Prédication du 5 mars 2023

de Dominique Hernandez

L’homme que Jésus aima

Lecture : Marc 10, 17-31

Lecture biblique

Marc 10,17-31

17 Comme il se mettait en chemin, un homme accourut et se mit à genoux devant lui pour lui demander : Bon maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? 
18 Jésus lui dit : Pourquoi me dis-tu bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. 
19 Tu connais les commandements : Ne commets pas de meurtre ; ne commets pas d’adultère ; ne commets pas de vol ; ne fais pas de faux témoignage ; ne fais de tort à personne ; honore ton père et ta mère. 
20 Il lui répondit : Maître, j’ai observé tout cela depuis mon plus jeune âge. 
21 Jésus le regarda et l’aima ; il lui dit : Il te manque une seule chose : va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi. 
22 Mais lui s’assombrit à cette parole et s’en alla tout triste, car il avait beaucoup de biens.

23 Jésus, regardant autour de lui, dit à ses disciples : Qu’il est difficile à ceux qui ont des biens d’entrer dans le royaume de Dieu !

24 Les disciples étaient effrayés par ses paroles. Mais Jésus reprit : Mes enfants, qu’il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu ! 
25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. 
26 Les disciples, plus ébahis encore, se disaient les uns aux autres : Alors, qui peut être sauvé ? 
27 Jésus les regarda et dit : C’est impossible pour les humains, mais non pas pour Dieu, car tout est possible pour Dieu.

28 Pierre se mit à lui dire : Nous, nous avons tout quitté pour te suivre. 
29 Jésus répondit : Amen, je vous le dis, il n’est personne qui ait quitté, à cause de moi et de la bonne nouvelle, maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou terres, 
30 et qui ne reçoive au centuple, dans le temps présent, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres — avec des persécutions — et, dans le monde qui vient, la vie éternelle. 
31 Beaucoup de premiers seront derniers, et les derniers seront premiers.

Prédication

Ce récit comporte un mot rare dans cet évangile et même un mot dont c’est l’unique usage de la part de Marc, car si on peut le lire à deux autres reprises dans l’évangile, c’est à l’occasion d’une citation des Écritures hébraïques. Un mot unique, cela attire l’œil, c’est comme si Marc avait déposé là un indice extrêmement important, un phare clignotant. Car il faut dire que ce mot unique dans l’évangile de Marc est un mot présent à plusieurs reprises dans bien d’autres livres du Nouveau Testament et même, dans le quotidien, c’est un mot très courant qui ne relève pas forcément de la sphère religieuse ou spirituelle du langage. Donc, pour la raison qu’il est exceptionnel dans l’évangile de Marc, ce mot représentera la porte d’entrée de la prédication de ce jour.
Vous avez déjà compris que ce n’est pas le mot chameau, puisque Marc l’écrit deux fois dans son évangile, mais c’est le verbe aimer : Jésus le regarda et l’aima.
Marc n’est pas Jean qui fait de l’amour l’assise fondamentale de son évangile. Dans l’évangile de Marc, si Jésus prononce deux fois le verbe aimer en citant le plus grand commandement et le second qui lui est semblable : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… tu aimeras ton prochain…, une seule fois Marc l’emploie de lui-même pour écrire que Jésus aima.
Et qui aima-t-il ? Quelqu’un qui ne fait qu’une brève apparition, qui vient en courant et repart après un bref échange, assombri et attristé.

Bien sûr nous pourrions nous demander pourquoi Jésus l’aime et faire la liste des qualités de l’homme qui le rendraient aimable : c’est lui qui court vers Jésus, qui lui manifeste beaucoup de respect en s’agenouillant devant lui et en l’appelant bon maitre, qui témoigne de sa piété par son souci de la vie éternel et par son observance des commandements depuis son jeune âge – il n’y a aucune raison de penser que sa réponse à Jésus n’est pas sincère. Pourtant ce qui avait si bien commencé se termine dans l’assombrissement, la tristesse et le départ. Et Marc n’écrit pas qu’alors Jésus ne l’aime plus.
Il est vrai que l’amour dont il est question ici n’a rien à voir avec un sentiment. Et surtout, Jésus, le Christ, le Fils de Dieu pour reprendre les expressions de Marc à l’ouverture de son évangile, ne témoigne pas d’un Dieu qui se rend proche, qui libère, qui relève sous condition ou en récompense de qualités ou de comportements particuliers. Ainsi, chercher des raisons pour lesquelles Jésus aime cet homme va à rebours de la dynamique de l’Évangile.

Voyons plutôt comment Jésus aime cet homme, comment se manifeste cet amour. Jésus lui dit : Il te manque une seule chose : va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi.
Nous pourrions entendre ici l’expression d’un amour exigeant parce qu’à travers l’homme de Nazareth, il est expression de l’amour divin. Et nous serions alors aussi tristes que l’homme de n’être pas capables de répondre à cette exigence, surtout quand quelques-uns l’ont fait.
Mais nous pouvons aussi interpréter autrement ce que Jésus dit à l’homme qu’il aime en étant attentif à un mot de sa réponse : il te manque. Le verbe manquer est celui qui incite à la réflexion et à l’interprétation. Il manquerait donc quelque chose à l’homme. Lui le pense, puisqu’il est venu voir Jésus pour cela, pour savoir ce qu’il a à faire de plus que ce qu’il a déjà fait pour hériter la vie éternelle. Que faut-il faire pour que l’existence prenne le sens de la vie éternelle ? Que faut-il faire pour mener sa vie à la plénitude, à son accomplissement ? Il y a là une inquiétude profondément spirituelle que la religion prend en charge avec ses enseignements, ses rites, ses images de Dieu, ses représentations de la vie et de l’au-delà de la vie. Cependant, dans sa quête absolument sincère, l’homme reste insatisfait, soucieux, soit qu’il ressente lui-même que ce n’est pas suffisant, soit qu’il craigne que cela ne le soit pas.
Bon maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? Cette inquiétude, cette insatisfaction, ce manque alimentent tant de fonds de commerce de développement personnel, tant de recherches et de compilations plus ou moins personnelles des réponses des différentes religions, et font aussi apparaître bien des chemins originaux tracés au fil des quêtes personnelles. Que dois-je faire ?
Jésus aime l’homme qui manque et qui cherche ce qui lui manque.
La réponse de Jésus pourrait combler ce manque : une seule chose, une dernière chose à faire, et c’est gagné ! Toutes les conditions seront remplies. Mais c’est justement ce que l’homme n’est pas capable de faire, parce qu’il a de grands biens et que ces biens, ces possessions constituent comme un filet qui retiennent l’homme, l’enserrent et l’empêchent de s’en détacher.
Seulement, s’agit-il vraiment de cela ? Ce que répond Jésus est-il la solution ou est-ce une incitation à réfléchir plus en avant sur ce qui manque ? Est-ce vraiment de quelque chose de plus à faire dont manque cet homme ?
Certes, le comportement, l’éthique sont importants. Lorsque Jésus ajoute encore une chose à tout ce que l’homme fait déjà, il lui indique l’extrême de sa démarche : une seule chose te manque, mais ce n’est pas pour ajouter une dernière chose à la liste, c’est pour le conduire au seuil d’une réflexion que l’homme doit mener lui-même : le manque, le plein, et l’existence.
Ce qui manque n’est pas toujours à combler par un faire de plus.

En ce qui concerne la vie éternelle, le règne de Dieu, le salut, la plénitude d’une existence et son accomplissement, ce qui manque n’est pas à combler par un faire de plus.
Ce n’est pas quelque chose qui manque à l’homme, c’est lui qui manque quelque chose. Il manque le sens de la Loi et de la bonté de Dieu, le sens de la vie éternelle. Il le manque, il passe à côté, parce qu’il le replie sur-lui-même, tout plein de lui-même qu’il est, ce que sa bonne volonté et sa piété n’ont pu contrarier en le décalant de lui-même. L’humain confond parfois quête de lui-même et quête de Dieu, même si, ainsi que l’écrit Jean Calvin, la connaissance de Dieu et la connaissance de soi sont choses conjointes.
Le souci de soi-même est un souci envahissant, insidieux et toute possession qui joue le rôle d’assurance, de garantie de soi-même ne fait que renforcer ce souci. L’accumulation de possessions en biens matériels, en savoirs, en pouvoir, en réputation, en héritage et même en identité de nation ou de clan est le symptôme d’une situation de dépendance qui asservit l’être humain, parce que la solution apportée, l’accumulation comme assurance, ne résout pas l’angoisse de ne pas pouvoir y arriver tout seul, l’inquiétude d’être… dépendant.
Parce que nous ne pouvons pas être vivants tout seuls, nous ne sommes pas, êtres humains, des êtres indépendants et nous ne pouvons pas nous faire nous-mêmes. Nous ne pouvons pas non plus arriver tout seuls à la vie éternelle, la gagner ou la mériter.
C’est ce que Jésus cherche à faire comprendre à l’homme en ajoutant un « plus un » à faire au déjà plein de l’homme qui a déjà fait tout ce qu’il peut. Un plus impossible à faire parce qu’il s’agirait pour lui de se défaire et parce qu’en se défaisant de quelque chose, il craindrait de ne plus être. Ce que fait Jésus, c’est de mettre l’homme en face de ses propres contradictions, des contradictions intérieures que chacun, chacune de nous peut reconnaitre :

  • D’une part la contradiction entre la recherche d’une garantie d’être, une identité assurée et maîtrisée, et l’insatisfaction résultant de la solution qui consiste en l’accumulation,
  • Et d’autre part la contradiction entre une sincère aspiration à l’évolution, au changement et la peur de ce changement, de la transformation.

Cependant, ce n’est pas quelque chose à faire qui manque à l’homme, c’est l’homme qui manque son être.
Tous ces commandements, ceux qu’il respecte depuis son plus jeune âge, ce n’est pas pour lui, pour son bénéfice, pour qu’il puisse « mériter » la vie éternelle. Ce sont des commandements qui orientent les relations de l’humain avec autrui au bénéfice d’autrui, afin que l’autre ne soit pas spolié, écrasé, tué, maltraité. C’est dans cette disposition vis-à-vis d’autrui que l’humain peut être, vivre en assumant sa condition de dépendance ; c’est à travers ses relations avec les autres que l’humain existe.
Parce que l’être humain en tant qu’être de relation n’est pas indépendant, autonome, le sens de la Loi est de lui permettre de vivre avec les autres en se souciant d’eux, et c’est ainsi qu’il est humain vivant. Mais lorsque nous nous situons avec nos biens matériels, avec notre piété ou notre identité, avec nos savoirs ou nos convictions, avec n’importe quel domaine de notre existence, dans un rapport d’assurance ou de garantie de soi, nous manquons notre être,

et nous manquons les autres dans leur singularité,
et nous manquons la liberté puisque la liberté dans les Écritures, la liberté évangélique est liberté par rapport à soi-même.

C’est ce que Jésus signale lorsque l’homme l’appelle Bon maitre. Seul Dieu est bon rétorque Jésus et cette affirmation représente une manière de rappeler à l’homme que cette bonté précède chaque existence comme un don et pas comme une récompense. Un don de bonté qui crée l’être vivant en humain. C’est cette dépendance-là fondamentale et spirituelle qu’il s’agit de comprendre, de reconnaître, d’assumer. C’est cette dépendance-là qui délivre l’humain des oppressions qu’il cultive parfois avec application en croyant qu’elles le rendront libre.

Jésus aime cet homme qui manque ce qui lui manque véritablement, qui ne comprend pas, qui se trompe lui-même en toute bonne foi, cet homme entravé par sa bonne volonté d’obtenir la vie éternelle,
Jésus articule à nouveau l’expérience d’être, l’existence, non au faire et encore moins à l’avoir, mais au don reçu, bonté, grâce, vie éternelle, salut. C’est cette articulation qui ordonne l’humain dans de justes relations, dans une dépendance qui n’est pas aliénation mais reconnaissance.
Pour le dire autrement, l’homme manque de recevoir. Car il y a déjà, pour lui, un trésor au ciel, le trésor de la bonté de Dieu, le trésor du don de ce qui fait vivre hors du souci de soi dont pâtissent l’homme et les autres avec lui. Mais se confier en la bonté de Dieu, se confier en une confiance originelle,

pour celui ou celle qui se situe dans une logique du faire et de l’accumulation,
pour celui ou celle qui confie son existence à cette logique jusqu’à s’y perdre comme dans une addiction, jusqu’à en être possédé,

c’est impossible, comme de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille.
Jésus conduit l’homme au commencement de cette prise de conscience

là où l’échec des assurances peut laisser la place à l’accueil du don, au recevoir, et au risque de la confiance,
là où le désir de vivre peut se laisser rencontrer par le don de Dieu.

Et c’est ce don qui agit, qui œuvre pour une conversion intérieure, un renouvellement de l’intelligence qui réoriente l’être, et c’est alors toujours un miracle qui témoigne d’un trésor dans le ciel, celui de l’infini réserve de possibles malgré tout dont Dieu est la source.

Jésus l’aima, cet homme qui ne le suivit pas.
L’amour du Christ, l’amour qui est le Christ, c’est de vouloir que l’humain vive de vie vivante. Aimer c’est vouloir que l’autre vive de vie vivante. Et personne n’est exclu. Et personne n’est obligé.
Jésus, en tant qu’homme et en tant que Christ, dépend des relations parce qu’il vit pour donner, pour restaurer, pour relever, pour éveiller.
Jésus le Christ aime et il donne l’amour, comme il fait passer la bonté de Dieu, car ni l’une ni l’autre ne se possèdent, mais se reçoivent seulement, et se transmettent par nos paroles, par nos actes, par notre vie.
Et c’est Dieu lui-même qui passe à travers nous, au risque de la confiance, la nôtre en la sienne.