Prédication du 3 novembre 2024

d’Hadrien Oléon-Perrin

Ne nous trompons pas de batailles

Lecture : Psaume 68, 1-10 et 19-20

La traduction, volontairement assez littérale, est le fruit d’un travail réalisé avec trois autres étudiants, dans le cadre de l’Académie Belge des Langues Anciennes et Orientales à Louvain-la-Neuve en août dernier.

Lecture biblique

Psaume 68, 1-10 et 19-20

1 Du chef des chantres, de David, psaume, cantique.
2 Dieu se lève, et ses ennemis se dispersent, et ils fuient devant lui, ceux qui le haïssent.
3 Comme est dissipée une fumée, tu dissipes, ainsi que fond de la cire devant un feu, les méchants disparaissent devant la face de Dieu.
4 Et les justes se réjouissent, ils exultent devant Dieu, et ils se réjouissent dans la joie.
5 Chantez à Dieu et célébrez son nom, préparez une voie pour celui qui chevauche dans des lieux arides, en L’Éternel, son nom, et réjouissez-vous devant lui.
6 Dieu [est] un père pour des orphelins et un juge pour des veuves, Dieu, dans le lieu de sa sainteté.
7 Dieu fait demeurer des solitaires dans une maison, il fait sortir des prisonniers en un événement heureux [ou : une délivrance ? des chaînes ?], au contraire, les rebelles demeurent sur un sol aride.
8 Dieu, lorsque tu es sorti devant ton peuple, lorsque tu as marché dans le désert. Pause.
9 La terre a tremblé, aussi les cieux ont ruisselé devant Dieu, ceci au Sinaï, devant Dieu, le Dieu d’Israël.
10 Tu as fait répandre une pluie généreuse, Dieu. Ton héritage était fatigué, toi, tu l’as fortifié.

(…)

19 Tu es monté au sommet, tu as fait captifs des captifs, tu as pris des dons parmi les hommes et même des rebelles pour [y] demeurer, Éternel, Dieu.
20 Béni [soit] le Seigneur, en ce jour il s’est chargé de nous, ce Dieu, notre salut. Pause.

Prédication

Dans nos lectures bibliques, peut-être davantage dans le Premier Testament que dans le Second, nous rencontrons parfois des textes qui nous rebutent, nous dérangent, voire nous heurtent par leur contenu, et dont avons souvent du mal à appréhender la portée théologique avec nos regards d’aujourd’hui.

Le Psaume 68, surnommé Psaume des Batailles par les protestants, qui en ont fait l’un de leurs chants de ralliement pendant les Guerres de Religion et la Guerre des Camisards, est à l’évidence l’un de ceux-là.

Son écriture, vous venez de l’entendre, procède d’un langage poétique complexe, parfois rugueux et de fait, moins compréhensible. C’est comme quand on lit, plus près de nous, un poème de René Char ou Philippe Jaccottet, c’est superbe, mais on se demande souvent ce que son auteur a bien voulu dire… D’autre part, ce Psaume passe à juste titre pour le plus corrompu du Psautier, c’est à dire le plus dégradé par ses modifications successives, de sorte qu’il est difficile d’en déterminer la datation exacte (j’y reviendrai) et les différentes phases rédactionnelles qui l’articulent. Ce que j’appellerai le « codage » littéraire et son élaboration sont donc d’ores et déjà des facteurs perturbants.

Puis, il y a le sens global du texte. Ce que nous venons de lire, et que nous avons comme tel dans les oreilles, avec le Psautier de Genève en 1562, « Que Dieu se montre seulement et l’on verra soudainement abandonner la place… » (Antoine Goudimel pour la musique et Théodore de Bèze pour l’adaptation du poème), c’est la glorification d’un Dieu guerrier qui conduit son peuple vertueux au triomphe dans sa guerre contre les méchants.

Une première question se pose : Dieu se mêle-t-il vraiment, en arbitre et chef de guerre, des conflits interhumains ? Mène-t-il vraiment, par une action directe et violente, le camp des justes à la victoire contre ses adversaires ? En temps de guerre, cette vision, certains l’ont portée, pour se justifier comme armée de l’Éternel. Dans le Livre des Juges, l’armée de Josué est bien montrée ainsi, dans un texte rédigé à l’époque assyrienne, vers -700, où il s’agissait d’affirmer que Yahvé était plus fort que les divinités des envahisseurs. Mais rien ne permet, dans le psaume 68, d’aboutir, du moins directement, à ce type de conclusion. En admettant que Dieu ait quoi que ce soit à voir dans les guerres humaines, il serait alors à la fois rétributeur, dans la victoire offerte à ceux qu’il défend et punisseur, dans la défaite qu’il fait subir à ceux qu’il combat. Pour ces derniers, il serait alors générateur de souffrance. Est-il là pour cela ? Personnellement, j’ai largement tendance à préférer la vision du Dieu pacifique des Patriarches, favorisant l’entente entre les nations, à celle du Dieu belliqueux de la conquête de Canaan. En tout cas, le simple fait qu’une telle question nous taraude conduit d’emblée à pressentir l’existence d’un autre sens, différent de celui que ce texte peut donner à voir en première intention.

Ce qui peut également renforcer nos soupçons, c’est le chant d’une victoire éclatante, opérée par l’assistance de Dieu. Or à la lueur de l’Histoire de l’Israël biblique, force est de constater que c’est surtout une succession de défaites, d’occupations, d’oppression et d’exils que nous rencontrons, et on ne peut qu’espérer, pour le coup, que Dieu n’y soit pour rien ! L’une des hypothèses rédactionnelles de ce texte renverrait à une bataille contre le Pharaon Mérenptah, au treizième siècle avant notre ère, épisode à l’issue duquel Israël a surtout subi une dégelée magistrale. Doit-on alors considérer ce texte comme une sorte de méthode Coué consistant à proclamer que, défait militairement, Israël restait toutefois vainqueur par la persistance de sa foi ? L’hypothèse est séduisante à court ou à moyen terme, mais guère convaincante ni réconfortante, dès lors que persiste la crise à travers les siècles. Au bout de tant de déroutes, une telle version biblique de « Tout va très bien Madame la Marquise », rhabillant la vérité d’optimisme exacerbé, se heurterait sans doute plutôt aux protestations du psaume 13 ou de Job, car il y a bien un moment où, à la longue, d’une manière ou d’une autre, cela suffit…

Ce psaume n’est donc vraisemblablement ni la propagande d’un Dieu guerrier s’immisçant dans les conflits humains, ni l’expression d’une autosuggestion positive nécessairement dissoute par une réalité prolongée de la défaite et de l’oppression. De quoi s’agit-il donc alors ? Pour essayer de le comprendre, revenons au texte…

Lorsque Dieu se lève – c’est bien une affirmation et non une injonction que nous donne le texte hébreu, contrairement à l’adaptation française que nous connaissons bien -, ce n’est peut-être pas sur quelque champ de bataille que ce soit, si ce n’est en nous, en chacun de nous. Ces ennemis dont il est question seraient alors nos ennemis intérieurs, autrement dit, tout ce qui n’est pas Dieu : la haine, la violence, le matérialisme, la jalousie, la convoitise, le mépris, la vengeance, l’orgueil…, toutes les tentations du mal et les hésitations auxquelles nous sommes exposés, dans la fragilité de notre condition humaine.

Dès ce premier verset, nous trouvons les jalons d’une méditation personnelle, interrogeant notre rapport à Dieu dans notre rapport aux autres. Ces ennemis intérieurs, ils se dispersent, ils fuient, ils disparaissent, mais ils ne sont pas radicalement supprimés, ils ne « périssent » pas, comme on le traduit pourtant usuellement. S’ils se perdent, s’ils s’égarent, c’est d’abord parce que, fondamentalement, n’étant pas avec Dieu, ils traduisent une absence de sens dans l’existence. C’est peut-être aussi parce qu’avec Dieu, en paraphrasant Lavoisier – encore que l’on puisse imaginer espièglement que ce soit plutôt Lavoisier qui ait été inspiré par Dieu ! – « rien ne se perd, tout se transforme ». Le bois se consume en fumée, la cire fond auprès du feu. La substance change, le mal se trouve converti quand Dieu se lève en nous, à l’écoute de la Parole.

Nous trouvant alors justifiés nous pouvons laisser éclater notre joie, collectivement, en partage. Que nos vies soient un chant de joie pour l’Éternel. Car c’est en Dieu, lorsque nous sommes égarés, qu’est notre abri, et lorsque nous sommes isolés, qu’est notre réconfort. Dieu nous protège de nos propres dispersions et donne sens à notre existence. Il nous offre sans condition salut et liberté. Ceux qui lui sont rebelles, réfractaires, demeurent alors dans l’aridité, c’est-à-dire dans l’absence de relation sincère et entière avec leurs semblables. La Septante, traduction grecque de la Bible hébraïque traduit cette notion de lieux arides par « dans les tombeaux ». À comprendre alors comme les tombeaux intérieurs dans lesquels nous nous emprisonnons.

Ce Dieu qui nous offre sa grâce et nous rend capables, c’est le Dieu de l’Exode, celui qui sort devant son peuple et marche devant lui dans le désert. C’est un Dieu en mouvement, dynamique, par opposition à l’immobilisme des rebelles. La libération de l’esclavage en Égypte est indissociable des Paroles de Vie prononcées par l’Éternel, qui expriment davantage les effets de l’affranchissement que des Commandements à proprement parler. Symboliquement, cette terre d’oppression dont Dieu nous libère, c’est aussi et peut-être surtout nous-mêmes.

Et lorsque, dans notre fatigabilité humaine, nous laissons « se fatiguer » ce patrimoine, cet héritage de Dieu, celui-ci se lève en nous et nous relève, nous fortifie. Lorsque tout semble trembler autour de nous, parce que nous avons perdu notre centre de gravité et d’équilibre, Dieu nous stabilise, il fixe sa bonté, pour celui ou celle qui en a besoin, dans l’adversité ou la perdition. Il répand sa bénédiction, telle une pluie bienfaisante qui étanche notre soif, à nous, voyageurs égarés, dans nos déserts intérieurs.

Les six versets suivants du texte comportent de multiples étrangetés sémantiques et syntaxiques qui rendent leur compréhension quelque peu ardue. C’est la raison pour laquelle j’en fais abstraction ce matin.

Mais, je voudrais à présent m’intéresser aux versets 19 et 20. « Tu es monté au sommet », chante le psalmiste… Dès lors que Dieu nous précède et nous guide, s’il monte, c’est pour nous élever également, nous faire grandir à sa suite. Et quand il « [fait] captifs des captifs », il se saisit de l’emprise du péché en nous. Il enferme notre propre enfermement, notre propre aliénation, « réduisant le rien à rien » – j’emprunte cette formule au pasteur Louis Pernot. Il prend des dons parmi les hommes, autrement dit, en chaque être humain, Dieu trouve une richesse singulière. Il prend même des rebelles, pour qu’ils puissent demeurer, par opposition à la dispersion qu’évoquait le début du psaume, eux-non plus il ne les délaisse pas, il leur ouvre un chemin des Possibles. Cette phrase, l’auteur ou les auteurs de l’Épître aux Éphésiens l’ont reprise (Eph. 4,8), en l’appliquant au Christ, dans un curieux changement de paradigme : « Il est monté sur les hauteurs, il a emmené des captifs et il a fait des dons aux hommes ». La grâce est ici unidirectionnelle, là où le psaume, dans toute sa nuance, introduit une forme de réciprocité entre Dieu et l’humain, entre la grâce offerte et le potentiel de chacun à en exprimer les bienfaits.
Et avec le dernier verset choisi pour ce commentaire, le psalmiste renouvelle sa louange à l’Éternel, qui s’est chargé de nous, qui a pris sur lui le fardeau de notre humanité et assure notre salut.

Que nous dit cette proposition de décryptage à la lueur du présent ? Aujourd’hui, ces ennemis intérieurs contre lesquels Dieu se lève en nous, qui sont-ils ? Sont-ils vraiment si différents de ceux qui ont pu autrefois inspirer ce psaume ? N’en sont-ils pas seulement l’actualisation, dans l’individualisme croissant de nos sociétés modernes, dans leur recherche de compétitivité et d’efficience, dans une forme de déshumanisation, au cœur d’un monde globalisé et ultra connecté où tout va très vite et très loin ? Que dire des autosuffisances, des intolérances à la frustration qui nous conduisent au mieux à négliger, au pire à malmener l’altérité ? Que penser des tentations de paresse intellectuelle – c’est tout le paradoxe d’un monde qui n’a jamais été autant informé ! -, si ce n’est qu’une personne qui cesse de réfléchir risque de perdre ce qui fait d’elle un être humain. Voilà quelques-uns de ces ennemis qui s’infiltrent parfois en nous… qui rompent la relation, en ce qu’elle peut nous construire, et nous enferment en nous-mêmes, dans notre être qui se fait « lieu aride » ou « tombeau », pour reprendre les termes de la Septante. Mais Dieu veille sur nous et se lève en nous, pour peu que nous soyons réceptifs à sa Parole. Attention, se dire croyant n’est pas croire. Croire, c’est laisser, que l’on en soit conscient ou non, le souffle de l’Esprit entrer en nous et faire de nous, à notre tour, dans l’agir par et pour la vie vivante, des messagers de l’Évangile.

Cette réflexion, vous le voyez, nous a conduits bien loin de la représentation d’un Dieu chef suprême des armées dans nos guerres terrestres. Quelque croyant que nous soyons, sans doute est-il plus sage de renoncer à attribuer à Dieu le moindre engagement dans nos conflits armés d’hier et d’aujourd’hui, loin de toute vision manichéenne. Occupons-nous déjà de lui laisser une place dans nos batailles intérieures. Laissons Dieu se lever en nous, contre tout ce qui n’est pas Lui. Laissons-le, pour reprendre une phrase de la déclaration de foi de l’Église Protestante Unie de France, « nous relever sans cesse, de la peur à la confiance, de la résignation à la résistance, du désespoir à l’espérance », et nous grandirons en fraternité. C’est un fort beau projet, et il y a beaucoup à faire !