Prédication du 16 juin 2024
du Père Antoine Guggenheim
Lecture : Jean 1, 1-18
Lecture biblique
Jean 1, 1-18
1 Au commencement de toutes choses, la Parole existait ; la Parole était avec Dieu, elle était Dieu.
2 Elle était donc avec Dieu au commencement.
3 Tout est venu à l’existence par elle, et rien de ce qui est venu à l’existence n’est advenu sans elle.
4 En elle se trouvait la vie et cette vie était la lumière pour les êtres humains.
5 La lumière brille dans l’obscurité, et l’obscurité ne l’a pas arrêtée.
6 Dieu envoya son messager, un homme appelé Jean.
7 Il vint comme témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous croient grâce à lui.
8 Il n’était pas lui-même la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière.
9 Cette lumière était la seule vraie lumière, celle qui vient dans le monde et qui éclaire tous les êtres humains.
10 La Parole était dans le monde et le monde est venu à l’existence par elle, et pourtant le monde ne l’a pas reconnue.
11 Elle est venue dans son propre pays, mais les siens ne l’ont pas accueillie.
12 Cependant, à tous ceux qui l’ont reçue et qui croient en elle, elle a permis de devenir enfants de Dieu.
13 Ils ne sont pas devenus enfants de Dieu par une naissance naturelle, par une volonté humaine ; c’est Dieu qui leur a donné une nouvelle vie.
14 La Parole est devenue un homme et il a habité parmi nous. Nous avons vu sa gloire, la gloire qu’un Fils unique, plein du don de la vérité, reçoit du Père.
15 Jean lui a rendu témoignage ; il s’est écrié : « C’est de lui que j’ai parlé quand j’ai dit : “Il vient après moi, mais il est plus important que moi, car il existait déjà avant moi.” »
16 Tous nous avons eu part à sa plénitude ; nous avons reçu un don après l’autre.
17 Dieu nous a donné la loi par Moïse ; mais le don de la vérité est venu par Jésus Christ.
18 Personne n’a jamais vu Dieu. Mais le Fils unique, qui est Dieu et qui vit dans l’intimité du Père, lui seul l’a fait connaître.
Prédication
Au commencement était la Parole, la Parole était auprès de Dieu… Nous vivons de la Parole comme nous vivons du monde et nous vivons du temps. Rien de ce que nous expérimentons, imaginons et pensons n’est sans parole, sans monde, sans temps.
Cela est vrai de chacune de nos vies : si l’on nous appelle, au commencement de nos vies, des « enfants – infans », ceux qui ne parlent pas, c’est parce que la tâche des parents et de tout milieu éducatif est de nous acheminer à la parole, de nous accueillir dans la vie par la parole. La parole de vie.
Cela est vrai aussi de notre appartenance à une communauté chrétienne. Les Ecritures ne séparent pas la chair de la parole qui constituent ensemble le biotope de la condition humaine, de la révélation divine et du salut. Et cela depuis le commencement.
Le monde et la Parole
Jean nous place au commencement. Probablement, en référence à la Genèse, au commencement du temps et de l’espace. Peut-être aussi au commencement de l’Evangile. Commencer est une expérience humaine que nous connaissons bien, mais à laquelle nous réfléchissons peu. Nous nous attardons sur nos projets, nos progrès, nos objectifs, nos échecs. Mais ce qui est avant cela, au principe de cela. Qui suis-je en train de devenir quand je commence ? Commencer à jouer du piano, commencer à tomber amoureux, à me mettre en colère, à vivre du Christ ! Quelle énergie est enfouie en nous pour que nous commencions, quel manque, quelle capacité ? Dans la vie d’une communauté, accueillir les nouveaux – les commençants – pour qu’ils disent et partagent leurs talents, c’est un moment essentiel. Commencer, c’est croire, faire confiance, espérer, aimer !
Que signifie pour Dieu le commencement ? Pouvons-nous nous décentrer et ne pas nous demander : « Qui est Dieu pour nous ? » mais « Qui sommes-nous pour lui ? » Quand il « commence » à créer le monde, il fait surgir du nouveau. La nouveauté la plus radicale de tous les temps : il puise en lui-même l’origine éternelle de toute nouveauté. Dans sa vie intime, Dieu porte en lui l’expérience de la différence, de la nouveauté éternelle, d’éternels commencements. « Au commencement était la Parole, et la Parole était auprès de Dieu, et la Parole était Dieu ». Le monde qui commence « au commencement » est l’autre surgi de la Parole.
Ecouter le monde
Le monde, même le monde qui ne parle pas, le monde qui est silence, est langage. Langage né de Dieu, de son Silence et de sa Parole. Dans son silence, le monde parle de Dieu. Un psaume le dit clairement :
Les cieux proclament la gloire de Dieu, le firmament raconte l’ouvrage de ses mains. Le jour au jour en livre le récit et la nuit à la nuit en donne connaissance. Pas de paroles dans ce récit, pas de voix qui s’entende ; mais sur toute la terre en paraît le message et la nouvelle, aux limites du monde. (Ps 19, 2-5)
Parce que « la Parole était au commencement » du monde, la Parole traverse le monde de part en part et il nous faut apprendre à l’écouter. Ecouter le monde. Voici peut-être le fondement théologique de la science écologique. Voici le lieu du renouvellement de la théologie par l’écologie. L’enfantement douloureux de la création accompagne l’enfantement des fils et des filles de Dieu, dit saint Paul (Romains 8, 22-23).
Le même psaume 19 poursuit son éloge de la Parole qui porte et habite le monde par l’éloge de la Tora, Parole donnée à Israël pour accompagner sa vie. Comme dans un épithalame, le psalmiste fait l’éloge de l’époux et de l’épouse :
La loi du Seigneur est parfaite, qui redonne vie ; *
la charte du Seigneur est sûre, qui rend sages les simples.
Les préceptes du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur ; *
Le commandement du Seigneur est limpide,
Il clarifie le regard.
La crainte qu’il inspire est pure, elle est là pour toujours ; *
Les décisions du Seigneur sont justes et vraiment équitables :
Plus désirables que l’or, qu’une masse d’or fin, *
Plus savoureuses que le miel qui coule des rayons. (Ps 19, 8-11)
L’écoute du chant de la création et du chant de la Tora de l’alliance est le chemin de la connaissance. L’admiration conjointe des deux chants habite l’esprit du vieux Emmanuel Kant faisant graver sur sa tombe un verset de sa Critique de la raison pratique, qui résume, à ses yeux, l’esprit des Lumières ouvertes aux deux infinis dans lesquels plonge la condition humaine : « Le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi »
Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. [1]« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique … Continue reading
Depuis le « commencement », il est impossible de séparer Dieu du monde et le monde de l’humanité. Impossible de séparer l’écoute de la Parole de l’écoute du monde. Du monde, tel qu’il nous est confié et que nous lui sommes confiés, dont nous faisons partie et qui fait partie de nous, nous pouvons dire aussi qu’il est « chemin, vérité et vie », comme le Fils en qui il est créé.
La parole arrêtée
Jean ajoute : « En elle (la Parole) était la vie, et la vie était la lumière des hommes ; la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée. » (1, 4-5)
La vie est, dans le monde, le mode d’être des créatures qui non seulement sont l’œuvre de l’artiste divin, l’expression de sa Parole, mais qui jouissent de l’impression en elles de la Parole. Parler, c’est exprimer, sortir de soi, dire. Vivre, c’est ressentir, s’approprier, imprimer en soi, souffrir et jouir. Ce que la Parole exprime dans le monde, elle l’imprime dans les vivants. Les vivants sont des vibrants.
La vie est une vibration, comme la lumière. La vie est une lumière qui rayonne vers autrui et vibre intérieurement. Les couleurs de la vie sont la mélodie du monde et les rythmes de la vie sont la vibration du monde.
Si les ténèbres, dit Jean, n’arrêtent pas la lumière, la Parole, elle peut être arrêtée.
« La Parole était la vraie Lumière, qui éclaire tout homme en venant dans le monde. Elle était dans le monde, et le monde était venu par elle à l’existence, mais le monde ne l’a pas reconnu. Elle est venue chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. » (Jn 1, 9-11)
Les vivants peuvent ne pas recevoir la Parole, ils peuvent ne pas vibrer à sa lumière. Par manque de foi, manque de pratique ou manque d’espérance, les cœurs peuvent se fermer au chant de la Parole comme ils peuvent se fermer au chant du monde.
« Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé. Nous avons chanté des lamentations, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine. » (Mt 11, 17)
Les vivants – et parmi eux les humains – forment un immense chœur. Il y a autant de manière de recevoir la Parole et de recevoir le monde qu’il y a de vivants. Mais le chœur peut devenir silencieux. Il peut se séparer, entrer en guerre ou se dissoudre dans l’indifférence. Tant de cœurs, si souvent, fermés au monde, aux autres et à Dieu arrêtent la circulation de la Parole. Jean scrute la manière dont la Parole se remet alors en route.
« Il y eut un homme envoyé par Dieu ; son nom était Jean. Il est venu comme témoin, pour rendre témoignage à la Lumière, afin que tous croient par lui. Cet homme n’était pas la Lumière, mais il était là pour rendre témoignage à la Lumière. » (Jn 6-8)
L’envoi du témoin est le recours de la Parole contre la surdité des ténèbres où le son se perd. Le témoin attire la curiosité, suscite l’attention, ouvre le cœur. Il est dans le monde sans être du monde. Il est un prophète, dit la Tora, un ambassadeur, dit Paul, un envoyé, dit le Coran. Sa vibration singulière peut être contestée – elle l’est toujours – mais elle laisse sa trace. Elle rassemble des disciples, elle enfante un peuple.
La Parole enfantée
A la Parole qui crie dans le désert, qui s’arrête à la porte des cœurs, il ne suffit pas, pour percer le silence et se faire entendre, d’élever la voix, modestement, dans le témoignage insolite du témoin dont l’oreille est ouverte à la Parole. Pour enfanter un peuple d’écoutants, la Parole s’enfante elle-même comme écoutant. La Parole se fait écoute, c’est-à-dire chair. Elle s’enfante dans la chair. Dans la chair du Fils unique, le Christ, et dans la chair de tous.
« A tous ceux qui l’ont reçu, il a donné de pouvoir devenir enfants de Dieu, eux qui croient en son nom. Ils ne sont pas nés du sang, ni d’une volonté charnelle, ni d’une volonté d’homme : ils sont nés de Dieu. Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, la gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité. » (Jn 1, 12-14)
Il est un beau texte de Vatican II qui médite cela : « par son incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. » (GS 22, 2). Le concile ne dit pas « à tout chrétien », ni « à tout croyant », mais « à tout homme » en qui invisiblement agit la grâce. Le texte poursuit : « L’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal. » (GS 22, 5) Le don du Christ est vraiment universel puisqu’il inscrit d’une manière nouvelle la Parole dans le monde et le monde dans la Parole – qui sont inséparables depuis le « commencement ».
La théologie de la Parole et du monde de Jean unit ce qui est propre au Christ et ce qui est commun à tous, ce qui est de l’ordre de la création et de l’ordre de l’engendrement. Elle donne un cadre de compréhension plus solide à la foi jusque dans sa dimension doctrinale. Jésus est le Fils et nous le sommes tous en lui ; il est ressuscité et nous le sommes tous en lui ; il est la Parole incarnée et nous le sommes tous en lui. Nous le sommes parce que le monde auquel nous appartenons et qui nous est offert en héritage est inséparable de la Parole du Dieu vivant. Comme le disait un peu plus haut Vatican II : « le mystère de l’Homme ne s’éclaire pleinement que dans le mystère de la Parole faite chair » (GS 22, 1) – et, réciproquement, le mystère de la Parole faite chair ne s’éclaire pleinement que dans le mystère de l’Homme.
« Tous nous avons eu part à sa plénitude, nous avons reçu grâce après grâce ; car la Tora fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. » (Jn 1, 16-17)
Jésus n’apporte pas une nouvelle Tora, la Tora des chrétiens. La Tora d’Israël le précède imprescriptiblement. Il l’accueille comme un héritage et l’écoute comme une grâce. Si les chrétiens du Moyen-âge et de la Réforme l’avaient compris, ils n’auraient pas insulté Dieu et polémiqué avec les fils d’Israël, les traitant de « Juifs charnels » pour leur amour de sa Tora. La Parole enfantée en Jésus ne complète pas la révélation. Elle ne s’ajoute pas au monde des vivants de l’extérieur d’eux-mêmes. Elle les engendre de l’intérieur. L’achèvement de la création, c’est son engendrement à la vie de Dieu dans la Parole enfantée.
Nous savons les efforts de la pensée chrétienne des origines pour penser la différence entre le monde et Dieu sans les séparer. Jean fait partie des théologiens qui se sont affrontés à cette question. Nos Pères dans la foi nous ont enseigné à confesser le Père « Créateur du ciel et de la terre » et le Christ « Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu, engendré non pas créé, consubstantiel au Père et par qui tout a été créé… »
Pour nous, créer et engendrer sont deux actes différents comme le montre la vie des artistes. L’œuvre d’art n’est pas l’enfant de l’artiste, pas plus que l’enfant n’est l’œuvre d’art de ses parents. Pourtant les deux, l’œuvre d’art et l’enfant sont inséparablement des fruits de la parole, de la chair et du monde.
Ainsi ce que nos pères dans la foi distinguaient soigneusement face au panthéisme et au néoplatonisme pour affirmer la transcendance de Dieu et la gratuité du salut, nous ne devons pas le séparer. Quand nous séparons Dieu du monde, nous perdons le monde – réduit à être l’emballage de nos ressources – et nous perdons Dieu – devenu lointain et inconsistant.
Sans l’écoute du monde, l’universalisme chrétien devient bien étroit. Le monde est lié au Christ et nous sommes liés au monde : c’est la racine de notre engagement social et de notre engagement écologique.
Les enfants de Dieu ne forment pas une tribu à part.
« Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, lui qui est Dieu, lui qui est dans le sein du Père, c’est lui qui l’a fait connaître. » (Jn 1, 18) « Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ. » (Jn 17, 3)
Créer le monde, et les vivants en lui, n’est rien de moins pour Dieu, selon Jean, que les introduire dans une filiation et les engendrer à la vie éternelle. Il nous est demandé de regarder le monde entier et tout ce qu’il contient dans la Parole de Dieu qui l’enfante.
Message de fraternité
Pour connaître le Christ et vivre de sa vie, écoutons la Parole dans les Ecritures, écoutons-la aussi dans le monde. Une communauté chrétienne ne peut vivre de la Parole en se fermant à ce qu’elle dit en dehors d’elle, étranger à elle. Comment chercher le Seigneur invisible sinon avec l’inconnu qui passe ? L’œcuménisme n’est pas plus une option pour nos communautés que l’accueil des étrangers pour notre société. Ne vivons pas en tribu !
Ce message spirituel, nous devons lui donner aussi une dimension politique dans les circonstances actuelles, car nous ne sommes pas seulement responsables pour nous-mêmes. Quelle fraternité voulons-nous ?
Références
↑1 | « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n’ai pas besoin de les chercher et de les conjecturer comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région transcendante en dehors de mon horizon ; je les vois devant moi et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. », http://www.fredericgrolleau.com/2020/01/kant-le-ciel-etoile-au-dessus-de-moi-et-la-loi-morale-en-moi-critique-de-la-raison-pratique.html |
---|