Prédication du 30 juin 2024
d’Hadrien Oléon-Perrin
De l‘écoute à l’agir, comment L’accueillir
Lecture : Luc 10, 38-42
Lecture biblique
Luc 10, 38-42
38 Comme Jésus était en chemin avec ses disciples, il entra dans un village, et une femme du nom de Marthe l’accueillit dans sa maison.
39 Celle-ci avait une sœur appelée Marie, qui s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole.
40 Marthe était affairée aux multiples tâches du service et, survenant, elle dit : « Seigneur, ne t’importe-t-il pas que ma sœur me laisse seule pour servir ? Dis-lui donc de venir m’aider ».
41 Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses,
42 mais une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, elle ne lui sera pas enlevée ».
Prédication
Jésus est en chemin… La Parole incarnée est en mouvement, elle est dynamique, elle se dirige vers… Vers où exactement ? Pas vers une austère et sacerdotale synagogue, mais vers une maison, dans un environnement familier, dans l’intimité du quotidien. Jésus porte jusqu’à nous la Parole, au cœur de nos vies, et pas seulement dans le cadre délimité de quelque lieu dédié au culte ou à l’enseignement. Dès lors que nous voilà prêts à lui ouvrir notre porte, à le recevoir, Jésus est chez lui chez nous. Ici, c’est chez deux femmes qu’il se rend. Deux femmes pour lesquelles il n’est fait mention d’aucun mari, donc a priori célibataires, voire – certains exégètes peu rigoureux mais très partiaux ne se sont pas privés de ce raccourci – deux pécheresses. Il faut en tout cas souligner l’incongruité du séjour de Jésus chez deux femmes en dehors de la norme sociale. Ce constat complète le premier que nous venons de poser : Jésus est chez lui chez nous et de surcroît, qui que nous soyons, où que nous en soyons.
Le récit pourrait s’arrêter là, et ce serait déjà beaucoup. Pourtant les faits se singularisent aussi avec la posture respective de l’une et l’autre femme. Marthe virevolte, se démène entre le fourneau et ses invités inopinés, le Maître et ses disciples… au moins treize hommes attablés, au confort et à la satiété desquels il faut veiller. Quoi de plus normal ? L’hospitalité est un devoir constitutif du Judaïsme. L’accueil des trois envoyés de l’Éternel auprès d’Abraham, sous les chênes de Mamré, fonde cette tradition millénaire (Gen. 18, 1-15), dont la mise en œuvre incombe en réalité à… Sara… que le patriarche s’empresse d’envoyer pétrir et cuire des gâteaux pour nourrir ses hôtes. Pas d’époux chez Marthe, c’est donc elle qui assure et l’accueil et l’intendance. Et puis, il faut bien qu’elle travaille, elle, puisque sa sœur assise aux pieds de Jésus, ne semble guère vaillante ! Ceux qui pensent, à la lecture de cette scène, que la place de femme est dans la cuisine, omettent un détail essentiel. Oui, Marthe est au service, mais pas Marie… C’est précisément là que se manifeste l’impensable, la radicalité dans le schéma patriarcal juif à l’époque de Jésus : la présence d’une femme, assise, en position d’écoute et non de service, parmi une assemblée masculine. Par la place que Marie a prise et où elle est accueillie, c’en est fini de l’exclusivité masculine dans l’écoute d’une Parole libératrice. C’est ce que l’apôtre Paul dit déjà en quelques mots dans l’Épître aux Galates, bien avant la rédaction de l’évangile selon Luc : « Il n’y a plus ni homme ni femme, car vous êtes un en Jésus Christ » (Gal, 3,28).
Marthe, elle, est bien loin de ces considérations. Son prénom, d’origine araméenne, signifie « maîtresse de maison ». Et en effet, Marthe s’active, elle veut que tout soit parfait, elle surveille la cuisson du repas, elle porte les plats à table… Elle entend bien, au passage, que Jésus parle à son assistance, mais sans en percevoir le détail, elle est bien trop occupée pour cela. Dans l’empressement, elle cède peu à peu à l’agacement… On l’imagine volontiers, observant sa sœur du coin de l’œil, et laissant tout à coup éclater sa réprobation, en prenant Jésus à parti : comment peut-il accepter, lui qui a droit à l’hospitalité la meilleure, de la voir s’épuiser, seule, alors que Marie, qui n’a, a priori, rien à faire là, ne déborde pas d’activité, c’est le moins qu’on puisse dire ! Marthe se sent parfaitement fondée dans cette protestation et attend de Jésus, non seulement qu’il lui donne raison mais aussi et surtout que, par un acte d’autorité, il mette Marie au travail à son tour.
« Jeune fille, lève-toi, retourne à la place qui est la tienne, va donc aider ta sœur… » Ces mots, Marthe les espère sans doute, elle les lit déjà sur les lèvres de Jésus. Mais, en retour, contre toute attente, c’est une véritable douche glacée verbale qu’elle reçoit… C’est tout juste si son hôte de marque ne lui fait pas observer que son inquiétude et son agitation sont quelque peu incommodantes pour les invités, alors qu’il semble parfaitement légitimer l’attitude de Marie, puisque celle-ci a selon lui choisi la bonne place ! Un jour, dans une discussion, l’un de mes amis faisait référence à cet extrait, en concluant : « quel goujat, tout de même, ce Jésus ! ». Il faut bien admettre, à brûle-pourpoint, que c’est une étrange justice que celui-ci rend à Marthe. Et, comme souvent dans les Évangiles, le paradoxe évident de cette répartie doit nous aiguiller vers le message bien plus subtil qui nous est destiné.
Car il ne faut pas se méprendre. Le « verdict » rendu par Jésus n’est pas une généralisation qui stigmatiserait Marthe. Penser que l’attitude de Marie est définitivement bonne et celle de Marthe résolument mauvaise limiterait notre compréhension. Les mots prononcés par Jésus ne valent en effet que dans l’ici et maintenant de l’épisode décrit. C’est à ce moment-là qu’ils font sens, dans ce contexte bien délimité, qui servira d’assise à un discernement plus large de la Parole de Jésus. Celui-ci s’invite à la table de deux femmes et lorsqu’il parle, l’une s’assied, écoute, l’autre disparaît en cuisine, s’agite en allers et venues. Qui des deux est la mieux placée pour entendre la Parole à l’instant où elle est exprimée ? La réponse semble assez évidente. C’est une appréciation de faits et non de valeur. Il ne s’agit donc pas de mettre un bonnet d’âne à Marthe la besogneuse hyperactive et de distribuer des bons points à Marie la calme attentive. D’ailleurs, la double interpellation (« Marthe, Marthe… »), fait écho aux appels prophétiques du Premier Testament, où est plutôt le signe d’une élection que celui d’une remontrance, ce n’est pas par hasard que l’évangéliste l’utilise. Marthe n’est donc pas l’exemple personnifié de l’erreur et de l’éloignement de Dieu. Il faut alors seulement apprécier la nature et la pertinence du service dans un contexte donné.
Marthe s’inquiète… Elle craint que quelque chose se passe mal, que le Seigneur ou l’un de ses compagnons trouve à redire de sa cuisine, de son accueil… Elle veut se sentir appréciée par cet invité exceptionnel qui la surprend dans son quotidien. Elle craint le jugement qu’il pourrait porter sur elle et espère une reconnaissance qui lui serait, en quelque sorte, exclusive… Dans cette exigence et cet empressement, Marthe oublie qu’elle doit placer sa confiance en Jésus, mais aussi se faire elle-même confiance. Elle oublie qu’en son Fils, Dieu nous reconnaît tous, tels que nous sommes, et qu’il ne saurait être question d’aucun mérite pour recevoir le don de la grâce et la reconnaissance. Elle oublie, enfin, de se poser une question pourtant essentielle : le Christ, qu’attend-t-il de moi ? Suis-je bien en train de répondre à son attente, ou à vouloir trop faire, ne suis-je pas en train de passer à côté de quelque chose d’autre ?
Marthe s’agite, beaucoup, même… Est-ce bien le moment ? « Il y a un temps pour toute chose sous les cieux », nous dit l’antique sagesse de Qohélet. C’est également ce que nous dit à sa manière un autre illustre prédicateur prénommé Jésus, quelques siècles plus tard. Pour être reçue, la Parole ne doit pas seulement être entendue, mais bel et bien écoutée. Une écoute qui suppose de laisser un espace à la Parole, dans l’apaisement, un espace que l’action pour l’action ne doit pas envahir. Pourquoi vouloir agir, sans prendre le temps de l’écoute ? C’est peut-être parce que cet agir-là porte la marque de l’exigence personnelle, de l’usage, de la tradition, d’une sorte d’obligation morale à remplir. Et pourtant, le service ne saurait être ni tapageur, ni frappé du sceau de la contrainte ou du sacrifice. Pour bien accueillir Jésus, Marthe doit faire évoluer sa compréhension du service et se recentrer sur l’essentiel. Sa bonne volonté, Jésus la reconnaît, mais exacerbée, elle devient menace, perte de sérénité, et dans le fond, perte de liberté. Dans l’inconditionnalité de la grâce qui nous est offerte, à la lueur de l’Évangile, il n’y a aucun devoir absolu, aucune normalisation, aucun légalisme, aucune automatisation du service. Seul compte l’accomplissement de la volonté de Dieu pour nos vies, dans l’amour qu’il nous donne et auquel il nous convie à notre tour. Et ce n’est pas qu’une question d’attente, c’est aussi une question de choix. Marie a fait un choix, le bon choix à cet instant précis, un choix que nul ne pourra lui ôter.
Comme nous l’avons vu précédemment, il n’est nullement question ici d’opposer de façon systématique et permanente Marthe et Marie, voire de les faire entrer en compétition. L’action sans l’écoute est aveugle et souvent vaine, l’écoute sans l’action devient contemplation immobile. Là, tout de suite, Marie est assise, elle a choisi d’écouter. Elle devra pourtant se lever, sortir de sa maison, suivre Jésus et faire connaître la Parole. Marthe, elle, doit se donner le droit de choisir de s’interrompre dans un quotidien tourbillonnant pour accueillir véritablement Jésus, en son cœur, en son esprit. Alors elle pourra donner à son hospitalité une portée toute autre, qui ne se borne pas à l’exécution d’un code du « bien recevoir ». Là où Marie représente une démarche qui s’initie, Marthe personnifie peut-être la nécessité d’un resurgissement. Car qui sait si Marthe n’a pas eu cette même capacité d’écoute autrefois ? Il lui faut alors s’en souvenir et réapprendre à y faire place.
Nous le voyons bien, les deux sœurs sont en réalité très complémentaires, elles sont même indissociables. C’est ce qu’écrivait le pasteur Louis Pernot : « Il n’y a pas à choisir entre Marthe et Marie. Nous sommes Marthe et Marie » (« Marthe est-elle meilleure que Marie ? », in Évangile et Liberté, mars 2014).
Mais au fait… Nous avons parlé de Jésus, de Marthe, de Marie… N’aurions-nous pas oublié quelqu’un ou plutôt quelques-uns ? Jésus n’est pas arrivé seul… Où sont donc passés les disciples ? A priori, ils sont bien là, assis autour du repas, mais le fait qu’ils ne soient très rapidement même plus désignés dans le texte doit nous questionner… Que font-ils donc ? Ils ne sont guère agités, sans doute, sauf à se restaurer ? Écoutent-ils vraiment l’enseignement de leur Maître ? Rien n’est vraiment sûr. Ce sont des témoins silencieux, ni actifs, ni inactifs, pas nécessairement très attentifs aux paroles de Jésus et à l’échange qui se déroulent. Ils sont manifestement peu réceptifs et non impliqués. À travers eux, l’évangéliste nous tend peut-être aussi le miroir de nos propres travers, bien éloignés des problématiques d’écoute et de service, enferrés dans la satisfaction prioritaire de notre confort spontané, dans l’indifférence et l’absence de projection dans l’altérité et le partage.
Assurément, Marthe et Marie, et même les disciples en filigrane, forment un tout, une humanité qui est nous, tissée tantôt de contrastes, tantôt de synergies, tantôt de ressources, tantôt et même souvent d’imperfections. Notre vie spirituelle est faite de choix, de tiraillements. L’écoute et l’agir y sont intimement liés dans l’équilibre mystérieux de la conscience et de la confiance, que nous devons absolument préserver de l’inertie comme de l’agitation, ou pire encore de l’indifférence et de la déresponsabilisation, dans le « laisser-faire ». Mais qu’est-ce que la bonne part ? Écouter ? Agir ? L’un ou l’autre ? L’un puis l’autre ? L’attentive Marie et l’énergique Marthe ne doivent-elles pas tour à tour se conjuguer en nous, pour écarter ces disciples que nous sommes trop souvent, en retrait, qui attendent – oserai-je ajouter aujourd’hui : qui s’abstiennent ? En réalité, ce n’est pas seulement une question de disposition, c’est surtout, fondamentalement, l’affirmation d’une conviction, celle du don à recevoir, en Christ, par sa Parole. Dès lors, qui que nous soyons, où que nous en soyons, dans l’assurance de l’amour offert et que nous ferons nôtre, en compréhension, en partage, mais aussi en responsabilité, oui vraiment, rien ne nous sera enlevé…