Prédication du 3 septembre 2023
de Dominique Hernandez
Compassion non-conforme
Lectures : Matthieu 16, 21-27 et Romains 12, 1-2
Lectures bibliques
Matthieu 16, 21-27
21 Dès lors Jésus commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué et se réveiller le troisième jour.
22 Pierre le prit à part et se mit à le rabrouer, en disant : Dieu t’en préserve, Seigneur ! Cela ne t’arrivera jamais.
23 Mais lui se retourna et dit à Pierre : Va-t’en derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une cause de chute, car tu ne penses pas comme Dieu, mais comme les humains.
24 Alors Jésus dit à ses disciples : Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive.
25 Car quiconque voudra sauver sa vie la perdra, mais quiconque perdra sa vie à cause de moi la trouvera.
26 Et à quoi servira-t-il à un être humain de gagner le monde entier, s’il perd sa vie ? Ou bien, que donnera un être humain en échange de sa vie ?
27 Car le Fils de l’homme va venir dans la gloire de son Père, avec ses anges, et alors il rendra à chacun selon sa manière d’agir.
Romains 12, 1-2
1 Je vous encourage donc, mes frères, au nom de toute la magnanimité de Dieu, à offrir votre corps comme un sacrifice vivant, saint et agréé de Dieu ; voilà quel sera pour vous le culte conforme à la Parole.
2 Ne vous conformez pas à ce monde-ci, mais soyez transfigurés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, agréé et parfait.
Prédication
Au commencement est la compassion de Dieu. Sur cette conviction de sa foi, l’apôtre Paul invite à une révolution, un changement radical de référence de pensée et de vie, de foi et de comportement, de point de vue et de perspective.
Cette divine compassion, ou divine miséricorde selon d’autres traductions, Paul l’a déployée dans les onze premiers chapitres de la lettre aux Romains, avec différents tableaux, dans différents domaines théologiques et christologiques, selon différents langages. C’est appuyé sur cette conviction qu’il commence la seconde partie de l’épitre. La compassion de Dieu pour l’humain est à l’origine, à la base, au fondement de l’existence croyante et ses conséquences que Paul va expliciter dans les chapitres suivants jusqu’à la salutation finale. Les deux versets que nous avons lus représentent la charnière de l’épitre autant qu’ils rendent compte de la charnière de l’existence de quiconque a découvert et reçu la compassion divine.
Deux versets, peu de choses finalement, et pourtant l’existence entière peut se dérouler à partir de là : la compassion de Dieu engage à offrir son corps en sacrifice vivant, autrement dit, la compassion de Dieu engage à un culte logique et rationnel.
Offrir notre corps en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu : ce ne sont peut-être pas les termes que nous emploierions le plus spontanément pour dessiner notre existence… un culte logique et rationnel, c’est peut-être un peu plus compréhensible. Cependant sacrifice, culte, ce vocabulaire particulièrement religieux n’est pas celui du quotidien de notre existence, surtout sacrifice n’est-ce pas ?
Et puis comment articuler la notion de sacrifice à celle de la compassion de Dieu ? Cela laisse pour le moins perplexe, sinon franchement désarçonné, avec l’envie plus ou moins furieuse d’envoyer balader ce verset, cette épitre, cet apôtre… Pourtant le protestantisme doit tant à Paul et à l’épitre aux Romains, et nous n’allons pas passer outre la compassion de Dieu, la divine miséricorde, la bonté, l’amour, la grâce qui nous font vivre !
Offrir notre corps en sacrifice vivant, ce qui est le culte logique et rationnel. Je me demande si Paul n’a pas eu un petit sourire en écrivant ces deux formules équivalentes, déjà par satisfaction d’avoir pu écrire en si peu de mots le sens de l’existence humaine croyante, et peut-être pour encourager de tout son cœur ses lecteurs romains à interpréter ces quelques mots.
Puisque la compassion de Dieu est au commencement, ce que Dieu attend de nous n’est certainement pas la souffrance et la mort.
La compassion n’implique ni courroux, ni vengeance, ni rétribution. Elle rend proche, elle prend soin, elle accompagne, elle soutient, elle encourage.
La compassion ne produit ni violence, ni comptes, ni soumission, ni culpabilisation. Elle relève, pardonne, fait confiance, espère.
La compassion est ce miracle qui nous fait vivre, sans lequel l’existence glisserait, sombrerait dans l’idolâtrie, le désespoir ou le fanatisme.
C’est pourquoi le sacrifice mentionné par Paul est « sacrifice vivant », non pas un sacrifice qui conduit à la mort ni à la privation ni à la réduction de la vie, mais une dynamique pour la vie, par laquelle la vie est célébrée comme témoignage de la compassion qui la fonde. C’est aussi en cela que le sacrifice vivant est saint et agréable à Dieu.
Il s’agit d’abord de se souvenir que dans la Bible hébraïque, le sacrifice n’a jamais pour but d’apaiser la colère de Dieu. Un sacrifice est offert en fonction de quatre objectifs avec des modalités différentes selon les circonstances :
Le sacrifice le plus important est le sacrifice d’action de grâce
Une autre catégorie de sacrifice représente une invitation adressée à Dieu, invitation à venir parmi son peuple et à le bénir
Ou alors il vise à éliminer le péché ou l’impureté afin que l’humain pécheur ou impur retrouve sa place parmi le peuple
Ou encore il est prescrit pour attester que Dieu est l’ultime propriétaire de toute chose.
Dans la Bible hébraïque le sacrifice n’est jamais accompli au détriment de l’être humain mais toujours à son bénéfice et jamais non plus un être humain n’est sacrifié.
Lorsque Paul choisit ce mot, il ne l’investit pas de la signification que lui donne le Temple de Jérusalem ni de celle des sacrifices du culte romain que les destinataires de l’épitre connaissent très bien. Ce n’est pas non plus avec le sens qui lui a été donné postérieurement avec l’interprétation de la mort de Jésus comme sacrifice expiatoire pour les péchés des humains, interprétation qui n’est pas biblique.
De plus, c’est notre corps qui est à offrir en sacrifice vivant : le corps physique, le soma en grec, représente au-delà de sa matérialité notre être au monde. Notre corps, c’est notre présence, notre inscription de vivants sur terre en relation avec les autres vivants. Lorsque notre présence au monde, notre être au monde est fondé sur la compassion de Dieu, compassion pour tous et malgré tout, notre vie est relancée en vie vivante, en vie confiante et bénéficiaire de la confiance de Dieu et en vie tournée vers autrui. Parce que la compassion de Dieu n’est pas un gain pour le propre intérêt de celui ou celle qui en bénéficie, elle constitue la source d’une dynamique relationnelle nouvelle par laquelle le monde change, et change en mieux.
Le corps offert en sacrifice vivant, c’est l’être humain habité par la puissance de vie qu’est le Christ, puissance de vie qui vient de Dieu. C’est ce que Jésus dit à ses disciples d’une autre manière : Qui veut sauver sa vie/son âme la perdra, mais qui perd sa vie/son âme à cause de moi la trouvera (Mt 16,25). Si nous cherchons en nous-mêmes la force de vivre, la raison de vivre, nous ne la trouverons pas, nous ne réussirons pas à vivre par nous-même, sauf en sacrifiant d’autres vies ou en nous débarrassant de toute compassion, ou en nous illusionnant de perfection, d’autonomie, et d’une conception de la liberté qui n’est pas la vraie liberté. Mais alors est-ce vraiment vivre ?
Le culte logique et raisonnable n’est, pas plus que le sacrifice vivant, une cérémonie selon un rite bien codifié. Ce culte équivalent au sacrifice vivant, c’est cette existence humaine fondée sur la compassion de Dieu, sur la grâce de Dieu, sur la confiance de Dieu et la confiance en Dieu.
Une existence transformée, une personne transformée, par la grâce de Dieu et en se laissant faire, en se laissant travailler par la grâce qui produit la reconnaissance, la confiance, l’espérance. Mais il s’agit aussi d’en être conscient, et de le désirer profondément, et d’y veiller et d’y travailler soi-même pour se laisser travailler. A la fois objet et sujet, avec en même temps une part passive et une part active, recevoir et agir, une voie moyenne en quelque sorte pour le dire en termes de grammaire et de conjugaison. Mais cela ici ne signifie pas une voie médiocre ou une voie médiane, c’est une voie de gratitude et d’engagement.
C’est pourquoi Paul poursuit pour faire faire comprendre ce que sont le sacrifice vivant et le culte logique et raisonnable : ne vous conformez pas à se monde, mais soyez transfiguré par le renouvellement de votre intelligence. Le verset 2 éclaire le verset 1, affirmant que sacrifice vivant et culte logique et raisonnable échappent à la mainmise de tout système religieux puisqu’il ne s’agit pas de pratique religieuse mais d’engagement quotidien, de vie ordinaire. Il s’agit de la vie quotidienne portée par la confiance, la reconnaissance, l’espérance et pas par le souci de soi ni par le rapport à un sacré défini et contrôlé par une religion.
Une telle transformation de la personne correspond à une dé-conformisation, à une non-conformité au monde, à un anticonformisme évangélique dont Jésus de Nazareth est le modèle par excellence. Les récits des quatre évangiles donnent à lire la proximité délibérée de Jésus avec celles et ceux qui sont repoussés dans les marges, hors norme, non conformes aux règles religieuses et sociales et ce faisant, il suscite des évolutions, des transformations radicales.
Jésus est un non-conformiste, non pas par principe mais parce qu’il incarne la compassion, l’amour, la grâce de Dieu. Parce qu’il est le Christ de Dieu, il refuse le passage habituel de la vie à la mort comme orientation de l’existence. Lui, il fait passer de la mort à la vie les lépreux, les paralysé, les possédés, les exclus, les femmes méprisées et les hommes déconsidérés. Il ouvre le passage de la mort à la vie en ne cédant jamais aux simplifications, aux essentialisations, aux retours en arrière, ni à la lettre de la Loi. Il ouvre le passage en ne se laissant influencer par aucun déterminisme, aucune assignation, aucune sécurité, tout ce qui, dans le monde, conforme et confine les êtres humains selon leur identité nationale, leur appartenance religieuse, leur place sur l’échelle sociale ou leurs caractéristiques personnelles.
Ainsi, à Pierre qui lui reproche d’annoncer sa mort prochaine, parce que le Seigneur ne peut quand même pas être arrêté, torturé et mis à mort, Jésus répond sèchement : Va-t-en derrière moi, Satan ! Non que Jésus identifie Pierre à Satan. Mais Pierre assigne à Jésus une définition de « Seigneur » qui ne peut pas comporter la mise à mort, l’échec. Pierre voudrait, sans en être conscient, opérer une division (Satan = diviseur) : séparer Jésus de la divine compassion qu’il révèle et incarne. Or la compassion n’a pas d’arme, elle ne peut pas faire pression, elle ne peut pas s’imposer, elle peut même susciter de la violence qui veut et peut la réduire, la supprimer. Le « Seigneur » de Pierre est assez conforme aux modèles humains du pouvoir alors que Jésus entrera à Jérusalem assis sur un ânon. Pierre n’entend pas, pas encore, que la compassion de Dieu est telle que même la mort de Jésus-Christ n’y mettra pas fin.
Il y a tant d’opinions, de croyances, de convictions, de manières de vivre : chacun peut être conformiste pour les uns et anticonformiste pour d’autres. Mais la non-conformité à laquelle Paul appelle les Romains, comme la non-conformité de Jésus-Christ, concerne ce qui fonde l’être et elle tient, elle se tient à la compassion inconditionnelle et gratuite de Dieu envers chacun et envers tous.
Le regard sur soi-même et sur autrui n’est plus alors un regard de jugement, de comparaison.
Le rapport à autrui et au monde n’est plus un rapport régi par la domination. L’intelligence est alors renouvelée, rafraîchie, rajeunie. L’intelligence avec ses dimensions de regard, de pensée, d’interprétation, de décision, de relation, rend capable de discerner ce qui est bon, agréable et parfait, c’est à dire ce qui répond, ce qui correspond à la volonté de Dieu, une volonté de vie abondante et de bénédiction inlassable. Nous comprenons bien que la volonté de Dieu n’est pas une volonté qui contraint, qui soumet, mais une volonté qui redresse et qui met au large. La compassion en est une forme éminente.
Puissions-nous en vivre aujourd’hui et chaque jour.