Prédication du 1er janvier 2023

Culte avec baptême

de Dominique Hernandez

En chemin d’espérance

Lecture : Genèse 12, 1-9

Lecture biblique

Genèse 12, 1-9

1 Le Seigneur dit à Abram : Va-t’en de ton pays, du lieu de tes origines et de la maison de ton père, vers le pays que je te montrerai. 
2 Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai ; je rendrai ton nom grand, et tu seras une bénédiction. 
3 Je bénirai ceux qui te béniront, je maudirai celui qui te maudira. Tous les clans de la terre se béniront par toi. 
4 Abram partit, comme le Seigneur le lui avait dit, et Loth partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lorsqu’il quitta Harrân. 
5 Abram prit Saraï, sa femme, et Loth, son neveu, avec tous les biens et les gens qu’ils avaient acquis à Harrân. Ils partirent pour Canaan, et ils arrivèrent en Canaan. 
6 Abram traversa le pays jusqu’au lieu de Sichem, jusqu’au térébinthe de Moré. Les Cananéens étaient alors dans le pays. 
7 Le Seigneur apparut à Abram et dit : Je donnerai ce pays à ta descendance. Abram bâtit là un autel pour le Seigneur qui lui était apparu. 
8 Puis il leva le camp pour se rendre dans la montagne, à l’est de Beth-El ; il dressa sa tente entre Beth-El, à l’ouest, et le Aï, à l’est. Il bâtit là un autel pour le Seigneur et invoqua le nom du Seigneur . 
9 Abram repartit, en se rendant par étapes vers le Néguev.

Prédication

Nous lisons ce récit ce matin grâce à Antoine, qui a hésité un moment entre Abram et l’éthiopien. Il a choisi l’éthiopien, mais voici qu’Abram arrive quand même comme une autre impulsion au voyage, une autre manière d’élan de vie. Le motif du voyage commun aux deux textes est tellement précieux et approprié pour évoquer l’existence humaine ! Mais surtout, ce récit traditionnellement appelé « la vocation d’Abram » ou « l’appel d’Abram » en termes moins religieux, ce récit convient particulièrement bien au premier jour d’une année qui paraît déjà bien recouverte d’ombres tant elle commence dans une addition de crises et de dangers devant lesquels nous pourrions avoir le sentiment d’être bien démunis et impuissants, d’être tentés par le repli sur quelques lieux géographiques ou symboliques pour se préserver et protéger ce que l’on considère comme siens, voire comme soi.
D’où Abram part-il ? Vers où va-t-il ? Qu’est-ce qui le fait avancer ?

D’où Abram part-il ?
Pars, va, va vers toi ou va pour toi, quitte ton pays, le lieu de tes origines et la maison de ton père vers le pays que je te montrerai.
Vous avez noté combien ce qu’Abram est appelé à quitter représente des racines profondes de l’être humain.

Le pays : la terre et les biens qu’on y possède, et les coutumes et société ;
le lieu des origines : l’inscription dans une histoire et une identité reçue, peut-être même une orientation d’existence voire un destin ;
la maison du père : la qualité de fils ou fille qui représente à la fois une transmission et une promesse d’héritage, et une place assignée en subordination ou en soumission au père chef de famille ou de clan et il ne s’agit pas forcément du « papa », mais de toute figure à l’ombre de laquelle on pense pouvoir vivre en sécurité.

Il y a là trois des principaux éléments de prise et d’emprise sur une vie humaine, trois leviers importants de domination sur une personne. La terre, l’origine, la maison du père : trois lieux géographiques ou symboliques générateurs de potentielles structures de pouvoir, de maîtrise d’autrui et d’oppression. Nous pouvons en faire l’expérience dans nos familles, nos professions, nos histoires personnelles.
Pars, va-t-en de là : l’appel provoque une séparation qui n’est pas une rupture définitive en forme de reniement, ni une fuite, ni un exil obligé ou choisi. C’est une séparation comme une création qui entraîne une non-dépendance, qui est œuvre de libération, de délivrance de ce qui contraint l’être dans un cadre normé pour l’entraîner

dans le large du monde et de l’universalité : non plus l’entre-soi du pays, de la famille ou du clan mais l’expérience d’être étranger, et la rencontre, avec ses risques et ses chances,
dans le large de l’avenir : non plus le futur déterminé par les seules racines ni par une idole trompeuse, mais une destinée jusque-là inenvisageable, celle une descendance et un pays non possédé,
et donc, dans le large d’une existence singulière caractérisée par le don reçu et offert et non plus par la convoitise de l’avoir ou de l’être qui génère toujours injustices et souffrances et qui entrave et détruit la liberté et la vie.

Trois dimensions d’élargissement, de libération présentes également dans le baptême célébré aujourd’hui et dans chaque baptême signe d’une vie renouvelée dans une existence décentrée de soi-même tout en étant reconnue comme unique et précieuse.
Le départ d’Abram, c’est la conséquence d’un trouble jeté dans les structures, les organisations, les ordres dans lesquels les humains naissent et vivent, la conséquence d’une insurrection contre ce qui prétend à la totalité et à la toute-puissance, une insurrection de la rencontre et de l’équité, de la reconnaissance et de l’ouverture à autrui.
Ce qui appelle Abram à partir, ce qui nous appelle à aller, c’est la voix de l’Éternel, c’est le souffle de la vie même, une intuition non contraignante, une inspiration de désir, la conscience insistante et essentielle qu’il est possible de vivre autrement que selon les modèles de catégorisation et d’exclusion qui sont trop souvent ceux des sociétés humaines. Et cela, c’est de l’espérance.

Vers où Abram se met-il en route ? Le récit nous donne trois indications : le pays que je te montrerai, Canaan, et aussi un devenir de bénédiction largement diffusée.
Le livre de la Genèse raconte Abram comme nomade, toujours nomade, ne possédant aucune terre si ce n’est le champ de la grotte où il ensevelit Sarah et où il est enseveli par ses fils Isaac et Ismaël. Toute sa vie, sa longue vie selon le récit (175 ans…) Abram est nomade, résidant chez des peuples et des rois qui ne sont pas les siens, bénéficiaire de l’hospitalité de ceux qui la lui offrent. Et n’est-ce pas cela le pays que montre l’Éternel ? Non pas un lieu précis à posséder pour lequel il y a toujours des raisons de faire la guerre, mais une manière de vivre sur cette terre en traversant toutes sortes de frontières, en demandant à être accueilli et en accueillant soi-même là où l’on est ceux qui viennent. Une manière de vivre sans convoitise et même, dans une forme de dépendance qui n’est pas la dépendance des racines de pays ou de famille, mais la dépendance assumée envers les autres, une manière d’être en relation qui choisit délibérément de ne pas dominer, de ne pas surplomber, mais de voir en l’autre une personne précieuse et capable d’offrir. Jésus de Nazareth n’a-t-il pas demandé l’hospitalité à Zachée le chef des collecteurs d’impôts ? Le règne de Dieu proclamé par Jésus prend si souvent la forme d’une hospitalité inconditionnelle !
Un pays précis est cependant indiqué : le pays de Canaan. Ce pays porte le nom du fils de Cham, un fils maudit parce que Cham a découvert la nudité de Noé, son père qui avait trop bu. Les descendants du maudit sont eux aussi des réprouvés. Le pays de Canaan c’est le pays des déconsidérés, des exclus, des infréquentables, des intouchables. Canaan, c’est là où vivent, survivent, ceux qui sont ligotés dans des paroles de malédiction, des paroles mensongères ou manipulatrices, des paroles qui les crucifient sur des intérêts particuliers. Nous nous souvenons que c’est, entre autres, à cause du récit de la malédiction de Canaan que le régime d’apartheid fut instauré en Afrique du Sud. Comme si le texte biblique représentait une loi divine inaltérable, comme si Jésus de Nazareth n’était pas venu annoncer la Bonne Nouvelle, comme si le Christ de Dieu n’avait pas été lui-même pendu au bois comme un maudit. Canaan est le pays où va d’abord Abram porteur de bénédiction.
Là où va Abram, c’est dans un devenir de bénédiction. La bénédiction imprègne les premiers versets du récit, une bénédiction qui circule de l’Éternel à Abram, d’Abram à tous les clans de la terre, les bénis sont aussi des bénissants, ainsi est le pays montré par l’Éternel, une abondance de bénédictions pour un avenir de bénédictions. La bénédiction oriente à rebours de la convoitise, de la thésaurisation, au contraire du vouloir garder pour soi. C’est la disposition à la reconnaissance d’autrui, à la bienveillance envers lui et l’engagement pour sa vie. La bénédiction est toujours générosité, pour Abram une descendance nombreuse. Elle est puissance de partage de la force de vie, un partage dans lequel jaillit une abondance renouvelée de vie, de liberté et de joie. Bénir, c’est voir en l’autre l’être au-delà des jugements et des déterminations dont il est l’objet de par son origine, sa manière de vivre et ses actions. Et ainsi, c’est l’encourager, car nous avons besoin d’encouragements pour susciter et nourrir notre courage d’être vivant en réponse à l’appel à vivre. Nous avons besoin de courage dans ce monde, au début de cette année, pour prendre conscience des menaces, des dangers, pour suivre l’inspiration qui porte à vivre autrement que pour soi et pour nous engager comme bénis et bénissants. Celles et ceux qui nous bénissent en nous faisant ressentir la vie en abondance et l’ouverture d’un avenir nous aident, parfois même nous secourent, et alors nous pouvons tenir, nous tenir là où nous sommes en vivants de vie et pour la vie ; ces personnes sont des relais, des porteurs d’espérance.

Qu’est-ce qui fait avancer Abram ?
Bien sûr Abram marche par la foi. C’est par la foi, écrit l’auteur de l’épitre aux hébreux qu’Abraham obéit à un appel et partir sans savoir où il allait. C’est la foi d’Abraham (avec les paroles du prophète Habaquq) qui fait comprendre à l’apôtre Paul que le juste vit par la foi : Abraham crut Dieu et cela lui fut compté comme justice (Ga 3,6).
Cependant la foi, la confiance, ne va pas sans l’espérance.
L’espérance n’est pas l’attente d’une récompense méritée par une obéissance. La vocation, l’appel n’est pas un ordre. L’appel ne contraint pas. La vocation demande une adhésion, un acquiescement volontaire et libre pour un engagement qui n’est pas exempt de risques. Il n’y a rien à mériter.
Il y a dans l’espérance une part d’insatisfaction, l’insatisfaction de ce qui est : le pays, le lieu d’origine, la maison du père, les ordres et les dynamiques des sociétés humaines qui visent à l’exploitation par la convoitise, à la reproduction du même et à sa préservation. Cette insatisfaction ne dérive pas en ressentiment, elle est moteur d’une action, d’une participation à d’autres dynamiques, d’une manière de vivre autrement. Alors l’espérance transforme déjà le présent de ceux qui espèrent, qui se lèvent, se mettent en route, prennent leur part même à leur petite échelle. Même si l’avenir qui est possible n’est pas garanti. Même si ce qui peut être n’a pas d’autre puissance que le désir qu’on aura de lui.
Espérant contre toute espérance écrit Paul au Romains au sujet d’Abraham (Rm 4,18), lui qui est trop âgé pour qu’un enfant lui naisse, lui qui est envoyé à l’étranger devenir lui-même l’étranger. Les voix qui affirment « ce n’est pas possible » parlent toujours très fort et semblent parfois recouvrir toute autre voix, même l’appel à la vie vivante et abondante. Mais quand on l’a entendu, quand on a été déjà saisi par cet appel, il est quand même possible de le discerner à nouveau, de le reconnaître en ses divers modes et de veiller sur son écho dans l’intériorité de notre être.
Et puis l’espérance relie l’humain au divin, l’immanence de l’humain n’est pas livrée à elle-même mais ouverte à la transcendance : je rendrai ton nom grand dit l’Éternel à Abram, ce qu’aucun humain ne peut faire par lui-même sans s’échouer dans une catastrophe, n’oublions pas que l’appel d’Abram suit le récit de Babel où les humains ont voulu se faire un nom en bâtissant une grande tour. Et nous l’avons entendu lors du baptême, Dieu dit : Tu es mon enfant bien-aimé, une manière de témoigner de cette ouverture, de cette communication du divin avec l’humain qui est espérance. L’espérance qui espère en nous contre toute attente, contre toute considération humaine est d’abord celle de Dieu.
Abram est espéré par Dieu qui croit en lui ; Abram est espéré comme bénédiction pour tous les clans de la terre. Le chemin n’est pas facile, et les épreuves ne manquent pas, et Abram ne s’y comporte pas toujours de manière glorieuse, livrant sa femme Sarah d’abord au Pharaon  d’Égypte puis au roi Abimélek pour, croit-il, sauver sa vie… Et il y aura l’épreuve de la ligature d’Isaac pour qu’Abraham comprenne que son fils ne lui appartient pas.
C’est l’espérance de Dieu qui porte notre espérance et la soutient. L’espérance de Dieu c’est sa fidélité éprouvée, son amour résistant, sa grâce renouvelée. L’espérance de Dieu c’est ce Souffle de la vie qui est notre inspiration pour être vivants, c’est la générosité de la vie qui est notre joie quotidienne, c’est l’amour offert – reconnaissance, bienveillance, hospitalité même d’un instant – qui nourrit notre élan vital, tout ce qui nous travaille et nous fait travailler intérieurement en faveur de l’ouverture, du large et des liens d’alliance avec autrui.

Il y aura tellement d’occasions en cette année d’être des témoins d’espérance, quittant les lieux, structures et comportements de domination et de convoitise parce qu’une autre manière de vivre est possible et que nous y sommes appelés. Il y aura tellement d’occasions de vivre en descendants d’Abram, d’Abraham, bénis et bénissant. A chaque fois, cela fera une bonne année.