pas fort comme la plupart des traductions le proposent. Justement la force n’est pas la puissance qui est une dynamique vivifiante, une énergie créatrice dont il importe peu de mesurer l’intensité parce qu’elle suffit toujours pour qu’il y ait autre chose que l’usage de la force.
C’est un autre monde qui apparaît alors au travers du monde des forts et des prestigieux, ce monde des gagnants et des perdants, ce monde des super héros de la piété ou de quoi que ce soit.
Un autre monde apparaît, monde de l’inattendu, du possible.
Un autre monde où l’amour n’est pas un sentiment mais le cœur battant de nos vies, parce que l’amour n’use pas de force mais est véritablement puissant.
Un autre monde où le Christ n’est pas un céleste être glorieux mais le vivant dans nos vies.