Prédication du 13 octobre 2024
d’Anthony Odienne Magalhaes
Isaac : sacrifier le fils pour aimer sans posséder
Lectures : Genèse 22, 1-19 et Matthieu 10, 37-39
Lectures bibliques
Genèse 22, 1-19
1 Après cela, Dieu mit Abraham à l’épreuve ; il lui dit : Abraham ! Il répondit : Je suis là !
2 Dieu dit : Prends ton fils, je te prie, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t’en au pays de Moriya et là, offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je t’indiquerai.
3 Abraham se leva de bon matin, sella son âne et prit avec lui deux serviteurs et Isaac, son fils. Il fendit du bois pour l’holocauste et se mit en route pour le lieu que Dieu lui avait indiqué.
4 Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin.
5 Abraham dit à ses serviteurs : Vous, restez ici avec l’âne ; moi et le garçon, nous irons là-haut pour nous prosterner, puis nous reviendrons vers vous.
6 Abraham prit le bois pour l’holocauste et le chargea sur Isaac, son fils, et il prit lui-même le feu et le couteau. Puis ils continuèrent à marcher ensemble, tous les deux.
7 Alors Isaac dit à Abraham, son père : Père ! Il répondit : Oui, mon fils ? Isaac reprit : Le feu et le bois sont là, mais où est l’animal pour l’holocauste ?
8 Abraham répondit : Que Dieu voie lui-même quel animal il aura pour holocauste, mon fils !
Et ils continuèrent à marcher ensemble, tous les deux.
9 Lorsqu’ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait indiqué, Abraham y bâtit l’autel et disposa le bois. Il ligota Isaac, son fils, et le mit sur l’autel, par-dessus le bois.
10 Puis Abraham tendit la main et prit le couteau pour immoler son fils.
11 Alors le messager du Seigneur l’appela depuis le ciel, en disant : Abraham ! Abraham ! Il répondit : Je suis là !
12 Il dit : Ne porte pas la main sur le garçon et ne lui fais rien : je sais maintenant que tu crains Dieu et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton fils unique.
13 Abraham leva les yeux et vit par-derrière un bélier retenu par les cornes dans un buisson ; alors Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils.
14 Abraham appela ce lieu du nom d’Adonaï-Yiré (« YHWH voit »). C’est pourquoi l’on dit aujourd’hui : A la montagne du Seigneur, il sera vu.
15 Le messager du Seigneur appela Abraham une seconde fois depuis le ciel ;
16 il dit : Je le jure par moi-même, – déclaration du Seigneur – parce que tu as fait cela, parce que tu n’as pas refusé ton fils, ton fils unique,
17 je te bénirai et je multiplierai ta descendance comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est au bord de la mer. Ta descendance prendra possession des villes de ses ennemis.
18 Toutes les nations de la terre se béniront par ta descendance, parce que tu m’as écouté.
19 Abraham revint vers ses serviteurs, puis ils s’en allèrent ensemble à Bersabée, car Abraham habitait à Bersabée.
Matthieu 10, 37-39
37 Celui qui me préfère père ou mère n’est pas digne de moi, celui qui me préfère fils ou fille plus que moi n’est pas digne de moi ;
38 celui qui ne prend pas sa croix pour me suivre n’est pas digne de moi.
39 Celui qui aura trouvé sa vie la perdra, et celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera.
Prédication
Nous avons ici deux passages que vous aurez peut-être reconnus dès les premiers mots, deux passages connus, ou plutôt deux passages que l’on pense connaitre et avec lesquels, souvent, nous ne sommes pas très à l’aise.
Deux passages énigmatiques, au premier abord. Enigmatiques, car ils nous bousculent.
Nous venons de les entendre alors que nous sommes peut-être ici avec nos proches, nos ami-es, en tout cas no co-paroissiennes et co-paroissiens, venus pour écouter un Dieu, notre Dieu, que l’on commence à connaitre un peu, et qui nous parle habituellement d’amour de l’autre. Nous sommes venus écouter Jésus, lui que l’on commence aussi à bien connaitre et qui, lui aussi, nous parle d’aimer notre prochain. Nous sommes venus passer un bon moment, avec notre paroisse, nos ami-es, nous réjouir de l’existence du Dieu d’amour.
Et puis voilà que l’on se retrouve face à ces deux textes. D’abord un long récit, dans lequel Dieu met au défi Abraham de sacrifier son fils qu’il aime. Puis, un Jésus qui nous demande de choisir entre nos proches et lui, en nous invitant à prendre notre croix.
Cela ne ressemble pas, de prime abord du moins, à de l’amour, ni à un message très joyeux.
Alors que faire de ce que nous venons d’entendre ? La tentation est grande de mettre ces passages de côté. De se dire que, peut-être, les auteurs de la Bible et de l’évangile selon Matthieu se sont un peu trompés dans leur analyse de ce qu’est Dieu. Cependant, ces textes ont traversé les siècles. Ils font partie d’une Tradition, d’une philosophie, d’une culture, qui nous enseigne, en effet, que Dieu est Amour et que nous avançons avec Dieu, dans l’apprentissage de ce qu’est l’amour de notre prochain. Et, à travers les siècles, on a jugé que ces passages étaient cohérents avec ce que l’on enseigne de Dieu et de Jésus ailleurs dans la Bible.
Sans doute devons-nous donc prendre le temps de creuser ces passages, de nous demander ce qu’il nous est exactement raconté ici, étape par étape, et de prendre le temps, comme lecteurs attentifs, d’écouter le texte, et de dire à Dieu, tout comme Abraham le dit ici à deux reprises : « Je suis là ». Je suis là, prêt à t’écouter vraiment, à me dire que tu as encore, mon Dieu, des choses à me dire, des choses à m’apprendre de toi.
Nous verrons tout d’abord que lire la Bible, ce n’est pas vouloir se distraire avec de belles histoires, comme on lirait un roman. Lire la Bible, c’est vivre, par la lecture, le parcours de conversion d’un personnage, ici Abraham, et donc vivre soi-même, par le pouvoir de notre imaginaire et par le pouvoir de la mise en récit effectué par les auteurs de la Bible, une conversion. Ce parcours de conversion nous amène à nous questionner sur notre rapport à nous-même, à l’autre, et à Dieu. Au terme de ce questionnement, et c’est ma troisième partie, il nous est affirmé qu’un sacrifice est nécessaire pour aller vers Dieu, vers soi, vers l’autre, nous verrons lequel.
Le premier passage que nous avons lu entraine les lecteurs et lectrices que nous sommes dans un véritable voyage. Oui, c’est bien un voyage dont il est question. Quand on pense à Genèse 22, le passage dit du « Sacrifice d’Isaac » (alors que nous devrions parler finalement de « non-sacrifice »), quand on pense à ce passage disais-je, nous avons toutes et tous à l’esprit ces peintures représentants Abraham la main levée, prête à trancher ce pauvre Isaac, avec, parfois, la main de Dieu arrêtant son geste. C’est spectaculaire. On dirait presque une affiche de film à grand succès américain. Pourtant, le verset décrivant cette scène précise, le verset 10, que je cite : « Puis Abraham tendit la main et le couteau pour immoler son fils » est l’un des plus court du passage que nous avons lu. Nous avons un long récit qui précède ce moment spectaculaire, et un long discours qui le suit.
Le message que les auteurs veulent nous transmettre, quel est-il ? S’ils avaient voulu insister sur l’horreur du sacrifice d’un fils, et sur l’intervention spectaculaire et presque magique d’un Dieu tout puissant, nous aurions eu une description détaillée de la peur d’Isaac, du couteau, des liens serrés, j’ai presque envie de dire que nous aurions eu des effets spéciaux.
Mais, dans ces 19 versets, ce moment un peu choquant du sacrifice avorté occupe finalement peu de place. C’est sans doute que les auteurs ont un message plus important à confier au lecteur que de lui dire « Abraham a failli tuer son fils mais finalement Dieu est intervenu de manière surnaturelle ». Non, le message transmis par ce mythe est bien plus complexe que cela.
Avant ce verset 10, nous avons 9 versets durant lesquels Abraham et Isaac vont vivre quelque chose, et nous, lectrices et lecteurs, également, avec eux, grâce au pouvoir de la lecture. Peut-être, me répondrez-vous : « Oui, bon, ce sont en gros les préparatifs du sacrifice… Rien d’incroyable… ». Mais prêtons attention à la durée que représente ces 9 versets ? Combien de temps s’écoule ? Au moins trois jours ! Il nous est dit au verset 4 : « Le troisième jour Abraham levant les yeux, vit le lieu de loin ». Donc, c’est qu’Abraham n’est pas encore arrivé à ce lieu, alors que trois jours se sont déjà écoulés.
Et, nous aussi, lecteurs et lectrices, quand on lit le texte, on n’y est pas encore, au lieu du sacrifice. Et, plus ou moins consciemment, en nous aussi, il se passe quelque chose. Nous vivons le long parcours, avec Abraham, qui nous mène vers ce qui nous semble inévitable, le temps du sacrifice, et cela est long, et cela nous laisse le temps d’être travaillé intérieurement par l’idée de ce sacrifice à venir.
Le début de cette route, et de ce texte, commence par un appel de Dieu. Nous entendons Dieu qui appelle au début et, nous aussi, comme le répond Abraham, nous sommes là, prêts à écouter la suite. Puis, Dieu demande qu’Abraham tue son fils, et le texte précise bien son fils « unique ». Et il insiste encore « celui que tu aimes ». Cela semble un peu cruel.
Je vous rappelle qu’Abraham a attendu cet enfant pendant des dizaines d’années. Il n’a cessé de le demander et de le redemander à Dieu. Quelle claque.
Et imaginez un peu Abraham, pendant plus de 3 jours, marchant avec son fils désiré pendant tant d’années, ce qu’il a dû vivre intérieurement. On pourrait peut-être, pour représenter ce texte, au lieu d’insister sur le moment du non-sacrifice, représenter Abraham marchant, les yeux dans le vide, pensif, en train de se demander ce qu’il lui arrivait.
Et je pense que c’est cela, ce que Dieu a voulu, dans ce texte, en demandant ce sacrifice à Abraham. Car nous vivons ici un questionnement, je dirais même une conversion totale d’Abraham, un changement de son noyau dur. Pour le comprendre, analysons le Abraham du début du texte et celui qu’il devient.
Où en est Abraham au début de ce texte ? Il a déjà une longue relation à Dieu. On pourrait dire qu’il le connait. Tout comme, peut-être, en venant ici ce matin, certaines et certains se disaient qu’ils connaissaient bien Dieu. Et Abraham a enfin obtenu ce qu’il désirait depuis tant d’années, être père. Il est devenu celui qu’il voulait être. Il a son fils. Un fils unique et qu’il aime. Il a une bonne relation à son Dieu. Cela ferait la fin d’un bon film. Avec beaucoup d’amour dans tout cela. Mais cette situation, visiblement, ne plait pas à Dieu, puisqu’il décide, d’intervenir, de la modifier, de la rectifier. C’est sans doute que quelque chose ne convenait pas.
Nous devons donc chercher ce qui ne plaisait pas à Dieu, ce qu’il a souhaité changer par cette demande faite à Abraham.
Le cœur du problème nous semble assez vite indiqué. Cela tourne autour du fils. Clairement. « Prends ton fils ». Et Dieu répète, pour que l’on comprenne bien : « ton fils unique ». Le mot est répété dans le texte 13 fois. 13 fois, le mot fils, en 19 versets.
Les narrateurs ne pouvaient être plus clairs.
Mais que représente donc ce mot, le fils ? Le fils incarne pour Abraham, évidemment, ce qu’est Isaac, mais aussi par ricochet ce qu’il est lui, le père. Mais cela incarne une troisième chose, ce que fut peut-être Dieu pour Abraham. Dans les pages qui précèdent ce passage, Abraham est obsédé par l’idée d’avoir un fils, d’être père, c’est un élément central de sa relation à Dieu. Il y revient, il insiste. Et il l’obtient. Son fils à lui. Son rôle à lui, ce rôle de père. Son Dieu à lui, celui qui lui donne ce qu’il lui a promis. À lui, à lui, à lui. Abraham est ici dans une situation confortable, dans laquelle il contrôle finalement presque tout, sa place sociale, son entourage, et même sa relation à Dieu, dans une sorte de don et de contre-don. Abraham obéit à Dieu et Dieu tient sa promesse. Nous avons ici, finalement, le rôle traditionnel du père de famille, du chef de famille, dans la plupart, si ce n’est toutes, les cultures.
Et son fils, Dieu nous précise, qu’Abraham l’aime : « celui que tu aimes, Isaac ».
Mais, visiblement, quelque chose n’allait pas pour Dieu, qu’il fallait changer.
Et, s’il fallait le changer, sans doute que la manière dont Abraham aimait Isaac n’était pas tout à fait la bonne.
Quand on a la volonté d’avoir un fils à soi, et que ce fils soit vraiment SON fils, tel qu’on l’imagine, tel qu’on l’a souhaité, pour nous permettre à nous, d’être dans notre rôle social et confortable de père ou de mère, est-ce de l’amour sincère, de l’amour au sens divin ? Est-ce aimer l’autre que de le vouloir absolument dans son entourage, de vouloir le posséder ?
Est-ce aimer Dieu que d’être avec lui dans une relation marchande ? Je t’obéis mais en même temps, j’attends ce que tu m’as promis.
Nous touchons ici finalement au cœur de la foi chrétienne. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu […]. Tu aimeras le prochain comme toi-même. ». L’amour de soi, l’amour de l’autre, l’amour de Dieu, comme enjeux centraux de notre parcours de Foi.
Abraham doit donc sacrifier « le fils ». Et ça le travaille. Et on nous dit au verset 4 que le troisième jour, chiffre hautement symbolique dans la bible ce troisième jour, « levant les yeux, vit le lieu au loin ». Abraham lève la tête du guidon. Il a réfléchi, déjà, pendant ces trois jours. Et que dit-il ? Il dit au serviteur « Vous, restez ici avec l’âne ; moi et le garçon, nous irons là-haut…puis nous reviendrons vers vous. ». Il ne dit pas « mon fils ». Il dit « le garçon ». Déjà, il prend une première fois de la distance avec ce qu’est le fils. Déjà, peut-être, sacrifie-t-il intérieurement sa relation père fils. Cette appellation de « garçon », c’est celle qu’utilise le messager de Dieu, plus tard, au verset 12 : « Ne porte pas la main sur le garçon ». Comme si Isaac reprenait un rôle propre, indépendant.
Ce n’est finalement pas le garçon lui-même qui doit être sacrifié, abandonné, auquel Abraham doit renoncer.
Ce qui est en jeu, c’est qu’Abraham doit accepter de renoncer à un certain rôle social, à un confort, à toute une tradition dans laquelle Abraham est installé, une culture, issues de sa religion, dans laquelle le père de famille est propriétaire de son entourage. Il doit accepter que son fils ne lui appartient pas, qu’il n’est pas sa chose. Il doit modifier sa relation à son fils, et, partant, sa relation à la culture à laquelle il appartient. Et c’est ce qu’il se passe dans ce texte, par deux fois. Et une répétition vient marquer ce tête à tête entre père et fils à la recherche d’une relation nouvelle. C’est la phrase : « Ils continuèrent à marcher ensemble, tous les deux. ».
Elle est citée au verset 6, après qu’Abraham décide de marcher en tête à tête avec son fils, puis au verset 8, après qu’Isaac ait questionné son père.
Leur relation évolue, et cette phrase, « ils continuèrent à marcher ensemble, tous les deux. », vient rythmer, comme un refrain, le récit de cette relation en construction, ou en reconstruction.
Mais ce n’est pas tout, Abraham doit accepter que Dieu ne lui appartient pas, qu’il n’est pas le bon génie d’une lampe magique qui réalise les vœux.
Et je vais même plus loin en disant qu’Abraham doit aussi accepter qu’il ne s’appartient pas lui-même. Il n’est pas maitre de décider totalement ce qu’il est, qui il est. Il ne se résume pas à son statut social de père. Il est plus que cela, plus complexe que cela.
Et pour qu’il puisse se rencontrer lui-même, rencontrer Isaac, rencontrer Dieu, en vérité, il doit lâcher-prise sur tout cela, accepter que tout cela, il ne peut le posséder. Il doit abandonner cet amour qui possède, pour entrer dans cet amour humble, qui reconnait que le « je » de l’individu ne sait pas trop qui il est, ni ce qu’il est. Il doit s’émanciper d’une certaine culture, d’une certaine vision du père de famille. On a beau se rassurer, se dire que JE suis ceci ou cela, la femme de, le mari de, tel métier, un paroissien de tel endroit. Mais, la vérité, c’est que tout cela n’est que notre rôle social. Il n’est pas le noyau dur de notre être. Il n’est pas le fond de notre identité, que Dieu ici, et Jésus, dans l’évangile de Matthieu, nous invite à connaitre. Ce n’est pas s’aimer soi-même que de s’enfermer dans ce rôle social et de penser que cela nous résume.
De la même manière, le « tu » de l’Autre est également une énigme, un inconnu. Résumer l’autre par son rôle social, ce n’est pas aller à sa rencontre, à la rencontre de ce qu’il est vraiment. Ce n’est pas l’aimer
Cela me rappelle énormément le travail d’une autrice féministe afro-américaine bell hooks de son nom de plume, Gloria Jean Watkins de son nom civil, qui a écrit plusieurs ouvrages extraordinaires, et qui accorde dans son œuvre une place centrale à l’amour. Elle a publié en 2000 : All about Love, traduit en 2022 en français : A propos d’amour.
bell hooks nous dit que notre société nous rappelle constamment que l’objectif de notre vie c’est l’AMOUR. Mais un amour romantique, où l’on tombe amoureux par la volonté du ciel, par le destin, par quelque chose de magique, et l’on fonde une famille à nous, qui nous appartient, notre famille, et cela nous permet de nous forger une identité, une place dans la société, que l’on a décidé. Ce serait cela, le bonheur. Cela ressemble à ce qu’Abraham a fait : la volonté du ciel qui lui permet d’avoir un fils qu’il aime.
Mais bell hooks rappelle que presque aucun d’entre nous ne vit cela. Car cela, c’est illusoire. C’est de la possession. Ce n’est pas le bonheur. Pour bell hooks, l’amour, de son compagnon ou sa compagne, ou l’amour pour son enfant, ne tombe pas du ciel. C’est un acte de volonté. Et voici comment elle définit l’amour : il est le fruit d’un acte de la volonté et consiste à « s’étendre soi-même dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle ou celle d’autrui ».
Et je suis persuadé, qu’ici, Dieu demande à Abraham, finalement, mais aussi l’auteur de l’évangile selon Matthieu, de s’étendre soi-même, de sortir de notre rôle de père, de mère, de fils et de fille, de sacrifier notre confort, de cesser de nous accrocher à notre rôle social qui nous enferme et nous limite, de nous émanciper d’une certaine vision de la famille, issue d’une certaine tradition. Ces textes nous invitent à perdre nos vies, pour finalement nous trouver nous-même, trouver l’autre, et trouver Dieu.
Perdre sa vie, pour la sauver.
Ne serait-ce pas cela, le bouc que Dieu indique à Abraham ? Le bouc emprisonné dans le buisson, comme notre rôle social auquel on s’accroche comme une idole rassurante, et qui finalement finit par NOUS accrocher et nous emprisonner, dans lequel on enferme l’autre également, parce que cela nous rassure de nous dire qu’on le connait, que ce n’est plus un ou une inconnu-e ? N’est-ce pas cela auquel on doit renoncer pour vivre en Vérité ?
Et ce n’est pas simple. Ce n’est pas confortable. Cela demande de l’humilité.
Venir dans ce temple et accepter que l’on ne se connait pas bien soi-même, et que notre propre existence au monde est un mystère. Laisser à la porte du temple notre rôle social pour se présenter devant Dieu dans notre simplicité, c’est difficile. Ce n’est pas facile d’accepter l’idée que celui ou celle assis à côté de moi, peut-être un ou une ami-e ou un membre de ma famille, je ne le connais pas dans le fond de son âme. Il restera toujours cet autre. Cet autre qui, peut-être, demain, changera radicalement de vie, et s’éloignera de moi. Cet autre libre. Et c’est finalement une bonne chose.
Ce n’est pas évident de se dire que ce Dieu dont on parle, il reste un mystère qu’aucun dogme ne peut résumer, que l’on ne peut pas posséder, et qui ne va pas forcément résoudre nos moindres petits caprices. Et c’est une bonne chose.
C’est une bonne chose, car cela met de la distance. Et cette distance, elle permet à toute et tous d’exister, en vérité. Distance au rôle que la société m’assigne, distance à l’autre, distance à Dieu, cela laisse la place pour, comme le dit bell hooks, s’étendre, tout en laissant la place pour la croissance de l’autre. Cela permet de ne pas posséder, et d’aimer.
Dans notre récit, après les 9 versets décrivant le cheminement d’Abraham et Isaac, après le verset 10 décrivant le non-sacrifice, nous avons 9 versets de promesse. C’est parce qu’il a accepté de ne pas s’accrocher à son rôle de père, de ne pas s’accrocher à la possession de son fils, de ne pas rester dans une relation marchande à Dieu, qu’Abraham va pouvoir avoir une formidable descendance, qu’il va porter du fruit. Et cette descendance ne correspond pas aux codes de la société. On ne parle pas ici d’une filiation classique. Mais, c’est une filiation bien plus grande.
Alors, nous aussi, pour porter du fruit, pour trouver ce qu’est la vie, pour s’aimer soi, aimer Dieu, aimer l’autre, sortons de notre zone de confort, sacrifions ce confort, sacrifions nos idoles afin d’aller réellement à la rencontre de ces trois inconnus : l’autre, Dieu, moi-même. Mettons de la distance entre ces trois concepts, afin que chacun, chacune, et soi-même, puissions, pour reprendre les mots de bell hooks, nous étendre et croitre spirituellement.