Prédication du 21 mai 2023
de Dominique Hernandez
Laver les pieds, élever les disciples
Lecture : Jean 13, 1-17
Lecture biblique
Jean 13, 1-17
1 Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde au Père, Jésus, qui avait aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout.
2 Pendant le dîner, alors que le diable a déjà mis au cœur de Judas, fils de Simon Iscariote, de le livrer,
3 Jésus, qui sait que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va à Dieu,
4 se lève de table, se défait de ses vêtements et prend un linge qu’il attache comme un tablier.
5 Puis il verse de l’eau dans une cuvette et se met à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qui lui servait de tablier.
6 Il vient donc à Simon Pierre, qui lui dit : Toi, Seigneur, tu me laves les pieds !
7 Jésus lui répondit : Ce que, moi, je suis en train de faire, toi, tu ne le sais pas maintenant ; tu le sauras après.
8 Pierre lui dit : Non, jamais tu ne me laveras les pieds. Jésus lui répondit : Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi.
9 Simon Pierre lui dit : Alors, Seigneur, pas seulement mes pieds, mais aussi mes mains et ma tête !
10 Jésus lui dit : Celui qui s’est baigné n’a besoin de se laver que les pieds : il est entièrement pur ; or vous, vous êtes purs, mais non pas tous.
11 Il savait en effet qui allait le livrer ; c’est pourquoi il dit : Vous n’êtes pas tous purs.
12 Après leur avoir lavé les pieds et avoir repris ses vêtements, il se remit à table et leur dit : Savez-vous ce que j’ai fait pour vous ?
13 Vous, vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous avez raison, car je le suis.
14 Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres ;
15 car je vous ai donné l’exemple, afin que, vous aussi, vous fassiez comme moi j’ai fait pour vous.
16 Amen, amen, je vous le dis, l’esclave n’est pas plus grand que son maître, ni l’apôtre plus grand que celui qui l’a envoyé.
17 Si vous savez cela, heureux êtes-vous, pourvu que vous le fassiez !
Prédication
Combien de fois croyons-nous que nous sommes petits, faibles, incompétents, illégitimes ? Combien de fois croyons-nous ne pas être capables ou ne pas être dignes d’être qui nous sommes appelés par Dieu à devenir ?
Combien de fois croyons-nous qu’il faut grandir, nous grandir, à la force du poignet, à la somme de nos mérites, à la valeur de nos qualités ?
Combien de fois croyons-nous que nos erreurs sont comptées, que nos manques sont retenus et que nos fautes sont conservées ?
Et nous ne le disons pas toujours à haute voix, pas même à nous-mêmes, parfois seulement une ébauche : « la grâce est offerte, oui, mais quand même… », quand même, il faut une balance de justice, des mesures pour bien compter, des échanges bien organisés, des compensations, des règles, de l’ordre, des dirigeants, d’autres qui obéissent et chacun à sa place, sinon le monde ne ressemblerait à rien, ce serait n’importe quoi.
C’est certainement ce que le disciple Pierre a en tête lorsqu’il refuse que Jésus lui lave les pieds. C’est comme si Jésus mettait le monde de Pierre sans dessus-dessous. Dans le monde de Pierre, mais pas que de Pierre, le Seigneur doit être à sa place de Seigneur : en haut, et les disciples sont à leur place de disciples : en bas. Et tout va bien. Dans ce monde-là, chacun sait bien qui il est. Pierre est disciple et heureux de l’être, disciple du Seigneur, Jésus en qui il reconnaît le Christ. Ceux qui lavent les pieds, ce sont les esclaves à leur maître, les enfants à leur père. Celles qui lavent les pieds, ce sont les épouses à leur époux. Mais pas le contraire, surtout pas.
Pierre serait certainement prêt à laver les pieds de Jésus. Mais il n’est pas disposé à ce que Jésus lui lave les pieds. Chacun à sa place sinon comment s’y retrouver ? Il y a un minimum à conserver et à respecter tout de même, dit Pierre qui ne se retrouve pas et ne retrouve pas son Seigneur dans le geste de Jésus. Pierre est profondément déstabilisé.
Il ne peut imaginer une relation avec Jésus autre que celle d’une structure hiérarchique, à laquelle il adhère pleinement, en toute connaissance de cause. C’est dans cette structure qu’il sait qui il est : un disciple du Seigneur. Seulement si le Seigneur n’est plus Seigneur comme Pierre l’imagine, alors lui Pierre n’est plus non plus un disciple comme il le croit, comme il veut l’être. Et c’est comme le sol se dérobait sous ses pieds, que Jésus veut laver.
C’est pourtant bien ce que Jésus fait et signifie en lavant les pieds de ses disciples : les introduire dans une autre relation avec lui que celle d’une relation sur le modèle de l’échelle. Une relation relevant d’une autre structure que le mode de la hiérarchie pourtant décliné abondamment dans les sociétés humaines y compris religieuses. Jésus invite les disciples à renoncer à préférer, à vouloir être serviteurs au sens mondain du terme, comme il a déjà renoncé à être Maître et Seigneur dans ce même sens.
Jésus, en lavant les pieds de ses disciples, donne forme à l’Évangile, à la Bonne Nouvelle. La forme d’une égalité qui n’abolit pas les différences. La forme d’une amitié qui consiste en l’attention mutuelle. La forme de la liberté de ne pas soumettre autrui à soi ni à qui que ce soit. Il serait bien vivifiant et fructueux d’inspirer les sociétés humaines selon cette Bonne Nouvelle !
Cette forme qui déstabilise tant Pierre est générée par ce que l’évangéliste indique dans l’ample introduction du chapitre et de toute la seconde partie de l’évangile de Jean qui commence avec le repas, le dernier repas de Jésus avec ses disciples. Jésus les aima jusqu’à l’extrême. L’amour jusqu’à l’extrême, c’est déjà laver les pieds des disciples.
Mais pourquoi les pieds ? Pourquoi pas les mains et la tête ainsi que le réclame Pierre qui a bien du mal à comprendre.
S’il s’agit d’être lavé dans le sens de purifier, ne vaudrait-il pas mieux purifier les pensées, l’intelligence de la tête, ou les actes des mains ? Mais Jésus le fait remarquer à Pierre : lui comme tous ceux qui écoutent la Parole sont déjà purs. Il ne s’agit pas d’être purifié ni d’une purification supplémentaire.
S’il s’agit du service traditionnel rendu à des invités, du respect qui doit leur être témoigné, Jésus aurait lavé les pieds des disciples avant le repas et pas pendant. Il ne s’agit pas de ce service-là.
Avoir les pieds lavés procure une détente, un délassement, un soulagement. Nous nous tenons debout sur nos pieds, nous marchons grâce à nos pieds, nous ressentons aussi par nos pieds la fatigue, la douleur d’un chemin long ou éprouvant, la difficulté d’avancer sur une terre où ne manquent pas les cailloux, les escarpements, les fossés, les obstacles à nos marches d’humains. De cette manière, les pieds symbolisent notre humanité et Jésus n’a eu de cesse de remettre sur pied les personnes qu’il rencontrait : l’aveugle de naissance, le paralysé à la piscine de Bethesda, la femme samaritaine affligée de manquer sa vie, la femme adultère humiliée et menacée de mort… Jésus a remis sur pied celles et ceux qui étaient abattus, diminués, rétrécis. Il les a relevés, redressés, suscités et ressuscités. Il les a instaurés comme des personnes, des sujets qui ne sont plus condamnés à se traîner dans la poussière et qui n’y traîneront pas autrui.
C’est son œuvre de Christ révélateur d’un Dieu créateur de vie, créateur d’enfants de Dieu est-il écrit dans le Prologue de l’Évangile, une manière de dire que le Dieu du Christ n’est pas un Dieu lointain mais un Dieu d’amour, pas un amour dominateur et paternaliste qui maintient l’humain dans un état infantile, mais un amour source d’élan, de dynamisme d’existence, un amour qui rend pleinement vivant parce que l’amour c’est vouloir que l’autre vive. Ce que Jésus a accompli pour l’aveugle, le paralysé, la samaritaine, il l’accomplit aussi pour les disciples. Chacun de nous est au bénéfice de cette œuvre du Christ qui réalise la divine volonté en notre chair humaine.
Mais il y a encore plus.
Si je ne te lave pas, tu n’auras pas part avec moi dit Jésus à Pierre. Avoir part avec le Christ, c’est cela que Jésus vise en lavant les pieds des disciples, un geste qui les prépare à recevoir, à entendre, à comprendre ce que signifie être disciple de ce Christ, ce que signifie être mis sur pied, relevé, restauré, ressuscité. C’est avoir part avec lui, part à sa vie, part à son œuvre. Les disciples pourront faire ce que lui a fait, comme il le dira encore un peu après : Amen, amen je vous le dit, celui qui met sa foi en moi fera, lui aussi, les œuvres que moi je fais ; il en fera même de plus grandes encore, parce que moi, je vais vers le Père (Jn 14,12). L’amour du Christ qui révèle, qui reflète l’amour du Père, c’est de partager, de mettre en commun cette vie vivante qui est donnée, qui est don de vie à autrui. Cette vie est inépuisable, il n’en manque jamais et chacun peut recevoir sa part, comme lorsque Jésus multipliait et partageait le pain et qu’il en est resté en plus, des paniers et des paniers. De même que le pain de la Cène n’est pas compté, ni mérité (bien que cela ait pu se faire par le passé), puisqu’il est signe de cette vie donnée et partagée, vie abondante pour que d’autres et tous puissent en bénéficier. C’est de cela dont il est question lorsque nous parlons de communion, l’accueil reconnaissant de la vie donnée, partagée, sans compter, sans condition, dans la confiance qui est celle de Dieu envers nous.
Laver les pieds, comme Jésus le fait, c’est effectivement un geste qui honore la personne dont les pieds sont lavés et ce n’est pas au détriment de celui qui les lave. Jésus le Christ ne s’abaisse pas en lavant les pieds de ses disciples, il ne donne pas une leçon ni même un exemple d’humilité. Il le fait parce qu’il est le Maître et le Seigneur ainsi qu’il le dit. Jésus le Christ use de son autorité pour honorer ses disciples, c’est-à-dire littéralement pour les faire grands. Jésus hausse les disciples, il les élève à une position non au-dessus des autres mais au-dessus de la position qu’ils croyaient être la leur, celle que Pierre défend, en-dessous de Jésus. Il les élève pour leur donner part avec lui.
Il le fait pour leur signifier quelle est leur grandeur d’humains disciples, quelle est la dimension de leur humanité selon la vocation qui est la leur et celle de tout humain de vivre de vie vivante. une dimension où se tissent verticalité et horizontalité, où sont liés ciel et terre, où s’associent divin et humain ; une dimension qui rend chacun capable d’œuvrer comme Jésus le Christ, à son image. C’est dans une conscience renouvelée de soi et d’autrui que le Christ fait entrer ses disciples d’hier et d’aujourd’hui.
Il le dira autrement un peu plus tard ; je ne vous appelle plus serviteurs mais amis, et encore plus tard, après Pâques : frères. Car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître, mais l’ami sait ce que fait son ami, le frère ou la sœur sait ce que fait son frère. Et ce savoir-là n’est pas un savoir à la manière du monde : il n’est en rien un pouvoir. Le savoir selon le Jésus de jean tient de la compréhension de ce que Jésus a fait, en méditant, en réfléchissant, en interprétant le geste et les textes. Ce savoir est une disponibilité à autrui, disponibilité du partage du savoir de ce que le Christ révèle de Dieu. Les disciples ne peuvent pas prétendre à plus. Personne ne détient de secret ni de sacré qui obligerait d’autres à s’en remettre à lui ou à elle pour comprendre, discerner, choisir, vivre.
C’est bien un autre monde que Jésus ouvre ainsi, une autre manière d’être au monde qu’il scelle en disant : Je vous ai donné un exemple afin que vous aussi vous fassiez comme moi j’ai fait pour vous. Ce n’est pas un rite à instaurer, ce n’est pas cet exemple qui est à répéter, c’est ce qu’il signifie qui est à interpréter et c’est une compréhension nouvelle des relations à autrui dans laquelle entrer. Les disciples en sont capables, ils en ont reçu l’autorité, mettre l’autre en valeur, l’honorer, lui manifester la vocation qui est la sienne, quand bien même il ne l’a pas encore entendue ou acceptée.
Ainsi Jésus poursuit le don de l’exemple avec juste après le don du commandement, le seul de l’évangile de Jean : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés, un amour qui reflète l’amour qui est Dieu dans la théologie johannique. Pas un amour paternel au sens humain car trop souvent l’expression « amour paternel » appliquée à Dieu ne porte que nos rêves de refuge ou nos illusions d’excellence.
Mais un amour qui élève, qui hausse celui ou celle qui est aimée, non pas au-dessus de quiconque, mais dans une destinée nouvelle et offerte sans condition ; une destinée dans laquelle les relations ne sont pas inscrites dans le modèle de l’échelle qui se nourrit et nourrit si bien l’orgueil, mais dans celui de la reconnaissance partagée de la grandeur de l’autre.
Et même si nous résistons, comme Pierre : Non Seigneur, je ne suis pas digne, le Christ répond toujours : mais si !
Si nous hésitons : oui la grâce, l’amour mais quand même… Le Christ persiste : faites comme j’ai fait.
Même si quelque repli de notre âme aspire à un chef ou à ce que nous devenions un héros ou une héroïne de la foi, le Christ insiste : ami, frère, sœur.
Et tout de nous est là.