Prédication du 20 octobre 2024

de Dominique Imbert-Hernandez

Une telle foi

Lecture : Luc 7, 1-10

Lecture biblique

Luc 7, 1-10

1 Après avoir achevé tous ces discours au peuple qui l’écoutait, il entra à Capharnaüm.
2 Un centurion avait un esclave malade qui était sur le point de mourir et qui lui était très cher. 
3 Il entendit parler de Jésus et lui envoya quelques anciens des Juifs pour lui demander de venir sauver son esclave.
4 Ils arrivèrent auprès de Jésus et le supplièrent d’une manière pressante en disant : Il est digne que tu lui accordes cela, 
5 car il aime notre nation, et c’est lui qui a construit notre synagogue. 
6 Jésus s’en alla avec eux. Il n’était plus très loin de la maison quand le centurion envoya des amis lui dire : Seigneur, ne prends pas tant de peine, car ce serait trop d’honneur pour moi que tu entres sous mon toit. 
7 C’est aussi pour cela que je ne me suis pas jugé digne de venir en personne vers toi. Mais dis une parole, et que mon serviteur soit guéri ! 
8 Car je suis moi-même soumis à l’autorité de mes supérieurs et j’ai des soldats sous mes ordres ; je dis à l’un : « Va ! » et il va, à l’autre : « Viens ! » et il vient, et à mon esclave : « Fais ceci ! » et il le fait. 
9 Lorsque Jésus entendit ces paroles, il s’étonna à son sujet, se tourna vers la foule qui le suivait et dit : Je vous le dis, même en Israël je n’ai pas trouvé une telle foi. 
10 De retour à la maison, les envoyés trouvèrent l’esclave en bonne santé.

Prédication

Je vous le dis : même en Israël je n’ai pas trouvé une telle foi.
Jésus est étonné, et même admiratif. L’expression « une telle foi » n’est pas utilisée là sur un mode dépréciatif, elle se situe dans un registre quantitatif. Une telle foi : telle qu’elle peut certainement déplacer des montagnes, et pourtant il suffit pour déplacer des montagnes d’une foi comme un grain de sénevé dit Jésus dans l’évangile de Matthieu ou dans celui de Marc. Pour Luc, une foi comme un grain de sénevé est capable de faire qu’un sycomore se déracine tout seul pour aller se replanter dans la mer, ce qui est certes très étonnant. La foi que Jésus admire doit être à peu près grosse comme un grain de sénevé.
Alors il vaut mieux quitter le registre des mesures de foi, surtout de celle des autres, pour chercher à comprendre quelle est cette foi, ce qui la caractérise. Et puis la foi de qui ? Et la foi en qui ?
Car le moins que l’on puisse dire, c’est que Luc multiplie les intervenants dans ce court récit. Dans le récit parallèle de l’évangile de Matthieu, c’est plus simple : le centurion se déplace lui-même et aborde directement Jésus au sujet de son serviteur malade. Luc redouble les intermédiaires : les anciens des juifs et les amis du centurion. Le centurion, qui n’est jamais directement présent dans le récit, organise les déplacements et les prises de parole mais elles ne sont pas toujours ce qu’il prévoyait.
Luc complexifie, il s’ingénie à superposer les couches de différences, d’étrangeté, de distances, de silence, de rencontres, de paroles, d’absences, de présences, et cela pour faire comprendre quelque chose au sujet de la foi.

Un esclave du centurion est au plus mal, sur le point de mourir, un esclave qui n’est pas qu’un esclave pour le centurion : il lui est très cher, il est estimé, honoré, considéré. Alors ce dernier envoie auprès du rabbi juif des anciens des Juifs de Capharnaüm parce qu’il a entendu parler de Jésus. Les anciens des Juifs plaident la cause du centurion : il est digne que tu lui accordes cela car il aime notre nation et c’est lui qui a construit notre synagogue. Le centurion n’est pas juif, il est étranger, peut-être un romain. Mais les habitants de Capharnaüm ont de la considération pour lui car le centurion aime les étrangers qu’ils sont pour lui, il les respecte et les soutient. La dignité qu’ils lui reconnaissent, lui la manifeste également à leur égard.
Luc ne dit rien de la foi du centurion en elle-même, il ne dit même pas qu’il est, peut-être, un craignant-Dieu, c’est à dire un étranger qui fréquente la synagogue et respecte autant qu’il le peut les préceptes de la Loi juive. Ce que Luc met en avant, ce qu’il donne à lire, à sentir, c’est un courant, un flux de considération et d’estime, une qualité de relations qui ne s’embarrasse pas de statut social ni d’origine ni d’appartenance religieuse. Ce que Luc dessine, c’est la manière d’être du centurion, lui le propriétaire qui se fait le prochain de son esclave, lui l’étranger qui se fait le prochain des Juifs. Cette dynamique d’être au monde, en faveur d’autrui, dit quelque chose de la foi.
Comme elle dit ce qu’il faut de liberté intérieure pour s’échapper des assignations sociales, politiques et religieuses qui structurent une société et pour porter attention et égards envers ceux qui sont différents et envers lesquels l’indifférence pourrait bien plus facilement s’exercer. Cette liberté intérieure, avec le courage qui lui est associée, dispose et entraîne à traverser bien des barrières. Le centurion n’a pas seulement franchi des frontières terrestres pour arriver à Capharnaüm, il a traversé des frontières culturelles dont il aurait pu être le gardien sourcilleux et redouté. Ces frontières-là ne se traversent pas pour changer et devenir autre, mais par la conviction que l’humain est plus important que ce qui le caractérise et par la conviction que la relation est plus vitale que le quant à soi. Cette liberté intérieure et son courage portent la dynamique d’être au monde comme prochain, en assumant le risque toujours encouru de se trouver suspecté, accusé de déloyauté, d’infidélité par celles et ceux qui tiennent à l’étanchéité de ces frontières et le risque d’être regardé avec suspicion par celles et ceux dont on s’approche. Liberté intérieure et courage disent quelque chose de la foi.

Pour le centurion, cette manière d’être humain, d’être vivant a été reçue favorablement.
Les anciens des Juifs en sont les témoins, certainement au-delà de ce qu’ils disent à Jésus : il est digne que tu lui accordes cela car il aime notre nation et c’est lui qui a construit notre synagogue. La dignité du centurion fonctionne pour eux à l’articulation d’un mérite et d’une récompense. Pour l’amour manifesté par le centurion, pour le bien qu’il a fait, Jésus peut guérir son esclave. Certe cela peut nous faire froncer le sourcil. La lecture des évangiles nous enseigne bien que Jésus-Christ ne guérit pas en récompense de quoi que ce soit. Sa manière d’être à lui est toute de grâce selon ce qu’il a annoncé à la synagogue de Nazareth : L’esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres ; il m’a envoyé proclamer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, pour renvoyer libres les opprimés, pour proclamer une année d’accueil de la part du Seigneur (Luc 4,16-21). Il n’y a là que du bien dit et fait, et des existences relevées, sans exigence en retour.
Jésus entend dans les paroles des anciens des Juifs la bonté du centurion, ce qui est une autre façon de dire sa manière de vivre en prochain, et sa manière de se mettre, lui le centurion chef militaire, au service, non de son supérieur hiérarchique, mais de son esclave et au service des juifs de Capharnaüm. Une bonté d’accueil, de générosité, d’énergie, et de gratuité. Rien n’est moins évident que la bonté qui fait dépasser les règles, les droits, la logique, la bonté qui n’est pas soumise aux coutumes, aux usages, qui n’exige pas de contrepartie, mais qui élargit le regard et l’esprit et qui est source de bienfaits et de bénédictions. La bonté touche à la vie, à la reconnaissance et la possibilité de réparation de la vie des vivants, à la vie vivante et elle dit quelque chose de la foi.
Ce que disent les anciens donne à comprendre que le centurion se tient en grâce là où il vit. Et Jésus qui manifeste la grâce, que la grâce met en mouvement, est sensible à cet éclat du divin reflété dans ce que les anciens disent du centurion.
Il y entend aussi la reconnaissance/gratitude des anciens envers le centurion, les anciens qui ne se contentent pas de profiter de la bonté mais se laissent aussi déplacer par la reconnaissance en émissaires attentionnés, au service du centurion Et cette reconnaissance des anciens des Juifs dit aussi quelque chose de la foi par laquelle sont reliés celles et ceux qui se considèrent au-delà de leurs différences.

Mais le centurion envoie encore d’autres personnes vers Jésus : ses amis, avec un autre message et cette fois, c’est sa propre parole que font entendre ses amis. Des amis porteurs de la parole de leur ami, comme d’autres amis, déjà à Capharnaüm, avaient porté leur ami auprès de Jésus en faisant un trou dans le toit d’une maison. Les amis du centurion n’ajoutent rien au message, ils ne plaident pas pour leur ami, ils laissent les paroles du centurion exprimer la singularité de l’homme, et cela dit bien l’affection et la confiance mutuelle.
Seigneur, ne prends pas tant de peine, car ce serait trop d’honneur pour moi que tu entres sous mon toit. 7 C’est aussi pour cela que je ne me suis pas jugé digne de venir en personne vers toi. Mais dis une parole, et que mon serviteur soit guéri ! 8Car je suis moi-même soumis à l’autorité de mes supérieurs et j’ai des soldats sous mes ordres ; je dis à l’un : « Va ! » et il va, à l’autre : « Viens ! » et il vient, et à mon esclave : « Fais ceci ! » et il le fait.
Comme si le centurion parlait lui-même, et pourtant il n’est pas venu auprès de Jésus et n’attend pas que Jésus entre chez lui. Il ne se trouve pas digne. Lui qui a de la considération pour son esclave comme pour les anciens des juifs ne se considère pas digne, pas convenable, pas satisfaisant pour rencontrer Jésus dehors ou chez lui. Et pourtant que de monde le centurion a mis en mouvement vers Jésus ! Mais pas lui, que tout le monde pourtant trouve digne, même Jésus qui s’approche de sa maison. Cette humilité du centurion vis-à-vis de Jésus laisse toute la place en lui à la confiance en la parole de Jésus.
Le centurion est un homme important, s’il a des supérieurs dans l’institution militaire, il a aussi beaucoup de soldats sous ses ordres, et des serviteurs ; il a du pouvoir et des moyens : il a fait construire la synagogue ; sa parole a du poids : elle est suivi d’effet, quand il ordonne, il est obéi. Mais rien de tout cela ne peut sauver son serviteur. Rien de tout cela ne peut rendre la santé à son serviteur. La parole de Jésus le peut, parole de salut, parole créatrice. En aucune manière, le centurion ne fait écran entre son serviteur malade et celui qui peut le sauver. L’humilité du centurion est la marque de l’écart entre sa parole et celle de Jésus le Christ envoyé par la grâce et pour la vie des humains, entre lui et celui qu’il appelle à l’aide. Je ne suis pas digne : c’est l’extrême respect, la reconnaissance de ce qui dépasse essentiellement, infiniment, c’est la révérence que la Bible hébraïque désigne par l’expression : la crainte de Dieu, qui n’a rien à voir avec de la peur, mais avec la transcendance qui nous fonde, nous dépasse et ne se maîtrise pas. En cela, l’humilité dit quelque chose de la foi.
Le centurion qui vit déjà en grâce, de bonté, de liberté et de gratuité a besoin de la grâce, et ce n’est même pas pour lui, c’est pour son serviteur. « Je ne suis pas digne, pas capable, pas suffisant, maintenant, il n’y a que ta parole, dis une parole ».
Le centurion n’a pas ménagé sa peine, on pourrait dire qu’il a remué ciel et terre pour son serviteur. Tout ce qu’il pouvait faire il l’a fait avec l’aide que d’autres lui ont apportée. Un grain de sénevé n’est pas remarquable par sa taille, mais par la dynamique de vie qu’il recèle. Ce centurion qui ne se laisse pas enfermer dans son origine et sa fonction et qui n’enferme pas les autres dans les leurs, a suscité un courant d’humanité reliée, en aide. Mais la parole du salut, la parole de vie, ce n’est pas lui qui peut la dire.
Nous ne savons pas toujours ce que nous pourrions réaliser en conjuguant la bonté, la considération, la liberté intérieure, le courage et l’audace, la reconnaissance, la gratuité, l’humilité, la confiance mutuelle. Cela pourrait déjà bien ressembler à un miracle. Cependant la vie vivante, la vie de la vie, la parole première de création ne nous appartiennent pas. Elles sont données, et cette reconnaissance/confession dit quelque chose de la foi.

Est-ce la reconnaissance par Jésus de la foi du centurion qui a fait office de parole de salut pour le serviteur ? Car Jésus ne dit pas un mot au sujet du malade. Ce n’est peut-être pas très important de savoir quand et comment cette parole a agi. Ce qui l’est, c’est que Luc nous fait comprendre que lorsqu’il y a de la bonté, de la reconnaissance, de la gratuité, de la générosité, des dynamiques de vie en prochain, à chaque fois, c’est comme à Capharnaüm : tout est mis sans dessus-dessous dans les logiques et les systèmes de la société. Mais c’est le Christ qui passe.