Prédication du 20 septembre 2015
d’Henri Persoz
Jésus fait Dieu
Lectures : Psaume 82, Jean 10, 22-42
On célébrait alors à Jérusalem la fête de la dédicace. C’était l’hiver. Au Temple, Jésus allait et venait sous le portique de Salomon. Les juifs firent cercle autour de lui et lui dirent « jusqu’à quand vas-tu nous tenir en suspens ? « Si tu es le Christ, dis-le nous ouvertement » Jésus leur répondit : je vous en ai parlé et vous ne me croyez pas. Les œuvres que je fais au nom de mon père me rendent témoignage, mais vous ne me croyez pas parce que vous n’êtes pas de mes brebis. Mes brebis écoutent ma voix et je les connais et elles viennent à ma suite. Et moi je leur donne la vie éternelle ; elles ne périront jamais et personne ne pourra les arracher de ma main. Mon père qui me les a données est plus grand que tout et nul n’a le pouvoir d’arracher quelque chose de la main du Père. Moi et le Père, nous sommes dans l’unité.
Les juifs à nouveau ramassèrent des pierres pour le lapider. Mais Jésus reprit : « Je vous ai fait voir tant de belles œuvres qui venaient du Père. Pour laquelle de ces œuvres voulez-vous me lapider ? « Les juifs lui répondirent : « Ce n’est pas pour une belle œuvre que nous voulons te lapider, mais pour un blasphème, parce que toi qui es un homme, tu te fais Dieu. Jésus leur répondit : « N’a-t-il pas été écrit dans votre loi : J’ai dit : vous êtes des dieux ? Il arrive donc à la loi d’appeler Dieux ceux auxquels la parole de Dieu fut adressée. Or nul ne peut abolir l’Ecriture…. »; intéressant dialogue entre les juifs et Jésus qui pour une fois porte sur le statut de Jésus. Qui est-il vraiment ? Comment faut-il le considérer ? Est-il le Messie ? Se fait-il Dieu comme les juifs semblent l’accuser ?. Et que veut dire d’ailleurs exactement se faire Dieu ?
Nous sommes dans l’évangile de Jean, celui pour lequel la proximité entre Dieu et Jésus est la plus affirmée ; nous pouvons même dire l’intimité entre Dieu et Jésus. Dans ce que nous venons de lire, Jésus dit au verset 30: Moi et le Père nous sommes dans l’unité. Et plus loin Jésus dit que Dieu est en lui et lui en Dieu. Mais concernant son statut, dans un verset un peu plus loin que je n’ai pas lu, il se dit seulement fils de Dieu, ce qui en Israël est une appellation assez courante. Tout bon juif est fils de Dieu, dans le sens où il est sous la protection de Dieu. Par exemple dans les fameuses béatitudes de Matthieu nous lisons : « Heureux les artisans de paix car ils seront appelés fils de Dieu ».
La vraie question posée par les juifs est donc celle du Christ (le Messie en Hébreux). Si tu es le Christ, dis-le nous ouvertement. Il semble que la question soit en discussion depuis longtemps, sans trouver de réponse claire : Jusque à quand vas-tu nous tenir en suspens ? demandent les juifs. Ce qui montre bien que Jésus n’a pas été vraiment affirmatif sur ce point et ici encore il ne l’est pas davantage. « Eipon umin », j’ai dit à vous ; je vous en ai déjà parlé ; je vous ai déjà dit ; mais vous ne voulez pas comprendre.
La difficulté qu’ont les juifs à comprendre vient de ce que d’un côté, le Messie est attendu depuis des siècles pour sauver le peuple de toutes les souffrances dues aux occupations perse, grecque et romaine. Et d’un autre côté Jésus annonce bien le Royaume de Dieu tant attendu. Mais à l’évidence il ne vient pas, et les juifs ne voient pas vraiment en quoi la présence et le comportement de Jésus pourraient faire entrer Israël dans une ère nouvelle de paix et de bonheur pour tout le peuple, comme devrait le faire le Messie. Ils ne savent plus à quoi s’en tenir et il est temps de poser vraiment la question à Jésus lui-même, de lui demander une réponse claire et franche : Es-tu le Christ, (le Messie en hébreu) oui ou non ?
En réponse, Jésus témoigne de ses œuvres, de ses engagements, de la vie qu’il mène. Je vous ai fait voir tant de belles œuvres qui venaient du Père. Jésus recentre la question. L’important n’est pas de discuter du statut, il n’est pas de savoir si Jésus est le Christ attendu par Israël. Il y a d’ailleurs tellement de Messies différents suivant les écoles. Mais l’important est de reconnaître que ce qu’il a fait pour tous ces malheureux rencontrés sur sa route mérite que les juifs le considèrent, croient en lui, croient que son message doit être entendu et mis en pratique pour que le monde aille mieux.
Jésus ne se perd pas en débats théologiques pour expliquer s’il est le Christ ou pas. Cette question est pour les juifs et ne l’intéresse pas vraiment. Mais il parle de son travail, de sa relation au prochain, de tout ce qu’il fait au nom de Dieu : Les œuvres que je fais au nom de mon Père me rendent témoignage. Ce qui compte, c’est l’engagement. Il ne faut pas me considérer parce que je serai d’une nature particulière, mais à cause de tout ce que vous avez vu et entendu de ma part. A cause de tous mes efforts pour essayer de remplacer l’égoïsme des hommes par la solidarité.
Mais eux veulent le lapider parce que, disent-ils, toi qui es homme tu te fais Dieu. Effectivement, pour un juif se prendre pour Dieu est un véritable blasphème, c’est une atteinte à la majesté de Dieu, à son unicité, à sa grandeur, très au-dessus de celle des hommes. Jésus d’ailleurs, dans les évangiles, ne s’est jamais dit Dieu. Ce sont les autres, de son temps et après son temps, qui le perçoivent comme tel. Pour répliquer, Jésus fait appel au psaume 82, un peu obscur parce qu’il contient la trace d’un certain polythéisme qui sévissait en Israël avant l’exil : Dieu domine l’assemblée des dieux, qui sont des juges et qui jugent mal car ils ne s’occupent pas assez des pauvres, des malheureux et des indigents. De sorte qu’ils mourront comme des hommes. Ici, dans ce psaume, ce ne sont pas des hommes qui deviennent des Dieux, mais les dieux qui meurent comme des hommes. Nous sommes introduits par Jésus et par ce psaume assez curieux dans une limite floue entre ce qui est humain et ce qui est divin. Limite floue qu’exploite Jésus, comme une certaine exégèse libérale juive de l’époque l’interprétait : les fils d’Israël portent en eux quelque chose de la divinité.
Et d’ailleurs Jésus enfonce le clou puisqu’il rajoute : Il arrive à la loi d’appeler dieux ceux auxquels la parole de Dieu fut adressée. La parole de Dieu, bien entendue et bien comprise, transforme celui à qui elle s’adresse, au point de le diviniser lui-même. Le prologue de cet évangile de Jean nous explique que Dieu est la Parole raisonnable, le Logos, et cette Parole, pénétrant chez les hommes et les transformant, les divinise. La divinité est contagieuse.
Cette idée de l’homme divinisé a été beaucoup développée dans les Eglises orientales. Origène disait déjà « Et l’homme tout entier devient Dieu » et plus tard Basile de Césarée écrivait : « L’’homme est un animal appelé à devenir Dieu ». Nous voyons donc l’idée de Jésus reprise par certains Pères de l’Eglise qui savaient bien que, de toute façon, le concept de Dieu est lui-même difficile à cerner. Cette vision de l’homme, partie prenante de Dieu, est très innovante par rapport à la conception traditionnelle du judaïsme suivant laquelle Dieu est Dieu, Roi du Ciel et de la Terre, très au-dessus des humains qui doivent surtout lui obéir s’ils veulent être protégés par sa toute puissance
Mais comme l’explique Jésus, l’important n’est pas là. Pour la deuxième fois, il ramène le débat sur les œuvres de Dieu qu’il accomplit. Œuvres, comme dit le psaume, pour les déshérités de la terre, pour les souffrants de ce monde. Et si ces œuvres de Dieu n’existent plus, on ne sait plus comment connaître Dieu. Parce que nous ne le connaissons pas directement mais à travers ses œuvres, a travers ses bienfaits. Toute la Bible hébraïque en parle ; je cite au hasard le psaume 139 : Tes œuvres sont prodigieuses ; oui je les connais bien.
Evidemment, cette idée de l’homme divinisée nous amène à la question : qu’est-ce que Dieu ? Jésus n’y répond pas vraiment. Il devait penser comme Albert Schweitzer pour qui Dieu ne se raconte pas, il se pratique. Dieu est, disait Schweitzer, ce besoin de sauver l’homme. Pour le grand théologien Paul Tillich, Dieu est transcendant, mais d’une transcendance qui se situe à l’intérieur de l’homme. Ce qui représente une parfaite contradiction car la transcendance par définition vient d’ailleurs. Mais justement Tiliich explique bien que notre être-même vient d’ailleurs. Il vient de Dieu. De sorte que Dieu est à la fois dans la force et l’immensité du ciel et dans l’intimité la plus profonde de chaque personne. Je crois que nous ne pouvons pas dire le mystère de Dieu autrement. Jésus était évidemment plus dans l’intimité de Dieu que nous autres. Mais il se défend bien dans ce dialogue, d’être le seul à se faire Dieu.
Entre les juifs et Jésus existait donc un parfait malentendu qui traversera ensuite toute l’Eglise et le traverse encore aujourd’hui. Jésus dit ici : ne vous intéressez pas à ce que je suis mais à ce que je fais. Or les Eglises se sont toujours beaucoup plus intéressées à ce qu’elles pensaient que Jésus était : le Messie, le Christ, le Sauveur, le Seigneur, le Ressuscité, le Rédempteur, le Grand Prêtre. Regardez plutôt les œuvres de Dieu auxquelles je me suis attaché et pour lesquelles je me suis battu, réplique Jésus. Ce sont elles qui donnent la vie éternelle.