Prédication du 1er décembre 2024
Baptême d’Alexis
de Dominique Imbert-Hernandez
Jacob devant Dieu
Lecture : Genèse 32, 23-32
Lecture biblique
Genèse 32, 23-32
23 Il se leva cette nuit-là, prit ses deux femmes, ses deux servantes et ses onze enfants, et passa le gué du Yabboq.
24 Il les prit, leur fit passer l’oued et fit aussi passer ce qui lui appartenait.
25 Jacob resta donc seul. Alors un homme se battit avec lui jusqu’au lever de l’aurore.
26 Voyant qu’il ne pouvait l’emporter sur lui, il le frappa à l’intérieur de la cuisse ; et l’intérieur de la cuisse de Jacob se démit pendant qu’il se battait avec lui.
27 Il dit : Laisse-moi partir, car l’aurore se lève. Il répondit : Je ne te laisserai pas partir sans que tu m’aies béni.
28 Il lui demanda : Quel est ton nom ? Il répondit : Jacob.
29 Il reprit : On ne te nommera plus Jacob, mais Israël ; car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu l’as emporté.
30 Jacob lui demanda : Je t’en prie, dis-moi ton nom. Il répondit : Pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit là.
31 Jacob appela ce lieu du nom de Peniel (« Face de Dieu ») ; car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et j’ai eu la vie sauve.
32 Le soleil se levait lorsqu’il passa Penouel. Jacob boitait à cause de sa cuisse.
Prédication
Mais avec qui Jacob s’est-il battu ? Et quel était donc l’enjeu de ce combat nocturne ?
Ce sont deux des nombreuses questions soulevées par la lecture de ce texte dont la scène a si souvent été représentée par des peintres, de Giusto de Menabuoi à Gauguin en passant bien sûr par Eugène Delacroix et bien d’autres encore avant et après eux. L’adversaire de Jacob dans cette lutte y est le plus souvent représenté avec des ailes, ce qui en fait un ange, mais ce qui est certain c’est que le mot « ange » est absolument absent du récit. Dans le récit de Genèse, c’est un homme qui se bat contre Jacob, mais qui lui dit avant de le quitter qu’il vient de lutter avec Dieu. Alors ? Il y a beaucoup de flou, d’incertitude, de mélange dans ce texte. C’est la nuit, c’est obscur, alors comment discerner ? Est-ce un rêve ou autre chose ? Est-ce Dieu ou un homme ? Dans un combat indécis, l’autre porte un coup bas blessant Jacob et pourtant c’est Jacob qui, comme vainqueur, réclame une bénédiction. Son adversaire refuse de dire son nom mais change celui de Jacob en Israël. En quoi le combat au passage du Yabboq concerne-t-il la rencontre entre Jacob et son frère ? Et puis ces noms en miroir : Jacob/Yabboq…
Avant de replonger dans quelques-unes des questions du récit, traversons rapidement les épisodes précédents de l’histoire de Jacob. Jacob et son frère Esaü sont des jumeaux. Jacob est né le second, tenant le talon de son frère dans la main, ce qui explique son nom : Jacob le talonneur. Les deux sont pourtant extrêmement différents. Esaü est le préféré du père, Issac, parce qu’il est un vaillant chasseur. Jacob est le préféré de la mère, Rebecca, et il reste dans les tentes avec elle. Esaü, par impatience et manque de jugeotte, vend son droit d’aînesse à Jacob contre un plat de lentilles. A l’instigation de sa mère, Jacob se fait passer pour son frère auprès de leur père aveugle et reçoit ainsi la bénédiction destinée à l’aîné. Que de violences entre les jumeaux, entre l’aîné et le cadet de si peu, qui aurait pu être l’aîné… Alors Jacob doit fuir pour échapper à la colère de son frère. Il se réfugie auprès de son oncle Laban, frère de Rébecca, s’éprend de sa cousine Rachel, travaille 7 ans pour pouvoir l’épouser, mais le soir des noces s’aperçoit qu’il est marié à Léa, la sœur aînée de Rachel. L’oncle l’a trompé, alors Jacob doit travailler encore 7 ans avant d’épouser Rachel, et il se venge de son oncle en prenant la meilleure part des troupeaux. Passons les péripéties de la naissance des enfants, onze fils et une fille, cinq fils et une fille de Léa, deux fils de la servante de Rachel et deux autres de la servante de Léa, un seul fils de Rachel. Puis Jacob fuit son oncle avec femmes, enfants et richesses (nombreuses), et se prépare à retrouver son frère Esaü.
Jacob le rusé, Jacob l’usurpateur, Jacob le menteur… trompeur et trompé, manipulateur et manipulé, à l’histoire pleine de ratés, de manqués, délibérés ou pas, provoqués ou subis, avec les conséquences à affronter et à assumer. La peur du lendemain où son frère l’attend avec 400 hommes armés et même si Jacob lui a fait envoyer des cadeaux somptueux, rien ne dit qu’Esaü lui veut du bien. Le visage de son frère est le visage de sa peur, le face à face est pour lui redoutable. Entre les erreurs, les échecs, les errances du passé et le futur incertain, menaçant, raccourci, entièrement contenu dans le jour suivant, que devient Jacob, quel est son présent en cette nuit ?
Et quel miroir pour nos propres existences, avec ces marées montantes qui parfois nous submergent depuis nos souvenirs, nos lâchetés, nos déchirures, nos efforts pour nous en sortir, nos tentatives d’échapper à ce que nous avons fait ou pas fait.
Et aussi une aspiration à réparer, à apaiser, à réconcilier, une aspiration à l’intégrité de l’être.
C’est toujours une lutte, un corps à corps qui fait rouler dans la poussière, qui soulève la poussière, cette poussière dont nous sommes faits, fragiles, vulnérables, et pourtant capables.
Si Jacob lutte avec un homme, n’est-ce pas avec lui-même ou seulement sa part propre obscure à la fois sombre et inconnue. A la fois ce penchant intime vers la violence : jalousie, mensonge, quête d’identité contre autrui, et le désir qu’il en soit autrement mais comment le faire émerger au jour, à la conscience de manière à en être au bénéfice, comme d’un pain quotidien ?
A la fois les peurs, les angoisses et leurs douleurs et leurs symptômes et l’espérance à peine balbutiée d’un au-delà de soi, d’un plus que soi, par quoi, par qui seraient rythmés les battements du cœur et en quoi, en qui pourrait naître la joie.
A la fois ce qui en soi assèche, dessèche l’être et ses relations et l’image de Dieu en soi enfouie sous les jugements, les ambitions, les comparaisons.
Si Jacob lutte avec un ange ainsi que le prophète Osée le précise – pour Rachi de Troyes et le midrash il s’agirait de l’ange gardien d’Esaü – n’est-ce pas déjà une manière de dire que Dieu est concerné par ce combat. Car un ange n’est rien d’autre qu’un messager qui porte une parole de Dieu, qui fait lien entre l’humain et le divin, un « quelque chose » qui vient de Dieu. C’est une manière de dire Dieu présent, Dieu agissant.
C’est bien parce que Jacob lutte avec lui-même que Dieu est là et lutte avec lui.
Comme chaque fois qu’un être humain a besoin d’être restauré, réparé, comme chaque fois qu’une relation fraternelle a besoin d’être restaurée, réparée, Dieu est là.
Dans la lutte acharnée et résolue contre ce qui, en soi, cherche à tarir la source de vie, Dieu est présent.
Dans la lutte ardente et passionnée contre la tentation de céder aux violences de toutes sortes et pour faire venir au jour l’image de Dieu, la vocation véritable qui dit la vérité de l’être, Dieu est présent.
Dans ce combat intérieur, Dieu est présent et y prend part quand l’être humain s’y engage de tout son être en quête de vie, en quête d’avenir, en quête de Dieu même quelle que soit l’image qu’on a de lui alors il se peut aussi qu’il faille lutter contre Dieu pour le découvrir et pour se découvrir.
Parce que Dieu est puissance de vie, au plus intime de nous-même et qui n’est pas nous. Dans son livre consacré à la mystique chrétienne, le théologien et pasteur Michel Cornuz cite le mystique du XVII°s Angelus Silesius :
Le ciel est en toi
Arrête, Où cours-tu ? Le ciel est en toi
Cherches-tu Dieu ailleurs, tu le manques sans fin.
Il ne s’agit pas d’une spiritualité centrée sur soi, ni d’une « inflation du moi », au contraire : se déprendre de haute lutte de ce qui nous remplit l’être en nous étouffant, lâcher ce à quoi on tient mais qui nous tord, et trouver en soi quelque chose ou quelqu’un qui n’est pas nous, qui nous dépasse et nous constitue. Yabboq est un nom signifiant « celui qui se vide » …
Ce que raconte le combat de Jacob au Yaboq, c’est Dieu dans un corps à corps avec les peurs, les angoisses, les mensonges, les dénis, les illusions… et le jour se lève. Le jour se lève comme une sortie de l’emprise du passé, de la peur de vivre, de la peur d’autrui, de la culpabilité de se croire insuffisant et pas capable d’être. Le jour se lève sur le courage d’être.
C’est une semblable expérience qui a été celle de Martin Luther le Réformateur, moine angoissé, miné par la peur de ne pas être sauvé mais qui a lutté, corps à corps, lors d’une nuit qui a duré plus d’une nuit, avec son angoisse, avec sa foi, avec les Écritures, jusqu’à ce que se lève le jour d’une confiance nouvelle en la justice de Dieu qu’il ne s’agit pas de mériter mais de recevoir par grâce, dans la foi.
Martin Luther a trouvé une manière particulière de dire ce jour nouveau, cette nouvelle qualité de vie. Coram Deo en latin : devant Dieu. Vivre devant Dieu, comme une réponse et en relation de foi. Ce n’est pas du tout incompatible avec « le ciel en soi » : Dieu n’est enfermé ni à l’intérieur ni à l’extérieur de l’humain. « Devant Dieu » évoque une manière d’être et de vivre où l’humain est présent dans un présent, une présence qui ne sont pas sa volonté mais dons de Dieu et qui sont habités de confiance et de reconnaissance.
C’est ainsi que Jacob se tient dans l’aube nouvelle : devant Dieu et non plus errant, non plus fuyant, non plus trompeur, mais présent.
Et aussi : boiteux, nommé et béni.
- Boiteux parce que le combat qu’il a mené ne laisse pas indemne. Il y a perdu la ruse au détriment d’autrui, le mensonge de se faire passer pour qui il n’est pas, la violence comme mode de relation à son frère. C’est-à-dire qu’il y a perdu la quête et la mise en œuvre d’une toute-puissance sensée le rassurer sur sa propre existence. Jacob plein de lui-même et du souci de lui-même est comme vidé au Yabboq de ce plein qui le séparait de lui-même et de son frère. Boiter c’est être fragile, imparfait, incomplet, blessé, limité. Humain vivant en somme, et pour le dire autrement : devant Dieu.
- Nommé, Israël, nommé comme est nommé un nouveau-né, né à nouveau, homme renouvelé, à nouveau créé, pour un autre avenir que celui du « talonneur ». Cette identité est reçue, sa légitimité ne repose pas en celui qui la reçoit mais en Celui qui la donne. Dans le même temps, Israël est un nom qui le place en relation avec Dieu, dans une exigence vis-à-vis de lui-même : d’une part la lutte avec Dieu n’est certainement pas terminée et d’autre part, ce n’est pas contre son frère qu’il s’agit de lutter. Ce n’est pas un privilège d’être nommé Israël, mais une responsabilité qui engage, à laquelle il s’agit de répondre. Et comme il est question de création, l’engagement, la réponse se vit dans le souffle, l’écho, le reflet de la bonté de Dieu, du « c’est bon » de la Création. Être nommé, c’est être créé, re-créé, ressuscité, ainsi Marie de Magdala au jardin, ainsi Paul sur le chemin de Damas.
- Et puis Jacob est béni. Dieu est Dieu qui bénit, qui prononce sur chacun et chacune une parole de bien, une parole de vie, une parole qui fait vivre. C’est la vérité de l’humain, d’être ainsi béni, reconnu, accepté. La bénédiction est à la fois le chemin et l’horizon, l’encouragement et le soutien. Vivre devant Dieu, c’est vivre d’une parole de bénédiction, à faire passer, c’est ne pas se résigner aux ténèbres et au malheur mais devenir bénédiction.
Jacob/Israël garde une quatrième chose de la nuit au gué du Yabboq. Elle ne semble pas très remarquable à côté de la blessure, du nouveau nom et de la bénédiction. Elle n’en est pas moins importante. C’est une question qui n’a pas reçu de réponse. Je t’en prie, dis-moi ton nom, a demandé Jacob à celui qui a lutté avec lui, et qui n’a pas répondu. L’inconnu le reste. Dieu ne donne pas son nom. Celui qu’il indiquera à Moïse au buisson ardent n’est pas un nom : je serai qui je serai… Et Dieu n’est pas le nom de Dieu, c’est seulement une manière pour nous de le désigner ou de s’adresser à lui.
Cette ignorance n’est pas encombrante, elle tient en éveil. Elle n’est pas un empêchement pour la confiance/foi. Elle est au contraire très bénéfique car sans elle, nous pourrions croire et penser que nous détenons la vérité sur Dieu, ce qui est toujours cause de conflit avec les frères et les sœurs. Ce n’est pas parce qu’on a lutté avec Dieu qu’on peut mettre la main sur lui.
Mais vivre devant lui, oui, libéré et responsable.