Prédication du 2 octobre 2022

d’Hervé Oléon-Perrin

Lecture : Jacques 2, 14-26

Lecture biblique

Jacques 2, 14-26

14 Mes frères, à quoi servirait-il que quelqu’un dise avoir de la foi, s’il n’a pas d’œuvres ? La foi pourrait-elle le sauver ?
15 Si un frère ou une sœur n’avaient pas de quoi se vêtir et manquaient de la nourriture de chaque jour,
16 et que l’un de vous leur dise : « Allez en paix, tenez-vous au chaud et mangez à votre faim ! » sans leur donner ce qui est nécessaire au corps, à quoi cela servirait-il ?
17 Il en est ainsi de la foi : si elle n’a pas d’œuvres, elle est morte en elle-même.

18 Mais quelqu’un dira : Toi, tu as de la foi ; moi, j’ai des œuvres. Montre-moi ta foi en dehors des œuvres ; moi, par mes œuvres, je te montrerai la foi.
19 Toi, tu crois que Dieu est un ? Tu fais bien : les démons le croient aussi, et ils tremblent.

20 Veux-tu donc savoir, tête creuse, que la foi en dehors des œuvres est stérile ?
21 Abraham, notre père, ne fut-il pas justifié en vertu des œuvres, pour avoir offert son fils Isaac sur l’autel ?
22 Tu vois que la foi agissait avec ses œuvres, et que c’est en vertu de ces œuvres que la foi fut portée à son accomplissement.
23 C’est ainsi que fut accomplie l’Ecriture qui dit : Abraham crut Dieu, et cela lui fut compté comme justice, et qu’il fut appelé ami de Dieu.
24 Vous le voyez, c’est en vertu des œuvres que l’être humain est justifié, et non pas seulement en vertu d’une foi.
25 Rahab la prostituée ne fut-elle pas également justifiée en vertu des œuvres, pour avoir accueilli les messagers et les avoir renvoyés par un autre chemin ?

26 Tout comme le corps sans le souffle est mort, de même la foi sans œuvres est morte.

Prédication

Peu de sources bibliques aussi brèves ont été autant dévoyées ou décriées dans l’Histoire du Christianisme que l’Épître de Jacques, rédigée à la charnière du Ier et du IIème siècle par un intellectuel helléniste. Nous ne discuterons pas ici la position longtemps défendue par l’Église catholique, qui fonda notamment sur ces lignes le caractère méritoire des œuvres, extrapolant jusqu’au rachat des indulgences. Mais que Luther et d’autres théologiens protestants à sa suite n’y aient vu, je cite, qu’une « épître de paille », fustigée comme une inacceptable opposition à la pensée paulinienne appelle en revanche à réflexion. Il pourrait sembler logique que la lecture des versets que nous venons de parcourir ait déclenché quelque urticaire chez les ardents défenseurs du Salut par la Foi seule. Si ce n’est qu’une telle réaction résulte certainement d’une lecture très imprécise voire inexacte non pas d’un seul, mais de deux argumentaires prétendument contradictoires, en fait très complémentaires. 

Vers l’an 50, Paul écrit aux Galates : « ce n’est pas par les œuvres de la loi que l’homme est justifié, mais par la foi en Jésus-Christ ; nous aussi nous avons cru en Jésus-Christ, afin d’être justifiés par la foi en Christ et non par les œuvres de la loi, parce que nulle chair ne sera justifiée par les œuvres de la loi… » (Ga 2 : 16). Le propos est clair – ce qui n’est pas toujours le cas chez Paul ! Il reproche aux premières communautés chrétiennes issues du Judaïsme de penser encore que la stricte observance de la Loi hébraïque garantirait le salut. Il s’agit ici de questionner la pratique d’une démarche rituelle, attachée à un culte. Une pratique qui rythme, qui cadre, voire contraint lorsqu’elle est poussée à l’excès, traçant alors un chemin bien artificiel en matière de foi, donc de salut. Paul revient sur le sujet quelques années plus tard dans son Épître aux Romains : « Les païens, qui ne cherchaient pas la justice, ont obtenu la justice, la justice qui vient de la foi, tandis qu’Israël qui cherchait cette loi de justice n’est pas parvenu à cette loi. Pourquoi ? Parce qu’Israël l’a cherchée non par la foi, mais comme provenant des œuvres » (Rm 9 : 30-32)… L’Épître aux Éphésiens reprendra elle aussi le propos : « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est pas par les œuvres, afin que personne ne se glorifie » (Ep 2 : 8-9). Nous observons que, dans ces deux dernières références, le mot « loi » disparaît. Sans doute est-il sous-tendu, comme une évidence, en relation au propos originel de Paul. Mais, in fine, et c’est assez problématique, cette élision globalise largement le sujet. Pour qui la lirait un peu vite, sans intertextualité, il ne serait alors plus question d’œuvres de la loi, mais simplement d’œuvres, ce qui change considérablement le sens de la réflexion théologique et explique probablement la mécompréhension de l’Epître de Jacques.  

Les paroles de Jacques sont-elles en contradiction avec celles de Paul ? Paraphrasons ce dernier – c’est de bonne guerre ! – « Jamais de la vie ! » (Rm). Celui que nous appelons Jacques ne cherche pas la controverse, il recadre, plusieurs décennies après, celles et ceux qui auraient mal compris le message de l’apôtre. Il pointe la confusion, dans leur esprit, entre les œuvres de la loi et les œuvres… tout court ! Que leur dit-il, à ces disciples de Paul ? Vous discutez beaucoup, vous écoutez la Parole de Dieu, vous pensez que cela fait de vous des hommes religieux et vous permet de prétendre au salut… Mais la vraie religion, c’est faire, et plus encore, c’est être ! L’auteur dénonce indirectement ce que Dietrich Bonhoeffer appellera bien plus tard « la grâce à bon marché », c’est à dire « la justification du péché et non point du pécheur. Puisque la grâce fait tout toute seule, tout n’a qu’à rester comme avant ». Et le pasteur allemand de renchérir : « Le chrétien, donc, n’a pas à obéir à Jésus, il n’a qu’à mettre son espoir dans la grâce ! » (in Le prix de la grâce). Il s’agit donc de s’élever contre une prétendue foi figée dans un rituel, qui ne viendrait pas transformer en profondeur mon être et ma relation aux autres. Une pensée que l’helléniste Jacqueline Assaël synthétise en une très belle phrase : « ne pas s’enfermer dans la prière, avoir les mains jointes, mais pas les bras croisés » (in L’Épître de Jacques, J. Assaël et E. Cuvillier, Labor et Fides, 2013). 

Si quelqu’un a froid et faim, et que nous lui disons : « Sois en paix, le Seigneur te bénis », c’est très bien, mais ce n’est pas cela qui va le réchauffer ou le nourrir, mais bien ce que nous engagerons de nous-même pour l’aider. 

Jacques rappelle ainsi à ses lecteurs que la foi pour la foi n’est pas entière. Elle ne l’est que lorsqu’elle se révèle, lorsqu’elle se transcende en actions. Sans ses manifestations dans la vie de chacun, la foi n’est que certitude inerte, croyance voire crédulité figées. Des croyants non pratiquants, dans le sens des actes du quotidien, et pas seulement dans celui d’une assiduité au culte ou de l’obéissance à des principes dictés, c’est bien cela que l’auteur dénonce. Pire encore, et le cœur du débat initié par Paul, des pratiquants, cette fois bel et bien au sens rituel et doctrinal, mais finalement peu voire non croyants, puisque s’inscrivant dans une démarche avant tout traditionnelle, méritoire, ou purement conceptuelle. Car Paul, je le rappelle, blâme bien les œuvres de la loi, et non les œuvres au sens large. Du reste, n’est-il pas le premier à écrire que notre foi réside « avec l’Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les cœurs » (2Co 3 : 3) et que lui-même, tel qu’il est en paroles dans ses lettres, l’est aussi dans ses actes (2Co 10 : 11). 

Ici traduit par « œuvre », le mot grec ργον, ergon, est entendu au sens de ce qui est fait, dans l’agir, mais aussi plus précisément du travail. Or, levez les yeux et lisez ici ce mot inscrit sur les murs du Foyer de l’Âme : le Labeur, environné de l’Espérance, de la Confiance et de la Charité… La Foi n’est pas citée, elle. Pourquoi ? Peut-être simplement parce qu’elle nous habite et prend corps avec nous, en ces quatre « vertus »,… parce qu’avec le salut ce n’est pas seulement de ma relation à Dieu qu’il est question, mais aussi celle aux autres, à mon intériorité, c’est la façon dont ma foi travaille et me travaille…

Ce même mot ργον, ergon dérive étymologiquement du grec νέργεια, energeia, la force en action. L’œuvre, chez Jacques, n’est donc pas simplement un acte qu’un humain va accomplir, c’est une mise en mouvement insufflée par Dieu. Une mise en mouvement semblable à celle de la Cananéenne, à celle la femme de l’onction à Béthanie, ou à celle des femmes se rendant au tombeau au matin de Pâques. « Soyez ceux qui réalisent la Parole, et ne vous bornez pas à l’écouter », écrit l’auteur au verset 22 de son premier chapitre, textuellement, « Soyez des poètes (ποιητα, poïetai) de la Parole », autrement dit, agissez comme des poètes en recevant l’inspiration qui vient de Dieu, cette inspiration qui nous vient en effet à travers la Foi seule, et que vous traduisez dans votre rapport aux autres et au monde. Ce qui nous permet également d’appréhender un aspect essentiel qui peut parfois nous échapper : la Foi ne se limite pas à la façon dont je conçois ma relation à Dieu, elle est un don de Dieu. 

« Tu crois que Dieu est un ? Tu fais bien : les démons le croient aussi, et ils tremblent »… Étrange interpellation, assez provoquante en réalité… Tu crois en Dieu… Oui, et alors, qu’entends-tu prouver par cette affirmation ? Les démons aussi croient en lui, puisqu’à sa seule évocation, ils tremblent. Or, la croyance qui fait trembler n’est pas la foi. La foi n’est ni menace d’un châtiment, ni coercition. Elle est l’expression d’une liberté, dont les actes sont portés par la volonté de faire le bien, de faire du bien. Et les démons qu’en font-ils de cela ? Rien ! Que vaut alors ma foi si, comme eux, je suis « croyant-non agissant » ? 

Intéressant parallèle, ensuite, entre les versets 21 à 23 et ceux de Paul dans l’Épître aux Romains (Rm 4 : 2-3) : « Si Abraham était devenu un homme juste par la pratique des œuvres, il aurait pu en tirer fierté, mais pas devant Dieu. Or, que dit l’Écriture ? Abraham eut foi en Dieu, et il lui fut accordé d’être juste ». Que dit Paul ? Qu’Abraham n’a pas été rendu juste par quelque œuvre supposée plaire Dieu, mais par sa foi. Et même si, une fois encore, ce n’est pas explicite, c’est bien au sens des œuvres de la loi que Paul conduit sa démonstration. Là encore, Jacques, loin de le contredire, recentre ceux qui auraient pu généraliser et donc dévier le propos. Et, non, en effet, la ligature d’Isaac, incontestablement la plus emblématiques de œuvres d’Abraham, n’a pas rendu ce dernier juste, si ce n’est que parce que Dieu ne l’a pas laissé accomplir ce sacrifice infanticide. Ce qui l’a rendu juste, c’est sa foi, bel et bien manifestée, vécue… Sinon pourquoi aurait-il gravi la montagne avec son fils et brandi le poignard, avant que Dieu ne l’arrête ? Paul ne s’appuie pas sur cet épisode pour dire que la Foi suffit, qu’il ne faut rien faire, puisqu’Abraham a agi, en sincérité et en confiance. « Abraham crut (…) et il fut appelé ami de Dieu ». Dans l’Évangile selon Jean (Jn 15 : 15), Jésus s’adressant à ses disciples, leur dit « Je ne vous appelle plus serviteurs (…), je vous appellerai amis ». Or, qu’est-ce que la Foi, si ce n’est entrer librement dans l’amitié de Dieu ? 

En se référant ensuite au Livre de Josué, avec le personnage de Rahab (Jos 2 : 1-24 et 6 : 22-25), Jacques appuie et enrichit les arguments déjà développés par Paul. Souvenez-vous : « Les païens, qui ne cherchaient pas la justice, ont obtenu la justice, la justice qui vient de la foi » (Romains, 9, 30). Mise au ban de sa propre société parce qu’elle vend ses charmes, dans Jéricho qui enferme derrière ses hautes murailles, les murailles de la méfiance, de la cupidité, de la volonté dominatrice et de l’intolérance, Rahab la Cananéenne exprime pourtant cet élan vers l’autre en accueillant dans sa maison les deux espions envoyés par Josué. Et lorsque le roi, informé de l’intrusion, lui fait demander de les livrer, Rahab sauve ses hôtes en les cachant. Acte de trahison ? Que chacun juge en conscience. Ce qui est certain, c’est que ces deux hommes, ne laissant entrevoir aucun dessein néfaste, ont sollicité son hospitalité. Ils ne lui ont été à aucun moment hostiles ou désobligeants, ni pour sa famille. Quelle raison aurait-elle, sur une simple injonction qu’elle ne peut vérifier, de les envoyer à la mort ? Ainsi, le sauvetage opéré par Rahab est-il l’expression d’une foi qu’elle-même, à ce stade de son existence, ne saurait reconnaître comme telle. Il y a ici comme une résonance avec ce verset d’Esaïe : « J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis manifesté à ceux qui ne me le demandaient pas »… (Es 65:1).

« Tout comme le corps sans l’esprit est mort, de même la foi sans œuvres est morte »… Par la plume de Jean Echenoz, la Bible dite « des écrivains », nous propose cette traduction peut-être plus littérale mais non moins poétique de l’ultime verset de notre extrait du jour : « Comme le corps privé de souffle est mort, la foi sans actes est morte ». Et en effet, sans ce souffle de vie que Dieu dépose en nous, nous n’existons pas. Semblablement, sans actes qui la subliment, que vaut notre foi ? N’est-elle pas illusoire ? Pourtant, réaliser sa foi en paroles et en actes n’est pas une évidence, et peut même parfois nous faire peur. Parce que cela nous oblige à sortir de notre zone de confort, à nous remettre en question, à nous exposer, à aller au risque de la rencontre avec l’autre, qu’il soit dans le besoin comme l’évoque l’auteur aux versets 15 et 16 ou non. Mais la confiance en Dieu nous aide à dépasser cette peur. La Foi, cette énergie créatrice que Dieu nous insuffle, n’est justement pas faite pour demeurer recluse en nous. Elle s’épanouit et nous épanouit si et seulement si c’est vers l’Autre que nous la mobilisons. Bien sûr, il ne s’agit pas de prouver ou de mériter quoi que ce soit, mais seulement d’agir librement, en responsabilité, avec désintéressement, par des mots, des gestes, même discrets, qui réconfortent, qui guérissent, qui rassurent, qui redonnent sens, … autrement dit, qui ressuscitent. 

Charles Wagner écrivait dans L’Ami : « Au fond, la foi c’est l’audace poussée jusqu’à l’infini (…) [c’est] un acte de confiance éclairée dans le pouvoir qui mène le monde, dans la destinée humaine » (p. 304)… Un acte… Des actes… Eh bien, amis, frères et sœurs, soyons audacieux… Par notre foi, par les actes qu’elle engendre, soyons, chacun d’entre-nous mais aussi ensemble, le témoignage vivant de la réalité de Dieu.