Prédication du 24 novembre 2024
Culte de la Fête de l’Amitié
de Dominique Imbert-Hernandez
L’homme empêché
Lecture : Actes 8, 26-39
Lecture biblique
Actes 8, 26-39
26 L’ange du Seigneur dit à Philippe : Va vers le sud, sur le chemin qui descend de Jérusalem à Gaza, dans le désert.
27 Il se leva et partit. Or un Ethiopien, un eunuque, haut fonctionnaire de Candace, la reine des Ethiopiens, et responsable de tous ses trésors, était venu à Jérusalem pour adorer,
28 et il s’en retournait, assis sur son char, en lisant à haute voix le Prophète Esaïe.
29 L’Esprit dit à Philippe : Avance et rejoins ce char.
30 Philippe accourut et entendit l’Ethiopien qui lisait le Prophète Esaïe. Il lui dit : Comprends-tu ce que tu lis ?
31 Il répondit : Comment le pourrais-je, si personne ne me guide ? Et il invita Philippe à monter s’asseoir avec lui.
32 Le passage de l’Ecriture qu’il lisait était celui-ci :
Il a été mené comme un mouton à l’abattoir ;
et, comme un agneau muet devant celui qui le tond,
il n’ouvre pas la bouche.
33 Dans son abaissement, son droit a été enlevé ;
et sa génération, qui la racontera ?
Car sa vie est enlevée de la terre.
34 L’eunuque demanda à Philippe : Je te prie, de qui le prophète dit-il cela ? De lui-même ou de quelqu’un d’autre ?
35 Alors Philippe prit la parole et, commençant par cette Ecriture, il lui annonça la bonne nouvelle de Jésus.
36 Comme ils continuaient leur chemin, ils arrivèrent à un point d’eau. L’eunuque dit : Voici de l’eau ; qu’est-ce qui m’empêche de recevoir le baptême ?
[37] 38 Il ordonna d’arrêter le char ; tous deux descendirent dans l’eau, Philippe ainsi que l’eunuque, et il le baptisa.
39 Quand ils furent remontés de l’eau, l’Esprit du Seigneur enleva Philippe. L’eunuque ne le vit plus : il poursuivait son chemin, tout joyeux.
Prédication
Cela fait fort fort longtemps que la route et le chemin sont des images qui offrent une manière de parler de l’existence et de la foi.
L’existence comme une route car l’existence c’est étymologiquement aller au-delà de là où l’on se tient. Déjà nous grandissons ou vieillissons, ce sont des dynamiques ; et puis au cours de notre existence, nous découvrons, nous comprenons, nous expérimentons, nous choisissons, nous décidons, nous subissons : nous ne restons pas toujours les mêmes, nous ne restons pas toujours au même endroit, nous avançons.
La foi comme un chemin parce que la foi évolue au fil de la vie spirituelle de prières, de lectures et méditations individuelles ou partagées de textes bibliques, au fil des rencontres et des expériences, de ce que nous entendons et recevons, au fur et à mesure que notre intériorité se laisse élargir, libérer, orienter dans l’écoute de la Parole de Dieu.
Un chemin de foi et un chemin de vie ne sont pas sans lien l’un avec l’autre ni sans conséquence l’un sur l’autre.
L’évangéliste Luc, qui est l’auteur du livre des Actes des apôtres, affectionne les récits en route, en chemin. Il ne s’agit pas seulement des déplacements de Jésus de lieux en lieux, mais de rendre compte de mouvements, de déplacements d’existence et de foi. Pensons à la route de Jérusalem à Jéricho que la parabole du samaritain invite à suivre comme un chemin de conversion vers l’amour du prochain, ou encore au chemin de deux disciples se rendant dépités, déçus, à Emmaüs, jusqu’à ce qu’un inconnu les rejoigne pour faire route avec eux pour un chemin de résurrection.
Sur la route de Jérusalem à Gaza, un homme en voyage lit la Bible assis dans son char. Nous connaissons le genre cinématographique des « road movies » qui illustrent les voyages intérieurs provoqués par les déplacements terrestres. Luc nous invite avec ce récit de chemin à un « Bible movie », un voyage en Bible. Lire la Bible, c’est aussi se mettre en route, se laisser déplacer par des images, des questions, des résonances, des interpellations, et leurs interprétations.
L’eunuque éthiopien a fait un long voyage, de l’Éthiopie à Jérusalem pour adorer le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob à Jérusalem, la ville du Temple. Cette route dit également un chemin d’existence et de foi, pour lui qui n’est pas juif, un chemin accompli vers une foi qui n’est pas celle de son peuple. Il est un craignant Dieu : un non-juif qui adore le Dieu d’Israël. Cela ne l’a pas exclu de son peuple : ministre du trésor de Candace c’est-à-dire de la reine d’Éthiopie (Candace n’est pas un nom mais un titre), sa place est éminente parmi les Éthiopiens. Après l’adoration, il rentre chez lui, tel qu’il est parti : éthiopien, ministre du trésor, craignant Dieu, et eunuque. Eunuque, cela implique non seulement qu’il n’aura pas de descendance mais également qu’il n’est pas accueilli dans l’assemblée du Temple de Jérusalem. Car c’est la Loi tel qu’elle est prescrite dans le livre du Deutéronome : un eunuque n’entrera pas dans l’assemblée de l’Éternel, il ne sera pas admis. L’eunuque est un homme doublement empêché, dans son existence et dans la pratique de sa foi. Certes, il avance sur la route de l’Éthiopie, mais sur le chemin de son existence, il est empêché.
Il y a toujours des empêchements : des événements subis, des circonstances imposées, des des contraintes de lois, de traditions, des coutumes, des cultures, des croyances mêmes, et des personnes sont mises de côté, des personnes sont interdites à telle place ou à telle fonction à cause de ce qu’elles sont. L’eunuque n’est pas considéré comme un homme selon ce qu’un homme doit être : entre autres, capable d’engendrer une descendance.
Ce qui est remarquable, c’est qu’il ne renonce pas à la foi en ce Dieu dont la Loi l’empêche d’être pleinement intégré. Mais il y a parfois un désir d’être, un désir de vie qui nous tient au cœur, qui nous tient le cœur malgré les empêchements, malgré les lois et les coutumes, malgré les regards et les jugements des autres. Une persistance, un élan, une confiance malgré tout, malgré tous.
Alors assis dans son char, l’eunuque lit dans le livre du prophète Ésaïe.
Il lit : comme un agneau muet devant celui qui le tond, il n’ouvre pas la bouche. Lui ne proteste pas contre son état d’eunuque, ni contre la Loi qui l’empêche d’être accueilli dans l’assemblée de l’Éternel.
Il lit : son droit a été enlevé. Lui, son droit est limité par la Loi de la religion qu’il a choisie.
Il lit : sa génération, qui la racontera. Pour lui, il n’y aura pas de génération suivante pour raconter la sienne puisqu’il ne peut pas engendrer.
Il lit le texte parlant d’un homme dont la vie a été enlevée, un homme radicalement empêché de vivre.
Il arrive parfois, qu’au détour d’un mot, d’une phrase, le cœur fasse un bond dans la poitrine. Une douleur enfouie, un souvenir éprouvant, un présent empêché, et la lecture prend une dimension existentielle, le texte rejoint le lecteur et parfois le percute.
Mais sur la route vers l’Éthiopie, l’Esprit s’en mêle : Philippe est envoyé rencontrer le voyageur.
Philippe est un disciple du Christ. Dans la communauté de Jérusalem, il a été choisi avec d’autres hommes pour une fonction particulière : s’occuper des veuves, des pauvres, du service des tables. Philippe est au service, c’est pourquoi on dit qu’il est un diacre (un serviteur). Les apôtres eux, se consacrent à l’annonce de la Parole de Dieu, à l’annonce de l’Évangile, la Bonne Nouvelle du Christ. Pourtant, chaque fois que Luc écrit au sujet de Philippe, c’est pour indiquer que Philippe annonce la Bonne Nouvelle. Manière pour Luc de dire que l’Esprit de Dieu qui inspire les croyants n’est pas du tout soumis aux organisations et aux consignes des communautés ou des Églises. Ce qui est assez libérateur !
Donc l’Esprit, la divine énergie qui élargit et éclaire l’esprit humain, envoie Philippe à la rencontre de l’eunuque et vous avez noté que c’est un envoi impératif : il est très important que Philippe rejoigne l’eunuque.
Comprends-tu ce que tu lis ? L’intéressant dans la lecture, c’est de comprendre. C’est comprendre qui fait avancer, bien plus que savoir.
Comment le pourrais-je ? L’eunuque ne comprends pas, encore un autre empêchement, assez fréquent dans la lecture des Écritures. C’est que la Bible nous emmène au détour de l’étrangeté, avec des livres écrits des siècles et des siècles auparavant, même le livre d’Ésaïe pour l’éthiopien, dans une autre langue, dans une autre culture. L’eunuque n’a personne pour le guider sur le chemin de la lecture des Écritures, pour relever le début d’une trace de compréhension, pour ouvrir une piste d’interprétation. L’envoi de Philippe par l’Esprit est la réponse à cette situation, réponse imprévue, improbable, réponse en-dehors du cadre religieux seulement il ne s’agit pas de l’Église là, mais d’une personne qui compte. Toute empêché qu’il est dans son corps, dans sa foi, par la Loi et par le jugement d’autrui, l’eunuque est une personne précieuse devant Dieu, ce pour quoi l’Esprit s’en mêle. La Bonne Nouvelle est pour lui, l’Évangile est pour lui, aussi, malgré tout. Philippe l’annonce à partir du texte d’Esaïe, à partir de la souffrance dans le texte qui résonne dans l’existence de l’eunuque. Cette résonance, cet écho, ce miroir, cette lumière portée, c’est le point de départ.
Nous pouvons être saisis par un mot, une histoire, une expression d’amour, de gratitude, de courage, de liberté, ou d’exclusion, de souffrance, de perte. Lire mobilise des émotions et des affects autant que la raison et l’intelligence, et la Bible offre une telle ressource de mots, d’histoires, de symboles qui font échos aux expériences humaines, que chacun peut ressentir une résonance.
De qui le prophète dit-il cela ? de lui-même ou de quelqu’un d’autre ? du peuple d’Israël ? du Messie ? Quand on ne comprend pas, on peut poser des questions, s’il y a quelqu’un à qui les poser ! Luc nous raconte comment la lecture de la Bible est une occasion de questions et de rencontres, d’expressions et de partages, et que c’est l’Esprit qui préside à ces rencontres et à ces partages, aux cheminements communs, aux appropriations personnelles, à l’élargissement de l’être. L’Esprit est cette énergie de rassemblement et de communion, ce Souffle pour la rencontre, l’échange, le partage de ce qui nous tient au cœur. L’Esprit dégage nos esprits encombrés et empêchés afin que s’y fasse entendre la Parole de Dieu. Ce pour quoi nous prions en début de chaque culte et avant de lire les Écritures.
Philippe annonce la bonne nouvelle de Jésus qui marchait, parlait et agissait, ne faisant que du bien. Jésus dont le nom, Dieu sauve, exprime la volonté de Dieu, Jésus qui est le Christ pour la libération, le relèvement, la bénédiction de tous. Les Écritures sont ce recueil de témoignages d’humains ayant affrontés les réalités de l’existence avec la foi en Dieu qui se rend présent dans les obscurités et les empêchements des humains pour les créer en humains vivants. Sur la route de l’Éthiopie, Philippe annonce le chemin ouvert, la vie donnée, même pour celles et ceux qui sont empêchés parce qu’ils et elles ne correspondent pas aux normes, à ce qui est attendu ou exigé des uns et des autres par les codes et les conventions même de la religion. En lisant les Écritures avec d’autres, il nous est donné de découvrir à quelle liberté nous sommes appelés, et de comprendre la dimension relationnelle dans laquelle nos existences, enfin reconnues sans condition, se déploient véritablement. Nous avons besoin d’autres personnes, pour que dans la lumière d’un texte biblique lu ensemble se reflètent les pans clairs et obscurs de nos vies ; et ce besoin des autres n’est pas un défaut ni un handicap. Au contraire, il est bon, il est réjouissant car il représente une des formes de la communion en Christ, un espace pour la Parole vivifiante.
Nous ne savons pas à quel moment, ni comment, autour des Écritures, dans cet échange, quelque chose a fait vérité, lumière, paix pour l’eunuque, comment la Parole l’a touché. Qu’est-ce qui empêche que je sois baptisé ? demande l’eunuque. Mais rien ! Rien n’empêche l’eunuque d’être pleinement accueilli, tel qu’il est, dans l’ensemble de celles et ceux dont l’existence a trouvé son sens et son déploiement, sa densité et sa valeur dans l’appel de Dieu à être, à devenir, à vivre. Il n’est plus empêché d’être un homme vivant et croyant sur son propre chemin de vie et de foi. Il n’avance plus selon la loi, il avance dans l’amour de Dieu. Il avance, tout joyeux.
Cette joie qui vient
dans la rencontre,
dans la lecture partagée des Écritures,
dans l’échange de paroles portées par et porteuses du désir de vivre,
dans l’attention de l’un portée au besoin d’un autre,
dans la Parole qui prend chair en l’un et en l’autre,
cette joie vient de Dieu, pour nous, en nous ; et c’est une joie qui demeure.