Prédication du 26 mai 2019
de Catherine Axelrad
Lectures : Roi 2, 1-14 ; Luc 24, 50-53 ; Actes 1, 1-11
Introduction
Jeudi prochain, c’est ce qu’on a l’habitude d’appeler la fête de l’Ascension, ce moment raconté par Luc, et même si c’est un épisode qui peut nous paraître particulièrement problématique, ou justement parce qu’il peut nous paraître particulièrement problématique, il me semble que ce serait dommage de ne pas en parler. Faudrait-il jeter l’Ascension aux orties parce que nous avons du mal à croire ce que raconte Luc ? Je pense que non, et j’ai choisi d’en parler aujourd’hui car dimanche prochain, à l’occasion des confirmations, nous entendrons d’autres textes – des lectures choisies par les confirmands eux-mêmes. Je vous propose aujourd’hui trois lectures – la première est un texte du 2ème livre des Rois qui raconte une première ascension, celle du prophète Elie. Et les deux suivantes sont écrites par Luc : la première est la conclusion de son évangile et la deuxième se superpose à cette fin, c’est le prologue du Livre des Actes des Apôtres. En répétant cet événement de l’Ascension, Luc nous montre qu’il lui accorde au contraire – au contraire de ce que nous pourrions être tentés de faire – Luc montre qu’il lui accorde une grande importance : il fait de l’élévation céleste de Jésus un moment de transition fondamental entre le temps de Jésus, raconté dans l’évangile, et le temps de l’Eglise, qui commence juste après ce récit.
Prédication
Le récit de l’ascension du prophète Elie mériterait à lui seul une longue prédication, mais je voudrais en parler brièvement aujourd’hui car malgré les différences évidentes, il me semble qu’il peut éclairer notre interprétation de l’ascension de Jésus lui-même. Il appartient au genre littéraire du « ravissement céleste » très présent dans la littérature juive. On en trouve déjà un exemple dans l’AT avec l’enlèvement d’Hénoch, et plusieurs autres exemples dans les textes de la bible grecque – ceux qui ne figurent pas toujours dans nos bibles protestantes, ou alors sous l’appellation écritures apocryphes. Nous pouvons lire ce textes de différentes façons, qui ne s’opposent pas mais se complètent. La première c’est de se rappeler qu’Elie est un prophète dont la vie est souvent menacée : à cause de son franc parler, de ses malédictions efficaces à l’égard des idolâtres adorateurs du Baal (il a tué un grand nombre de leurs prêtres), et à cause de ses malédictions à l’égard des puissants d’Israël qui trahissent leur Dieu en allant consulter les prêtres du Baal, Elie est souvent menacé : il a donc pris l’habitude d’apparaître et de disparaître sans prévenir (par exemple en 1Rois 18). Et justement, sa dernière disparition, racontée comme une ascension, sa disparition a lieu juste après un épisode particulièrement spectaculaire : Elie a maudit Achazias, le roi de Samarie, qui s’était blessé et avait envoyé consulter le Baal ; il l’a maudit en lui prédisant sa mort, et Achazias est mort. Il est probable que certains tiennent le prophète pour responsable de cette mort, et qu’il a tout intérêt à se sauver. Dans ce cas, le récit de son ascension serait d’abord le la réécriture magique d’une fuite bien orchestrée. A l’appui de mon hypothèse, si vous lisez les versets qui suivent, vous verrez que quand tous les fils de prophète veulent traverser le Jourdain pour aller chercher Elie, Elisée fait tout ce qu’il peut pour les en dissuader.
Dans cette réécriture magique, une deuxième manière de lire le texte est d’insister sur la transmission prophétique, à travers les éléments symboliques qui vont établir Elisée comme un véritable prophète : la double part d’esprit, comme la double part du fils aîné au moment de l’héritage selon la loi du Deutéronome. Ensuite, plus important, la capacité d’Elisée à percevoir et interpréter les signes du monde spirituel – « si tu me vois lorsque je serai emporté… » avec bien sûr le manteau ramassé par Elisée pour accomplir le signe décisif. Mais je voudrais aussi vous proposer une troisième lecture de ce passage, en regardant ce que le texte nous laisse entendre sans le dire – ce qui se passe vraiment entre Elie, Elisée et les fils de prophètes qui reviennent les harceler. On en connaît tous des gens comme ça, et en foule ils sont encore pire, tellement heureux de claironner la mauvaise nouvelle « Hé, Elisée, ton maître n’en a plus pour longtemps à être avec toi » – « il n’en a peut-être même plus pour longtemps tout court… » Il y a quelque chose de très émouvant dans ce texte, qui passe justement par ce qu’on appelle le non-dit. Elie sait qu’il doit disparaître, et pour ne pas attrister son disciple il essaie de s’en séparer, en allant « plus loin » Or Elisée aussi connaît la vérité, mais il ne sait pas qu’Elie la connaît et chaque fois que les autres viennent faire les malins, il leur dit de se taire pour qu’Elie ne les entende pas. C’est une très belle histoire, dans laquelle chacun essaie de protéger l’autre. Le don de l’Esprit est symbolisé par les éléments magiques, mais il passe d’abord par les sentiments humains les plus nobles – amitié, respect, fidélité, assistance – et ce sont ces sentiments qui vont permettre la véritable filiation. C’est parce qu’Elisée a en lui l’esprit d’Elie qu’il devient prophète à son tour, et bien sûr grâce à son absence. L’absence nous permet quelquefois de grandir, en particulier l’absence d’un maître à vivre ou à penser.
Alors vous allez me dire « d’accord, mais à part cette absence dans une disparition magique, quel rapport entre l’ascension du prophète Elie et celle de Jésus ? » Et c’est vrai que si le récit de l’ascension de Jésus s’inspire des élévations de prophètes de la bible hébraïque et de la bible grecque, il s’inspire encore plus de la tradition gréco-romaine, dans laquelle on trouve de nombreuses apothéoses – Romulus, Héraclès, Alexandre le grand, Jules César, et bien d’autres… L’apothéose permettait au Sénat d’affirmer la divinité de l’empereur défunt, mais pour être validée, il fallait soit des témoins oculaires, soit qu’un aigle s’envole du bûcher funéraire. On peut penser que d’une manière ou d’une autre, il ne devait pas être très difficile de remplir ces conditions.
Toutes ces indications, ajoutées au fait que Luc est le seul à raconter l’ascension de Jésus – même Paul n’en parle pas – permettent à beaucoup, en particulier Daniel Marguerat, non pas de mettre en doute mais carrément de nier la réalité historique de l’événement Ascension. Je pense que nous sommes nombreux à partager cet avis, mais il me semble surtout que loin de nuire à notre lecture, cela ne retire au récit ni sa beauté, ni sa profondeur spirituelle. Les humains cherchent Dieu au ciel depuis qu’ils sont humains, c’est-à-dire depuis qu’ils se tiennent debout et peuvent lever la tête vers le Ciel – depuis que nous vivons cette recherche qui nous traverse et qu’on appelle habituellement la transcendance. Mais voilà qu’une nouveauté infiniment libératrice s’est produite : en Jésus, par Jésus, l’amour de Dieu a adopté notre propre condition humaine ; Jésus est venu combler la distance qui nous séparait jusqu’alors de ce Dieu installé là-haut, qui devait se pencher pour voir les humains et leur parler, ce Dieu qui était trop haut pour que nous le connaissions vraiment.
Et pourtant l’histoire de la relation de Jésus avec ses disciples, de sa présence avec eux, avec nous, c’est une histoire compliquée, surtout à partir de Pâques. Les femmes le prennent pour le jardinier, les disciples le rencontrent sans le reconnaître, à peine ils l’ont reconnu qu’il disparaît à leurs yeux… Et quand enfin ils l’ont reconnu et se tiennent heureux en sa présence, à nouveau dans l’attente d’une intervention efficace de sa part, c’est justement le moment où ils le perdent : une nuée le dérobe à leur yeux. En vérité il y aurait de quoi désespérer, il y aurait de quoi se demander si ce ciel n’est pas désespérément vide. Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ? Je pense que le récit de l’Ascension est d’abord là pour répondre à une interrogation fondamentale, une question que – malgré leur foi certainement plus brûlante que la nôtre – les premières communautés se posaient et posaient à leurs ministres : où est passé Jésus ? Et vous voyez que cela nous rapproche du récit de l’ascension d’Elie, également destiné à répondre aux interrogations. Où est passé Elie ? Où est passé Jésus ? Alors le texte y répond par cette histoire certes peu vraisemblable, mais chargée de sens. « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ? » On dirait que les messagers se moquent des disciples – et de nous, car vous l’avez compris, je pense qu’aujourd’hui comme hier nous sommes comme les disciples, accablés du départ de Jésus, nous interrogeant sur le sens de sa résurrection si c’était pour nous laisser tomber si rapidement… Aujourd’hui comme hier, nous aussi, comme les disciples et toutes les générations avant eux, debout sur nos pattes arrières, nous regardons le ciel en nous demandant où est ce Dieu à la fois si proche et si lointain. Nous aussi, nous voudrions lui dire « Alors, c’est maintenant que tu rétablis le Royaume de justice et de paix ? » et nous aussi, dans notre monde, nous devons vivre avec l’absence. On comprend que certains théologiens appellent la fête de l’Ascension la fête de l’absence réelle – mais alors est-ce vraiment une fête ? Oui, malgré les apparences, ce que le texte nous dit aujourd’hui, c’est que c’est bien une fête – malgré nos difficultés à croire, nous pouvons vivre cette absence de manière positive, car elle vient creuser en nous le désir de ce Dieu que nous avons rencontré en Jésus-Christ, et nous permet ainsi de quelquefois le reconnaître. La nuée qui le fait disparaître n’est pas un moyen de transport ; comme dans l’Ancien Testament, c’est avant tout un espace de révélation. Un espace qui permet la venue du souffle de Dieu, ce souffle qu’on appelle aussi l’Esprit saint – l’Esprit qui nous aide à vivre avec l’absence, et quelquefois à découvrir que Dieu est déjà à l’œuvre en nous. « Il viendra sur vous et vous serez mes témoins, jusqu’aux extrémités de la terre ». Il viendra sur vous pour que vous me trouviez en vous alors que vous me cherchiez au ciel ; pour que vous participiez vous-mêmes à la réalité du Royaume, pour accompagner vos efforts de justice et de paix. Jésus reviendra, il ne cesse de revenir – il revient de la même manière que nous l’avons vu aller au ciel : par la recherche de sa présence parmi nous, c’est-à-dire par la foi. Il est présent en nous quand nous scrutons le ciel et il est présent parmi nous quand nous sommes signes de fraternité et de justice ; il revient par la foi, par cette recherche commune à toutes les générations d’êtres humains, par ce désir qui élève notre regard vers le ciel pour y trouver le sens de notre vie.
Amen