La route
Par Lina Propeck
Voici, dominé par la colline, voici le village de Nasèrèt.
Et là, au tournant de la ruelle poussiéreuse, la maison de Iosseph le charpentier avec, suspendue aux montants de la porte, la mesusa, petite boîte allongée où sont enfermés ces mots écrits sur un rouleau de parchemin : Tu aimeras Adonaï ton Elohim (…) de toute ton intensité.
A présent la journée s’achève et s’éteint le bruit du moulin à bras que Miriâm faisait tourner. La nuit est venue ; Miriâm allume la lampe à huile, la pose sur la saillie du mur, découvre dans la pénombre son fils aîné. Assis à terre, adossé à son établi, lentement il fait glisser les copeaux de bois entre ses doigts. L’homme est étrange, secret. Demain, oui demain il se mettra en route. Il l’a annoncé. Personne ne comprend pourquoi. Mais … lui ? Lui, le comprend-il ? Il ne sait que dire simplement et avec gravité, qu’il doit partir.
Est venu demain.
Et c’est la route du nord ; l’un de ces « chemins du Roi » que l’on dit construits sous Shelomo. Route du nord pavée de pierres noires. Route poussiéreuse. Brûlante. Et là, au loin : le voyageur. Il vient de Nasèrèt et va à Ieroushalaîm. La frémissante, odorante, colorée, bruyante Ieroushalaîm.
Mais à cet instant précis, c’est de Béit-Hananyah qu’il s’agit. De Béit-Hananyah et de l’homme de Nasèrèt. Il s’arrête. Descend vers la fraîcheur du Iardèn ; pose son sac de grosse toile sur un rocher ; s’assied l’homme de Galil. A l’ombre s’assied et, regarde. Il regarde, en bas ; le rivage ; ces hommes ; ces femmes ; cet étrange personnage que tous entourent.
C’est Iohanân, l’homme du Désert.
Tel un roc Iohanân est.
Debout, dans le Iardèn, Iohanân est.
Une femme gravement descend vers lui ; entre dans l’eau ; saisit son bras, son bras sec d’homme du désert. Lentement, doucement Iohanân immerge la femme. Lentement, doucement la relève. La suit du regard tandis que, titubante, elle s’éloigne et, dans ce mouvement qu’il fait pour accompagner la femme du regard, il lève la tête.
Le voit.
De loin ; d’au-delà ; Iohanân le voit. Lui ; lui qu’il attendait, il le voit. Le Nazarénien, Iohanân le voit.
Assis dans l’ombre. Il est là. Seul.
Mais l’homme se lève. Ôte ce très long turban de coton blanc qui enserrait sa tête et le protégeait du soleil, le dépose à terre, à côté de son sac de voyageur, de ses sandales, de sa ceinture et de son manteau blanc rayé de brun.
Gravement, humblement, Iohanân monte vers lui. Nul mot. Il tend sa main, grande ouverte et l’homme de Nasèrèt y dépose la sienne. Rugueuse main de charpentier. Tous deux descendent. Entrent dans l’eau. Lentement, doucement, Iohanân plonge l’homme qui s’abandonne au fil de l’eau ; s’abandonne dans le Iardèn le voyageur. Soudain. Se redresse. Face à face des deux hommes. Soudés. Mains et bras soudés. Se regardent les deux hommes. Intensément. Au-delà. Se regardent. Bien au-delà d’eux-mêmes se regardent. Entendent. Bien au-delà d’eux-mêmes entendent. Se dit alors la Divine Adoption du charpentier de Nasèrèt. Dénouent leurs mains. Dénouent leurs bras. Séparent leurs corps.
L’homme remonte sur la grève. Reprend son sac de voyageur ; reprend ses vêtements. S’éloigne. Puis, loin de tous, s’arrête. Sa tête. Ses membres. Son corps. Son être tout entier lui est devenu étranger. Demeure, seule, la brûlure du message: « En toi je me suis complu ».
Mais quel est ce message ? Mais quelle est cette ombre soudain ? Mais quel est ce Pouvoir donné ? Mais quelle est cette tentation offerte ? Le Pouvoir ? A lui ? Lui le charpentier de Nasèrèt qui montait à Ieroushalaîm ? Mais …. mais il n’est rien ! Un homme ! Il n’est qu’un homme !
Survient le Souffle. Effleure son visage, le Souffle. Pénètre son corps, le Souffle. Le Pouvoir ? Oui, le pouvoir. Le Pouvoir de l’Amour ineffable. Le Pouvoir d’aimer jusqu’au Pardon. Le Pouvoir d’aimer jusqu’au Pardon face à l’Horreur. Le Pouvoir d’aimer jusqu’au Pardon de l’Horreur elle-même.
Se lève l’Homme de Nasèrèt. Remet ses vêtements. Reprend sa route vers Ieroushalaîm. Il dormira ce soir dans l’enclos du pressoir à huile. Oui, ce soir, il dormira à Gat-Shemanîm. Là, il sera.
Là, est attendu le Juste.