Prédication du 14 juillet 2024

de Dominique Imbert-Hernandez

Charité

Lecture biblique

Matthieu 25, 31-46

31 Lorsque le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, avec tous les anges, il s’assiéra sur son trône glorieux. 
32 Toutes les nations seront rassemblées devant lui. Il séparera les uns des autres comme le berger sépare les moutons des chèvres : 
33 il mettra les moutons à sa droite et les chèvres à sa gauche. 
34 Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : « Venez, vous qui êtes bénis de mon Père ; héritez le royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. 
35 Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli ; 
36 j’étais nu et vous m’avez vêtu ; j’étais malade et vous m’avez visité ; j’étais en prison et vous êtes venus me voir. » 
37 Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, et t’avons-nous donné à manger ? – ou avoir soif, et t’avons-nous donné à boire ? 
38 Quand t’avons-nous vu étranger, et t’avons-nous recueilli ? – ou nu, et t’avons-nous vêtu ? 
39 Quand t’avons-nous vu malade, ou en prison, et sommes-nous venus te voir ? » 
40 Et le roi leur répondra : « Amen, je vous le dis, dans la mesure où vous avez fait cela pour l’un de ces plus petits, l’un de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » 
41 Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : « Allez-vous-en loin de moi, maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges. 
42 Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire. 
43 J’étais étranger, et vous ne m’avez pas recueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. » 
44 Alors ils répondront, eux aussi : « Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim ou soif, étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, sans nous mettre à ton service ? 
45 Alors il leur répondra : Amen, je vous le dis, dans la mesure où vous n’avez pas fait cela pour l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. » 
46 Et ceux-ci iront au châtiment éternel, mais les justes, à la vie éternelle.

Prédication

Nous méditerons aujourd’hui le mot inscrit sur ce mur du temple : charité avec ce texte de l’évangile de Matthieu. Vous avez bien remarqué que le mot est absent de la parabole, de même que le mot amour qui a largement remplacé charité dans le langage ordinaire et en Église également. Charité n’est plus un mot du XXI° s ; déjà au siècle dernier, il avait perdu de son importance. Mais en 1907, ce n’était pas encore le cas, la charité s’épanouissait, y compris dans le protestantisme. Aujourd’hui, nous parlons d’amour, par exemple avec le merveilleux hymne de la première épitre de Paul aux Corinthiens chapitre 13, qui chante les qualités de l’amour, agapè en grec, mais pendant des siècles et jusqu’au début du XX° s, c’était l’hymne à la charité qu’on lisait dans les bibles, agapè était traduit par charité, y compris dans notre vénérable traduction d’Ostervald de 1744, ouverte aujourd’hui à la page de l’hymne.
Le mot n’a pourtant pas complètement disparu : savez-vous que le 5 septembre est la journée mondiale de la charité ?

Mais quel rapport avec le jour du jugement dernier ? Puisque c’est celui-ci qui est mis en scène dans la parabole de l’évangile de Matthieu, une mise en scène imposante, impressionnante. Une scène représentée sur maints tympans d’église ou de cathédrale, sur nombre de tableaux fort anciens parfois. Impressionnante car il s’agissait bien souvent de susciter une émotion et une compréhension, de saisir celui ou celle qui contemplait l’œuvre pour l’amener à la conversion mais autant par la peur que par la conscience du péché. La parabole du jugement dernier a souvent été mise au service d’une « pastorale de la peur » selon l’expression de l’historien Jean Delumeau, une véritable théologie également appuyée sur la conviction qu’au jour du jugement, il y aurait beaucoup d’appelés mais peu d’élus.
Il en reste une forme de défiance vis-à-vis de la notion de jugement dernier et même de jugement divin et vis-à-vis de la parabole, alors qu’il s’agit justement d’une parabole, pas d’une description ni d’une préfiguration d’un jour à venir. Il serait vain de chercher à tout prix à être compté parmi les moutons, il serait très orgueilleux de s’ériger soi-même en juge d’autrui pour déterminer qui serait mouton et qui serait chèvre. Un tel usage de la parabole la rabat dans la tentative de gagner la bénédiction de Dieu ou l’aplatit dans la tentation de se mettre à la place de Dieu.
Car enfin, nous sommes toutes et tous à la fois chèvre et mouton. Il nous arrive de donner à boire et il nous arrive de ne pas donner à boire. Il nous arrive de visiter un malade et il nous arrive de ne pas le faire.  Et nous pourrions même allonger la liste des exemples de la parabole avec bien d’autres circonstances. En effet, les situations citées par Jésus rassemblent la misère des humains, toutes les circonstances où l’être humain manque du nécessaire autant pour la vie biologique, physique : avoir faim, soif, être nu, que pour la vie relationnelle : être étranger, malade, en prison. La parabole pointe les situations de précarité dans lesquelles l’être humain se trouve en danger et impuissant. C’est alors l’humanité de l’humain, dans toutes ses dimensions, qui est affectée.
Si la reconnaissance d’être à la fois chèvre et mouton est un premier pas, il n’est pas satisfaisant, il n’est pas suffisant, et la parabole invite à comprendre au-delà du constat.

Le jugement dernier relève du langage apocalyptique dont les Écritures usent à plusieurs reprises comme révélation de l’accomplissement de la volonté divine. D’une part cette révélation ne concerne pas tant le futur que le présent, le temps où nous vivons, et d’autre part, ce langage n’est pas supérieur aux autres langages employés par les auteurs du Nouveau Testament. Il s’agit donc de le mettre en tension avec d’autres textes, en particulier les textes déployant l’amour inconditionnel de Dieu, le pardon, la grâce, les guérisons, les appels… La parabole du jugement dernier n’est pas plus importante que celle de la brebis perdue et retrouvée ou que le récit de la vocation de Lévi le collecteur d’impôts ou celui de Zachée un autre collecteur d’impôts.
Si la séparation des chèvres et des moutons ne passe pas entre les humains, elle passe en chaque être humain de manière à faire advenir ou grandir le meilleur et à repousser ou conjurer le pire. Car Jésus-Christ a révélé, témoigné, manifesté que la justice de Dieu n’est pas punitive ni vengeresse, elle n’est pas rétributive mais elle est restauratrice et re-créatrice. Du premier au dernier jour de chaque existence, ou du monde. Elle est la justice qui rend la vue à Bartimée, qui met au large la femme adultère, qui libère l’homme possédé par l’esprit impur. Elle est la justice qui redresse le paralysé à la piscine de Bethesda, qui accueille la pécheresse aux longs cheveux, qui réintègre le lépreux dans sa vie et dans la société en le guérissant. Comment pourrions-nous croire qu’un jour des êtres humains seraient, par un jugement divin, livrés à un châtiment éternel ? C’est en chacun, chacune de nous que passe la justice afin que notre être soit relevé, que soit vivifié ce qui est vie et amour et que soit repoussé ce qui nous altère.
Pour notre part intérieure de mouton, voir un étranger, un malade, un affamé suffit comme appel à mettre en action notre humanité, à répondre à la vocation d’être humain.
Pour notre part intérieure de chèvre, cela ne suffit pas, par négligence, par distraction, en raison d’autres préoccupations ou à cause d’un soupçon : ce pauvre est-il bien méritant, cet étranger veut-il bien s’intégrer, ce prisonnier est-il assez repentant… ou encore par l’image d’un Dieu se présentant comme un test à réussir plutôt que comme un appel à vivre et à aimer.
Et nous voici avisés, rendus vigilants par cette parabole et par d’autres paraboles, et par d’autres textes de la Bible afin que notre désir que grandissent en nous la vie et l’amour s’ouvre à l’œuvre divine de l’Esprit, de la Parole, du Christ.

Le jugement restaurateur est articulé selon cette parabole à une épreuve de vérité, une prise de conscience pour chaque humain à la fois chèvre et mouton, et cela selon un critère. Ce critère est celui de la charité. La parabole du jugement dernier pourrait tout aussi bien être appelée la parabole de la charité.
Qu’en est-il donc de la charité, ce mot que nous n’employons plus ou quasiment plus, et qui est pourtant offert à notre vue et à notre réflexion chaque fois que nous entrons dans le temple du Foyer de l’Âme ? Le mot charité implique un mouvement, un engagement, une dynamique qui est service des humains en danger et impuissants. La charité, c’est le service d’autrui. La charité, cela se pratique, cela se fait, même si l’expression « faire la charité » est dévaluée en ce qu’elle a été référée à une position surplombante véritablement insupportable car humiliante. Aujourd’hui, nous disons plus facilement entraide ou solidarité, mais la tonalité spirituelle du terme charité ancre, pour les croyants, cette pratique dans la foi et donc dans l’amour premier de Dieu, cet amour dont l’hymne de l’épitre aux Corinthiens fait entrevoir l’ampleur et la radicalité. La charité, c’est la mise en pratique de l’amour du prochain qui est semblable à l’amour pour Dieu.
C’est ce que Jésus met en avant dans la parabole : ceux qui sont affamés, assoiffés, nus, malades ou prisonnier, ce sont ses frères. Il les relie directement à lui, au point de s’identifier à eux : Dans la mesure où vous avez fait cela pour un de ces plus petits, l’un de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. Le Christ ne se tient pas dans l’origine ou la garde d’une morale, mais dans le dénuement de l’être humain. La relation à l’autre démuni, l’autre impuissant, l’autre en danger, est un lieu majeur de la fidélité au Christ.

Dans l’insistance de Jésus à répéter plusieurs fois dans la parabole les situations de détresse des humains nous entendons l’écho des nombreux appels des prophètes d’Israël à la justice, par exemple au chapitre 58 du livre d’Esaïe :
Le jeûne que je préconise, n’est-ce pas plutôt ceci : détacher les chaînes de la méchanceté, dénouer les liens du joug, renvoyer libre ceux qu’on écrase, et rompre tout joug ? Ne s’agit-il pas de partager ton pain avec celui qui a faim et de ramener à la maison les pauvres sans abri ? De couvrir celui que tu vois nu, et de ne pas t’esquiver devant celui qui ta propre chair ?
Le lien entre la charité et la justice est profond. L’une et l’autre sont inséparables. La charité, mise en pratique de l’amour du prochain, soin de celui qui est dans le besoin, représente une insurrection contre l’injustice et le malheur, contre la déshumanisation et l’oppression de l’humain. C’est certainement pour cela que le mot justice n’est pas inscrit sur les murs du temple : la justice est présente dans le mot charité. Ce n’est pas surprenant de la part du pasteur Wagner, lui qui avait milité au côté de Tommy Fallot le fondateur du christianisme social protestant en France, lui dont le premier ouvrage publié en 1890 a pour titre « Justice » (et c’est d’ailleurs le nom d’une des trois cloches du Foyer de l’Âme), lui qui avait ouvert un dispensaire au Foyer de l’Âme pour les habitants démunis du quartier. La charité, avec ses deux dimensions personnelle et sociale, est l’un des éléments constitutifs du Foyer de l’Âme parce que vivre, c’est être présent, c’est prendre place et part. Dieu fait sa part et nous avons la nôtre qui est charité : quête de justice et mise en œuvre de soins de l’humain.
C’est en ce qu’elle est alliée, tissée à la justice que la charité participe à ce que le monde, ou simplement une société soit vivable. Dans cet élan, le protestantisme du XIX° s a porté la création de nombreuses œuvres de charité :  la fondation John Bost, la fondation Lambrecht, la Croix Rouge en Suisse et une multitude d’autres. Cet élan se poursuit aujourd’hui aussi avec les Diaconats et les Entraides des églises locales, avec la Fédération de l’Entraide protestante dont fait partie l’Entraide du Foyer de l’Âme.
La charité ou quel que soit le nom qu’on lui donne maintenant, s’attache à soutenir, à supporter l’humanité de chaque personne. C’est pourquoi l’absence de charité nous fait tomber en enfer, qui n’est pas le lieu d’un châtiment divin, l’enfer qui n’est jamais ailleurs que sur terre, dans ce monde, dans ce temps.

Un dernier mot sur l’étonnement des moutons et des chèvres dans la parabole. Quand t’avons-nous vu ? demandent-ils au Christ. Cet étonnement nous aide à comprendre autre chose encore.
La solidarité, l’entraide mises en œuvre par les moutons, et non mises en œuvre par les chèvres, ne l’étaient pas au nom du Christ, en raison de la foi au Père céleste, en réponse consciente et délibérée à l’appel de Dieu. La dimension mise en scène est celle de l’universalité : toutes les nations, le critère du jugement n’est donc pas la foi. La charité, la solidarité, l’entraide mise en œuvre par les moutons relève alors de l’humanisme ou d’une autre foi que la foi dans le Dieu de Jésus-Christ.
De même que les détresses indiquées sont celles de l’humanité dans son ensemble sans distinction de foi ou de religion.
En même temps, parce que le jugement est celui du Dieu de Jésus-Christ, l’approbation de l’agir bénéfique des moutons engage les lecteurs de la parabole, nous engage à reconnaître favorablement tout acte de solidarité, toute manifestation d’entraide, toute quête de justice.
Nous trouvons là une invitation au dialogue inter-religieux et au dialogue avec l’humanisme dans ses différentes formes et expressions. A cette invitation le mouvement du christianisme social et le protestantisme libéral répondent depuis bien longtemps.

Parabole pour notre présent, la parabole et son invitation donnent au dialogue la couleur de la charité ancrée dans le Dieu qui fait lever le soleil sur tous et toutes sans distinction, un dialogue qui est un véritable engagement de soi vers l’autre, non pas posture à distance, ni mise à l’écart de ses propres convictions, mais l’hospitalité, toute biblique en somme, de laquelle surgissent des fécondités surprenantes et des résurrections inattendues. En ce sens, l’universalisme de la parabole et de la charité sauve la foi chrétienne de l’esprit de supériorité qui la ferait se replier sur elle-même et qui l’étoufferait.

Nous n’utiliserons peut-être pas plus le mot charité, mais quelle que soit la traduction que nous lui donnons aujourd’hui, ce qu’il représente pour notre vie personnelle, ecclésiale et sociale, ce qu’il fait scintiller pour notre être nous oriente, nous met en route à la rencontre du Christ, vers l’humanité, vers le meilleur de nous-mêmes.