Prédication du 25 octobre 2020
de Dominique Hernandez
Disciples en danger de fanatisme
Lecture : Luc 9, 44-56
Lecture
Luc 9, 44-56
44 Quant à vous, prêtez bien l’oreille à ces paroles : le Fils de l’homme va être livré aux humains.
45 Mais les disciples ne comprenaient pas cette parole ; elle était voilée pour eux, afin qu’ils n’en saisissent pas le sens ; et ils avaient peur de l’interroger à ce sujet.
46 Ils se mirent à raisonner entre eux pour savoir qui, parmi eux, était le plus grand.
47 Jésus, qui connaissait leur raisonnement, prit un enfant, le plaça près de lui
48 et leur dit : Quiconque accueille cet enfant en mon nom m’accueille moi-même ; et quiconque m’accueille accueille celui qui m’a envoyé. En effet, celui qui est le plus petit parmi vous tous, c’est celui-là qui est grand.
49 Jean dit alors : Maître, nous avons vu un homme qui chasse des démons par ton nom ; et nous avons cherché à l’en empêcher, parce qu’il ne te suit pas avec nous.
50 Jésus lui répondit : Ne l’en empêchez pas ; en effet, celui qui n’est pas contre vous est pour vous.
51 Comme arrivaient les jours où il allait être enlevé, il prit la ferme résolution de se rendre à Jérusalem
52 et il envoya devant lui des messagers. Ceux-ci se mirent en route et entrèrent dans un village de Samaritains, afin de faire des préparatifs pour lui.
53 Mais on ne l’accueillit pas, parce qu’il se dirigeait vers Jérusalem.
54 Quand ils virent cela, les disciples Jacques et Jean dirent : Seigneur, veux-tu que nous disions au feu de descendre du ciel pour les détruire [comme le fit Élie] ?
55 Il se tourna vers eux et les rabroua [en leur disant : Vous ne savez pas quel esprit vous anime.]
56 Et ils allèrent dans un autre village.
Prédication
Mais qu’arrive-t-il à Jacques et à Jean ? Deux disciples de la première heure, qui ont suivi, écouté, observé Jésus depuis que celui-ci a commencé à parcourir les routes et chemins de Judée et de Galilée. Deux disciples qui ont, avec Pierre, accompagné Jésus sur la montagne où il a été transfiguré, qui ont entendu la voix le désigner comme le Fils bien-aimé du Père. Deux disciples proches de Jésus. Et voici qu’ils se proposent de détruire un village de samaritains, hommes, femmes et enfants, bétail et maison, parce que les villageois n’ont pas voulu accueillir leur groupe, un groupe de juifs. Parce qu’ils ont été mal regardés, mal vus ; peut-être que les samaritains leur ont mal parlé. Après tout, l’inimitié entre juifs et samaritains est une réalité du premier siècle, et depuis des siècles, entraînant mépris, humiliations, condescendances, certainement outrages et insultes, et l’on se détourne les uns des autres, et l’on se lance réciproquement des anathèmes, et l’on peut bien vouloir la disparition des autres… alors pourquoi pas le feu du ciel ?
Bien sûr, nous pensons à l’atroce assassinat d’un professeur, il y a moins de dix jours, un homme tué « pour venger l’honneur du prophète », a expliqué le meurtrier dans son sinistre message diffusé sur les réseaux sociaux.
Est-ce l’honneur de leur maître Jésus, « le Christ » a confessé Pierre, « le Fils bien-aimé » a déclaré la voix sur la montagne de la transfiguration, est-ce son honneur blessé par le refus d’hospitalité des samaritains que Jacques et Jean veulent venger ?
Il est bien des études de diverses natures pour expliquer comment une personne devient fanatique, depuis Voltaire qui définissait le fanatisme comme une maladie de l’esprit. Ces études psychiatriques, sociologiques, historiques, sont précieuses. Mais pour nous ce matin, voici un récit de la Bible, qui aide à comprendre un chemin, une dérive vers le fanatisme. En cela ce récit avertit, avise, rend sages ceux qui le lisent. Il les prévient du risque, il les rend capables de discerner ce qui représente un germe de fanatisme, maladie de l’esprit. Et justement, c’est un esprit que Jésus pointe en rabrouant Jacques et Jean. Le récit raconte comment Jacques et Jean en arrivent à cette attitude, à cette violence scandaleuse, consternante, effrayante.
Toute violence religieuse nous oblige à penser ce qui, dans la religion quelle qu’elle soit, constitue un terreau propice à cette violence, qu’elle soit de paroles ou d’actes.
Car il s’agit de comprendre, même si cela nous heurte, que la violence que Jacques et Jean veulent mettre en œuvre contre les samaritains est l’expression de leur foi. Une foi qui ne supporte pas la contradiction, une foi qui se veut incontestable, inébranlable, toute-puissante au détriment d’autrui, une foi pleine d’orgueil prompte à ravager, à détruire, à tuer, une foi qui ne choisit pas la vie mais qui choisit la mort.
Cela ne leur arrive pas d’un coup. Le récit pose des étapes, trois brefs épisodes avant celui du village samaritain. Après ce qui s’est passé au sommet de la montagne où Pierre, Jacques et Jean ont été témoins de la transfiguration et de la parole prononcée sur Jésus, et témoins de l’apparition aux côtés de Jésus de Moïse et Élie, en bas de la montagne, Jésus a guéri un enfant à la demande de son père, alors que les disciples étaient impuissants à chasser le démon qui le possédait.
Puis ce sont ces trois étapes dont nous avons lu le récit:
Jésus annonce sa mort et les disciples ne comprennent pas, ils ont peur de l’interroger.
Puis les disciples cherchent à établir un classement: ils se demandent qui est le plus grand d’entre eux
Et enfin, ils veulent que Jésus intervienne pour empêcher d’agir un homme qui chasse les démons au nom de Jésus, sans être lui-même un disciple.
Trois épisodes, trois situations qui révèlent une forme de perversion de la foi des disciples, jusqu’à la réaction de Jacques et Jean devant le refus des samaritains d’accueillir Jésus, une réaction que nous pouvons interpréter comme la cristallisation de ce qui s’est joué dans les trois étapes précédentes.
Tout d’abord, les disciples ne comprennent pas la parole de Jésus disant que le Fils de l’homme va être livré aux humains. Ils ne l’entendent pas. Après la transfiguration et la guérison d’un enfant, ils ne peuvent entendre, accueillir, accepter l’annonce de la fragilité du Fils de l’homme, livré, jugé, mis à mort. Ils ont tout quitté pour suivre Jésus, ils l’accompagnent partout où il va, ils sont partis sur son ordre annoncer l’Évangile dans les villes et villages et guérir les malades et ils l’ont fait.
Comment associer la puissance dont ils ont été témoins et acteurs à la vulnérabilité du sort d’un condamné ? Comment le disciple peut-il assumer une limite quand il suit Jésus, le Christ, le Messie, le Fils bien-aimé ? Comment tenir la mort de Jésus avec la vision sur la montagne d’Élie, le prophète qui n’est pas mort et qui a été enlevé au ciel dans un char de feu ? Les disciples ont peur d’interroger Jésus, car ce que Jésus annonce vient ébranler leur désir de puissance et leur besoin d’assurance.
Mais quand la foi n’assume pas les limites de l’existence, quand elle refuse la fragilité au nom de la puissance du Dieu en qui elle est foi, elle s’effondre dans la prétention à la toute-puissance, parce qu’elle n’est plus confiance mais projection d’une aspiration ou d’une peur intérieure, aspiration à la puissance, voire à la toute-puissance, peur du risque, de l’angoisse, de la mort.
Dans la deuxième étape du parcours vers le fanatisme que propose l’évangile de Luc, ce qui est manifesté par les disciples, c’est un esprit de compétition. Le plus grand, le meilleur, est-ce celui qui a le plus de foi parce qu’il fait les plus grands miracles ? Celui qui respecte le mieux ou le plus les commandements ? Celui qui est le meilleur orateur ? Celui qui prie le plus souvent ? Celui qui connaît le mieux les Écritures ? Dans un autre évangile, c’est la mère de Jacques et de Jean, toujours les mêmes, qui demandera à Jésus les meilleures places pour ses fils dans le royaume. Ce à quoi Jésus lui répondra qu’il n’y peut rien. Là, il présente un enfant comme parabole de l’accueil, avec un de ces renversements dont il est coutumier dans les évangiles : les premiers seront les derniers, le plus grand c’est le plus petit… Débrouillez-vous avec ça les disciples !
Vaut-il mieux chercher à être le plus petit que le plus grand ? Ce n’est pas certain car l’humilité ne se conquiert pas, elle est le fruit d’un changement d’état d’esprit, d’une conversion. Une foi qui cherche à se comparer à d’autres devient insensée dans le sens où elle perd le sens de la foi pour celui de la performance et celui de la culpabilité. C’est une foi qui a perdu son objet même, ou plutôt qui s’est fixée sur un objet dérivé, selon le critère retenu, un objet qui la fait dériver de Dieu vers autre chose qui remplace Dieu et qui s’appelle toujours dans les Écritures une idole, que ce soit la Loi, la Bible, le culte, la vérité, ou quoi que ce soit d’autre. Cette foi est devenue savoir et/ou performance. Elle n’est plus foi qui est toujours risquée, imparfaite, fragile comme celle du père de l’enfant malade, au pied de la montagne qui s’adressait à Jésus en criant : « je crois ! Viens au secours de mon manque de foi ! »
Enfin au troisième épisode, les disciples veulent empêcher un homme de chasser les démons au nom de Jésus parce qu’il ne fait pas partie du groupe des disciples. Les disciples veulent l’exclusivité de l’usage du nom de Jésus le Christ. Cette exclusivité exige une exclusion. Dans le même temps, elle entraîne une mainmise sur le nom, c’est à dire sur la personne.
Mais d’une part le Christ de Dieu n’appartient ni quelqu’un ni à un groupe, ni à une Église, ni à une religion même si elle est appelée christianisme. Sans quoi c’est le groupe, l’Église, la religion qui est absolutisée et en conséquence divinisée.
Et d’autre part l’Esprit qui anime Jésus le Christ est un esprit libre et un esprit de liberté qui peut animer d’autres personnes que ses disciples déclarés. L’exclusivité du monothéisme, un seul Dieu, n’agit pas entre les personnes pour les dresser les unes contre les autres, mais elle agit à l’intérieur de chacun, comme un aiguillon intérieur, pour lutter contre les tentations de l’idolâtrie présentes en l’humain, idolâtrie dont une des terribles conséquences est d’étouffer la capacité à aimer, la capacité à s’ouvrir à autrui, à l’accueillir et à le reconnaître. L’autre devient un ennemi, il fait peur, et la violence surgit d’une volonté d’épuration du monde, c’est à dire aussi d’un refus du monde tel qu’il est, refus de la diversité qui en est une des caractéristiques essentielles. Dieu n’a pas besoin de défenseur, ni de vengeur, ni de dispensateur de châtiments ou de récompenses.
Telles sont les étapes d’une torsion, d’une perversion de leur foi qui conduisent Jacques et Jean à cet atroce souhait de détruire un village samaritain. Ils prennent pour modèle le prophète Élie, celui qu’ils ont vu sur la montagne. Dans le premier livre des Rois, au chapitre 18, il est raconté que le prophète Élie s’est élevé contre le roi d’Israël, Akhab, dont la reine, Jézabel, d’origine étrangère, rend un culte aux baals. Pour obliger Akhab à chasser les baals et leurs prophètes de son royaume, Élie a annoncé une sécheresse qui survient, terrible sécheresse de plusieurs années. Puis il a convoqué et provoqué 450 prophètes des baals dans une sorte de compétition de sacrifice où il s’agit d’invoquer eux leurs baals et lui le Dieu d’Israël pour faire tomber le feu sur un holocauste. Malgré des heures d’efforts, les prophètes des baals n’ont pas réussi à enflammer le bois. Mais il a suffi d’une seule invocation de YHWH par Élie pour que le feu tombe du ciel et consume le sacrifice préparé. A la suite de quoi Élie a massacré les 450 prophètes des baals. Manifestation de puissance impressionnante s’il en est ! Sauf qu’Élie a échoué à faire changer d’avis Akhab et que Jézabel, furieuse, cherche à le faire périr ; Élie doit fuir et il tombe en dépression, une crise d’être et de foi. C’est cette traversée de ce que les mystiques appellent la nuit spirituelle que Dieu vient à lui dans le bruit d’un souffle léger, une voix de fin silence qui interroge l’image du Dieu violent qu’Élie a incarné en égorgeant les prophètes des baals. Qui a été violent ? Dieu ou Élie ?
Jacques et Jean se verraient quand même bien en successeurs d’Élie, en faisant tomber le feu du ciel sur les samaritains inhospitaliers. Ils choisissent la mort par vengeance, par désir de puissance,
par déni de la fragilité de la vie,
par peur de la vie quand d’autres différents sont là,
par refus d’accepter et d’assumer que la vie n’est jamais totalement douceur, bonheur, amour, connivence ou communion… mais que la vie est ce lieu de la finitude, des différences, des déceptions, des séparations, des frustrations.
Jacques et Jean choisissent la mort pour faire disparaître les divergences, les différences et les conflits.
Ils choisissent la mort par choix de l’absolu plutôt que du relatif, car les orientations de l’existence sont bien différentes selon qu’on croit en un Dieu d’absolu ou en un Dieu de relations.
« Vous ne savez pas quel est l’esprit qui vous anime » dit Jésus aux deux disciples.
Un esprit de destruction, un esprit de division, un esprit qui refuse le doute, un esprit qui enferme soi et l’autre, un esprit qui transforme la foi en savoir, un esprit sans amour : Jacques et Jean manifestent les signes d’une maladie de leur vie spirituelle. Voltaire disait une maladie de l’esprit. Dans les Écritures, un tel esprit est désigné comme démoniaque, comme diabolique.
Cette réprimande de Jésus constitue pour nous, lecteurs de l’évangile de Luc, un appel à la réflexion :
Réfléchir comme regarder ce qui est en jeu dans les trajectoires de violence, d’exclusion, de destruction, d’humiliation, et qui est bien différent de l’Esprit qui l’anime lui.
Réfléchir, c’est à dire penser, prendre du recul, emprunter d’autres points de vue, élargir le champ de vision, et pour le dire en d’autres termes, faire de la théologie, en déployant toute la dimension critique portée par la théologie, et toute sa dimension dynamique d’interprétation et de créativité.
Faire de la théologie pour libérer la spiritualité de ce qui l’enferme dans des formes et des normes obligées et pour garder la distance qui permet la relation à Dieu comme à autrui.
Faire de la théologie pour comprendre le monde et comment y être présent et vivant pour la vie.
Faire de la théologie pour pouvoir, délibérément, patiemment et paisiblement, rappeler cette conviction essentielle qu’écrivait il y a presque 6 ans Raphaël Picon dans un éditorial d’Évangile et Liberté : « Dieu seul est Dieu et (que) toutes nos paroles sur Dieu, pour y croire ou pour le nier, ne sont que des tentatives de vérité, des interprétations balbutiantes, des caricatures ».
Dieu seul est Dieu, au-delà de tout ce que nous disons de lui, au-delà de tout ce que nous faisons en son nom, au-delà de toutes nos idolâtries et cela nous libère pour les rencontres, pour les dialogues, pour vivre et pour la vie des autres. Vraiment.
Amen