Prédication du 28 avril 2024
de Dominique Hernandez
Dieu qui prend ou Dieu qui donne
Lecture : Matthieu 25, 14-30
Lecture biblique
Matthieu 25, 14-30
14 Il en sera comme d’un homme qui, sur le point de partir en voyage, appela ses esclaves et leur confia ses biens.
15 Il donna cinq talents à l’un, deux à l’autre, et un au troisième, à chacun selon ses capacités, et il partit en voyage. Aussitôt
16 celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla les faire valoir et en gagna cinq autres.
17 De même, celui qui avait reçu les deux talents en gagna deux autres.
18 Celui qui n’en avait reçu qu’un alla faire un trou dans la terre et cacha l’argent de son maître.
19 Longtemps après, le maître de ces esclaves arrive et leur fait rendre compte.
20 Celui qui avait reçu les cinq talents vint apporter cinq autres talents et dit : Maître, tu m’avais confié cinq talents ; en voici cinq autres que j’ai gagnés.
21 Son maître lui dit : C’est bien ! Tu es un bon esclave, digne de confiance ! Tu as été digne de confiance pour une petite affaire, je te confierai de grandes responsabilités ; entre dans la joie de ton maître.
22 Celui qui avait reçu les deux talents vint aussi et dit : Maître, tu m’avais confié deux talents, en voici deux autres que j’ai gagnés.
23 Son maître lui dit : C’est bien ! Tu es un bon esclave, digne de confiance ! Tu as été digne de confiance pour une petite affaire, je te confierai de grandes responsabilités ; entre dans la joie de ton maître.
24 Celui qui n’avait reçu qu’un talent vint ensuite et dit : Maître, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes où tu n’as pas semé, et tu récoltes où tu n’as pas répandu ;
25 j’ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre : le voici ; prends ce qui est à toi.
26 Son maître lui répondit : Esclave mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé et que je récolte où je n’ai pas répandu ?
27 Alors tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, et à mon arrivée j’aurais récupéré ce qui est à moi avec un intérêt.
28 Enlevez-lui donc le talent, et donnez-le à celui qui a les dix talents.
29 — Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a. —
30 Et l’esclave inutile, chassez-le dans les ténèbres du dehors ; c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents.
Prédication
Un talent c’est de l’argent. Il ne s’agit pas de talent que l’on peut monnayer, talent artistique, ou autre. Dans la parabole, un talent représente de l’argent et même beaucoup d’argent : un poids d’or considérable, entre 25 et 30 kilos. Un talent, dans le monde de Matthieu, c’est plus exactement une mesure pour connaître le poids du métal précieux. Mais lorsque nous lisons la parabole en français, nous vient spontanément à l’esprit la compréhension du talent comme une aptitude particulièrement notable, une capacité remarquable dans un domaine particulier de créativité ou de réalisation, une sorte de génie, un don. Et nous voilà à nous demander, si nous ne le savons pas déjà, quel notre talent particulier ou nos talents particuliers parce qu’il est vrai que certaines personnes ont un très grand talent ou plusieurs talents. C’est très inégalement réparti le talent comme excellence dans un domaine, même si cela peut se travailler. Dans la parabole, les talents sont inégalement répartis : cinq à un serviteur, deux à un autre, un seul au troisième, et cela, chacun selon ses capacités, tous n’ont pas les mêmes, c’est ce que nous constatons en matière de talents selon le sens actuel du mot. Ce sens actuel vient directement de la parabole de Matthieu, avec une étape au Moyen-Âge qui comprend talent comme « ce qui rend capable », puis avec Calvin, il est question des dons du Saint-Esprit, jusqu’au sens d’une disposition remarquable. Il est possible d’interpréter la parabole selon ce sens moderne du mot talent.
Mais en conservant le sens premier du mot talent, la parabole se déploie d’une autre manière.
Un homme part et confie ses biens, littéralement il livre ses biens à ses serviteurs. Il leur donne ses richesses. Ce n’est pas une gérance, ce n’est pas un prêt, c’est un don qui n’est assorti d’aucune condition ni d’aucune consigne quant à savoir ce que les serviteurs devront faire. Cet homme connaît assez bien ses serviteurs pour savoir ce dont chacun est capable. Plus exactement selon le texte grec, il donne à chacun selon son énergie, sa puissance dynamique.
En deux phrases Jésus fait entrer en scène le don, la confiance et la liberté.
Cette parabole est la dernière de l’évangile, elle est inscrite dans le dernier grand discours de Jésus, son dernier enseignement à ses disciples, la dernière fois que Jésus fait comprendre à ses disciples quel est le Dieu qui l’a envoyé et comment vivre avec ce Dieu. Il parle de don, de confiance et de liberté et il est question d’une richesse donnée, une richesse dont la moindre part, représentée par un talent, est déjà immense.
Lorsque cet homme revient et demande des comptes aux serviteurs, ce n’est pas pour récupérer son bien avec des intérêts. Il leur laisse ce qu’il leur avait donné et ce qu’ils ont gagné en plus et le talent du troisième serviteur, il ne le reprend pas pour lui, il le donne en supplément au premier. Cet homme ne cherche pas son propre intérêt !
Dans cette figure d’où coulent le don, la confiance et la liberté, Jésus donne à reconnaître ce Dieu qu’il appelle Père. Dieu est Dieu qui donne et le don de Dieu est fruit de sa confiance tout comme il laisse libre celui ou celle à qui le don est fait. Nous le savons bien par expérience : un don ne peut pas être surveillé par celui qui donne, sinon ce n’est pas vraiment un don. Donner c’est livrer, comme le dit Jésus, c’est laisser ce qui est donné à l’entière disposition de celui à qui l’on donne, et qui peut en user à sa guise.
Les deux premiers serviteurs reçoivent ce qui leur est donné et aussitôt s’en vont les faire valoir. Ce qu’ils ont reçu les met en mouvement, une dynamique telle qu’ils gagnent autant qu’ils ont reçu. Ils ne comparent pas ce qu’ils ont reçu chacun. Ils reçoivent et le don, la confiance et la liberté les animent, et cela les rend encore plus capables puisqu’ils se retrouvent avec deux fois plus de talents qu’au départ et manifestement, c’est toujours dans leur capacité. Et ce n’est pas terminé puisque celui qui en présente dix en recevra un de plus ce qui fera onze, lui qui n’en avait reçu que cinq. Ce n’est pas tellement une histoire de calculs et de comptes, encore moins de cupidité, c’est une histoire de croissance, d’élargissement, d’abondance, d’une dynamique de vie enclenchée par le don, la confiance et la liberté.
Ce n’est pas la recherche d’un profit financier qui motive ces deux serviteurs. C’est ce qu’ils ont reçu avec la confiance du maître et dans leur liberté qui accompagne le don qui les soulève, les entraîne, les rend agissants, et même les rends créateurs. Ils ne cherchent pas la performance, mais le déploiement de la richesse reçue, parce que dans le don, la confiance et la liberté, il est question de vivre, d’être vivant. Jésus ne dit pas ce qu’ils font exactement, ni comment ils s’y prennent, sinon cela deviendrait une consigne, nous serions obligés de faire comme eux. Ce qui nous fait vivre, c’est ce que nous recevons, qui nous est donné avec confiance et qui ouvre notre liberté. Les deux premiers serviteurs ont fait confiance à la confiance que le maître leur a manifestée ; ils ont profité de la liberté pour en faire un espace d’action et de création. Ils ont donné vie à ce qui leur était donné et ce faisant, ils accomplissent leur propre vie.
Lorsque le maître revient, il demande aux serviteurs de rendre compte de ce qu’ils ont fait de ce qu’il leur avait donné. Seulement il ne s’agit pas de rendre compte pour tenir les comptes, ce n’est pas à cela que le maître s’intéresse et la parabole non plus. Le maître attend un compte-rendu de ce que le don a produit en chacun. Ce que fait le maître, c’est d’évaluer, c’est-à-dire de mettre en valeur ses serviteurs. Parce que ce qui importe, ce n’est pas le gain, c’est l’humain.
Pour ces deux premiers serviteurs, ils ne sont pas hiérarchisés l’un par rapport à l’autre, l’appréciation est la même : ils sont de bons et fidèles serviteurs qui vont entrer dans la joie de leur maître, dans une grande proximité avec lui. Ce qu’ils ont reçu les a transformés en les faisant entrer dans un élan d’abondance en réponse à celui qu’ils avaient reçu.
Le troisième serviteur, lui, enterre le talent qui lui a été donné. Il le cache. Ce n’est pas qu’il est fâché d’avoir reçu moins que les autres. Mais il ne le fait pas travailler, il ne le garde même pas avec lui, il le met dans un trou. Pas de dynamique, pas d’engagement, aucune relation, il est comme encombré, paralysé par ce que le maître lui a donné. Le troisième serviteur a peur de son maître : Je sais que tu es un homme dur : tu moissonnes où tu n’as pas semé, et tu récoltes où tu n’as pas répandu. Il a eu peur de perdre ce qui lui avait été donné, il l’a mis à l’abri et le déterre sans y avoir touché sans en avoir rien fait, sans avoir bénéficié ni du don ni de la confiance, ni de la liberté. Le troisième serviteur n’a pas cru que son maître lui faisait confiance pour se déployer, faire fructifier son talent, multiplier et augmenter la richesse qu’il avait reçue. Il a eu peur et la peur c’est le contraire de la confiance. On ne peut pas faire confiance à celui dont on a peur. La peur, ça enterre la confiance. Et donc, cela empêche de recevoir. Le troisième serviteur n’a pas reçu le talent qui lui était donné, il ne l’a pas fait sien : il n’y croyait pas. Il l’a gardé à distance, et il le rend à son maître : Je suis allé cacher ton talent dans la terre ; le voici, prend ce qui est à toi. La peur l’a rendu hermétique, et cela n’est pas vivre, c’est-à-dire que ce n’est pas la vie que Dieu donne.
Replié sur sa peur, il n’a même pas porté le talent au banquier ; il n’est même pas allé au bout de ce qu’il savait : que son maître allait lui faire rendre des comptes et exiger un profit, ce qui aurait dû le conduire chez un banquier. De toute manière, il croit qu’il ne vaut rien aux yeux de son maître impitoyable et arbitraire. Ce maître qui pourtant lui avait donné un talent et en cela, lui signifiait qu’il lui reconnaissait une grande valeur d’humain, malgré tout.
Ce que Jésus fait comprendre avec cette parabole, c’est que deux logiques de relation à Dieu et donc deux manières de vivre sont possibles selon la représentation que l’on se fait de Dieu.
La représentation d’un Dieu qui prend, qui exige impitoyablement, entraîne une logique
- de peur et de culpabilité, de devoirs qui n’en finissent pas, d’endettement sans fin,
- et aussi d’évitement : ne pas s’engager, se tenir à distance,
- peut-être même une logique de démission : si Dieu est comme ça, non merci.
Dans cette logique, les humains ne valent pas grand-chose et ne valent pas tous la même chose, alors d’une part il faut toujours faire ses preuves ou toujours rembourser une dette permanente, et d’autre part, jalousie et rancœur nourrissent haine et violence. La conséquence en est la désolation, l’isolement, la perte de soi signifiée dans la parabole par le jugement du maître et qui est en fait l’aboutissement de ce que pensait le troisième serviteur, le produit de cette logique et de la représentation d’un Dieu qui prend. Ce jugement qui surprend, pas de pitié, c’est finalement le troisième serviteur qui l’a porté sur lui-même.
La représentation d’un Dieu qui donne ouvre à une logique de confiance et de gratitude, d’engagement et d’abondance. Alors il est possible d’agir et de créer. Croire en la confiance que Dieu place en nous, confiance dont Jésus-Christ n’a cessé de témoigner dans ses paroles et dans ses actes, c’est la foi des disciples, la foi de celles et ceux pour qui suivre le Christ est le bon sens de l’existence. Cette confiance en la confiance de Dieu est l’élan pour la vie, l’élan de vie que Paul Tillich nomme aussi le courage d’être.
Dans l’évangile de Matthieu, cette confiance en la confiance de Dieu est inscrite dès le premier discours de Jésus, le discours sur la montagne lorsque Jésus dit tout de suite après les Béatitudes : Vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde.
Il est possible de vivre pleinement parce que Dieu croit en nous, assez pour nous confier, donner sa Parole et son Esprit, tout ce qui fait vraiment vivre, donner sa grâce et sa justice. Il n’y a pas de mode d’emploi, mais il s’agit de recevoir ce qui est donné, faire confiance à la confiance.
Il est possible de s’investir dans sa vie, parce que Dieu croit en nous, avec nos qualités et nos manques, nos talents (au sens actuel) et nos fragilités et qu’il nous rend capables non pas de faire des choses extraordinaires, mais de vivre sous cet horizon, dans cette vocation de joie, une joie qui est, dans l’évangile de Matthieu, comme la signature de Dieu qui donne.