Prédication du 1er mai 2022
de Dominique Hernandez
Des serviteurs inutiles ?
Lecture biblique
Luc 17, 5-10
5 Les apôtres dirent au Seigneur : Donne-nous plus de foi.
6 Le Seigneur répondit : Si vous aviez de la foi comme une graine de moutarde, vous diriez à ce mûrier : « Déracine-toi et plante-toi dans la mer », et il vous obéirait.
7 Qui de vous, s’il a un esclave qui laboure ou fait paître les troupeaux, lui dira, quand il rentre des champs : « Viens tout de suite te mettre à table ! »
8 Ne lui dira-t-il pas au contraire : « Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir, jusqu’à ce que j’aie mangé et bu ; après cela, toi aussi, tu pourras manger et boire. »
9 Saura-t-il gré à cet esclave d’avoir fait ce qui lui était ordonné ?
10 De même, vous aussi, quand vous aurez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : « Nous sommes des esclaves inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire. »
Prédication
Voici des paroles assez irritantes, et même décourageantes. Personne n’a envie d’être un serviteur inutile. Personne après avoir fait tout ce qui était à faire, et peut-être même plus, ne dirait : je suis un serviteur inutile. Ce texte est bien étrange car Jésus de Nazareth prononce plutôt des paroles d’encouragement que des paroles de découragement.
Y aurait-il là une leçon d’humilité ? Se répéter à la fin de chaque journée de travail que nous sommes des serviteurs inutiles nous empêcherait de nous réjouir et d’être satisfait de la tâche accomplie. Il n’est pas certain que l’humilité naisse ainsi dans l’esprit humain, à force de formules incantatoires. Il en sortirait plus certainement une culpabilité écrasante et, ou la fausse humilité qui cache un orgueil démesuré.
Ou est-ce une manière de se convaincre que de toute manière, si je ne fais pas ce que je dois faire, un autre le fera et donc je ne suis pas utile puisque je suis à ce point remplaçable ? Inutile et jetable… nous connaissons trop les ravages de cette idéologie pour l’associer à la Bonne Nouvelle…
Faudrait-il alors entendre que le sens du devoir, faire tout ce qu’il y a à faire par devoir, doit être tellement exacerbé chez les chrétiens qu’il étoufferait toute autre considération par rapport au travail effectué ? Sommes-nous appelés à être des hommes et des femmes de devoir ? Une question de morale finalement. Mais Jésus de Nazareth ne parle pas de morale, il parle d’Évangile, et ce n’est pas du tout la même chose. Et puis soumis à un tel sens du devoir, comment faire preuve d’esprit critique, comment contester ? comment mettre en question ce qui est et ce qui se passe ? Que deviendrait la liberté, l’imagination, la créativité ?
Et puis nous savons bien que dire à quelqu’un « Tu es inutile, tu ne sers à rien » c’est une grande violence, une atteinte à sa dignité et à sa confiance en soi. Nous savons bien qu’entendre une personne dire « Je ne sers à rien, je suis inutile » signifie que cette personne doute de sa propre dignité, du sens de son existence et que son envie de vivre en est affectée. Nous sommes tellement conditionnés par les injonctions à l’utilité qui est une logique majeure dans le monde, dans la société. Elle peut même être appliquée à la foi, d’autant plus quand la foi est considérée comme un outil qui doit servir à quelque chose plutôt que comme une relation dynamique et surprenante.
Jésus de Nazareth s’adresse ainsi à ses apôtres : quand vous aurez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles, des serviteurs qui ne servent à rien.
C’est souvent inconfortable d’être ainsi tenu entre un tout et un rien.
Mais il faut se souvenir que ce sont les apôtres qui ont commencé à faire des mesures : Augmente-nous la foi ont-ils demandé à Jésus.
Cela peut partir d’un bon sentiment, la conscience d’un manque de foi et la bonne volonté de croire plus et d’être ainsi un meilleur apôtre, un apôtre plus efficace. Ce qui est tout tout près de la volonté de faire des choses extraordinaires, de devenir un héros de la foi, de devenir vraiment digne du Christ, vraiment digne d’être un apôtre. A Christ admirable apôtre admirable. Et puis Dieu ne mérite-t-il pas le meilleur, le plus, le mieux ? Il s’agit d’être à la hauteur. Et voici la porte ouverte, grande ouverte au culte de la performance et de la compétition, à l’orgueil et à l’aveuglement que l’une et l’autre génèrent, à la tentation de la puissance personnelle en vue d’obtenir la reconnaissance de Dieu et des autres, croyants ou non.
La première partie de la réponse de Jésus est un petit chef d’œuvre d’humour : Si vous aviez la foi comme une graine de moutarde, vous diriez à ce mûrier « Déracine-toi et plante-toi dans la mer », et il le ferait. D’un seul souffle, Jésus rappelle aux apôtres
qu’ils ont très peu de foi, une minuscule foi plus petite qu’une graine de moutarde
et que s’ils en avaient un peu plus, ils pourraient effectivement faire des choses extraordinaires. Et inutiles.
Cependant, Jésus de Nazareth n’a pas appelé ni envoyé les apôtres sur le critère du volume de leur foi. Même si ceux-ci semblent souvent assez préoccupés par la question.
Jésus de Nazareth a même mis en valeur la foi de personnes auxquelles nul n’aurait fait le moindre crédit de foi : un centurion, une femme pécheresse…
Le souci de la quantité de foi marque un souci de soi dont Jésus de Nazareth ne cesse de souligner qu’il est dangereux, parce qu’on s’y perd soi-même par manque d’ouverture à l’autre et à Dieu.
Puis, à ces apôtres qui voudraient plus de foi pour faire de plus grandes choses, Jésus raconte une parabole.
Entre le maître et le serviteur/esclave, deux situations sont proposées, les apôtres occupant la place du maître.
La première situation établit une relation de réciprocité entre le maître et le serviteur : après une journée de travail, l’un et l’autre s’assoient à la table pour prendre le repas, le maître manifestant ainsi de la reconnaissance pour le travail de son serviteur. Or ce scénario est invalidé par Jésus au profit du second dans lequel le maître exige d’être servi à table par le serviteur qui ensuite seulement pourra manger et boire à son tour.
En effet, la logique de ce second scénario est celle qui semble normale du point de vue des relations entre maître et serviteur ; le serviteur doit faire tout son travail, jusqu’au bout des tâches à effectuer, avant de se nourrir et de se reposer ; et le maître n’a pas à lui témoigner de reconnaissance particulière pour cela.
Dans la logique du monde, la reconnaissance du travail accompli passe par le salaire ou la rémunération qui en est la forme matérielle. Ce salaire, l’argent reçu, participe à son tour à la reconnaissance sociale de celui qui l’a gagné.
Cependant, la conclusion de la parabole renverse la perspective : les apôtres ne sont plus à la place du maître, mais à celle des serviteurs, des serviteurs inutiles malgré tout le travail accompli.
Il n’y a, dit Jésus, aucune reconnaissance à attendre de la part du maître, c’est-à-dire de Dieu, pour le travail accompli.
Cela va complètement à l’encontre de la logique du monde. Et heureusement ! Car si nous devions être récompensés par Dieu pour ce que nous aurions accomplis à son service, nous passerions notre temps, notre vie dans l’angoisse de ne pas faire assez et de ne pas mériter une récompense suffisante.
Dieu ne récompense pas les efforts, ni le temps passé, ni les compétences, ni les qualités, et c’est cela même qui est la Bonne Nouvelle à annoncer aujourd’hui dans le monde et entre autres dans le monde du travail.
Il n’y a là aucune dévalorisation du travail, ni des serviteurs. Au contraire.
Dans la parabole, du travail a été ordonné aux serviteurs par le maître, et quand le maître est Dieu, cela signifie qu’une vocation a été donnée aux disciples, une vocation leur a été confiée. C’est-à-dire que la reconnaissance des serviteurs, des disciples, est donnée en plénitude avant toute autre considération, avant que les disciples se mettent au travail, à l’oeuvre.
Nous ne sommes pas des serviteurs obligés d’accomplir un travail pour obtenir un salaire et une reconnaissance. Il n’y a pas de lien entre le travail effectué et le salaire et la reconnaissance. Nous sommes des serviteurs inutiles parce que nous ne dépendons pas de l’ordre de l’utilité, mais de l’ordre de la grâce, ce qui ne nous empêche nullement d’accomplir des choses utiles pour nous, pour nos contemporains, pour la société, pour l’Église.
Ce n’est pas le travail réalisé qui procure la reconnaissance de la part de Dieu. La reconnaissance vient de la grâce qui précède la vocation, qui précède la mission confiée.
La logique de l’Évangile, c’est que le maître, Dieu, confie une tâche, un travail aux apôtres qu’il a déjà reconnus, appelés, envoyés. C’est parce que nous sommes reconnus comme des personnes capables, dignes et responsables que nous sommes envoyés mettre en œuvre notre vocation en tous temps et en tous lieux. Cette conscience-là est celle que Jésus le Christ éveille en ses disciples et cette conscience-là transforme l’existence.
Dieu n’est pas un maître qui exige d’être obéi sans se soucier de ses serviteurs. Une telle compréhension de Dieu conduit inévitablement à un comportement et une exigence au détriment d’autrui, et à faire payer aux autres ce qu’on veut être et ce qu’on veut de plus, toujours plus. Une telle compréhension de Dieu conduit à une existence sans joie dans un monde sans joie.
Mais le Dieu qui envoie ceux qu’il a reconnus est un Dieu qui libère des injonctions terriblement aliénantes à l’utilité et à la performance, qui libère de la loi des mesures, qui libère du souci de soi.
Dieu a déjà dit oui sur chacun de nous et c’est pour cela que nous pouvons vivre sans être esclaves d’une quête sans fin de dignité et de reconnaissance.
Dieu est celui qui nous espère et donne de devenir humains libres, responsables, vivants de grâce.
La vocation qui est la nôtre, la mission qui nous est confiée, notre travail de disciples, ce n’est pas tant de faire que d’annoncer l’Évangile, quoi que nous disions ou quoi que nous fassions. Ce que nous disons, ce que nous faisons, que ce soit une manière d’annoncer l’Évangile, c’est à dire l’amour inconditionnel, le don sans retour et sans échange, la grâce préalable, la reconnaissance déjà offerte.
C’est certainement une annonce qui conteste les logiques du travail, surtout celle qui lie d’une manière ou d’une autre la reconnaissance de la personne au travail accompli en s’alliant à la part extrêmement importante que prend la vie professionnelle dans l’existence d’une personne.
Et cela entraîne une autre manière d’accomplir notre travail, et tout ce que nous faisons, les activités et occupations quotidiennes, professionnellement et même bénévolement, en associations, en paroisse ou dans d’autre cadres. Ce que nous sommes, chacun en tant que personne, n’en est pas dépendant. Le sens et la valeur de notre vie ne tient pas au travail que nous effectuons, ni d’ailleurs à l’absence du travail. Cette conscience est source d’une grande liberté intérieure et aussi de confiance en soi. Cette conscience est donc une source d’engagement et d’imagination, de créativité et de relations.
Et voyez-vous, que cette année le 1er mai, fête du travail ou des travailleurs, soit un dimanche peut nous aider à dégager un peu plus en nous la place pour cette conscience, ou pour la réveiller.
Le dimanche, le jour du repos, qui correspond au shabbat de la Bible hébraïque, un jour pour ne pas travailler, pour ne pas accumuler des activités, c’est un jour pour se souvenir de manière très incarnée que nous ne valons pas ce que nous faisons, mais que notre valeur se tient dans que l’Éternel dit sur nous.
Bien sûr beaucoup travaillent le dimanche, mais le sens du jour de repos, du shabbat, qui peut avoir une autre forme que celle du dimanche, c’est de ne pas être esclave du travail et de son salaire, et de louer Dieu, et de se réjouir d’être ainsi aimé.
Bon dimanche 1er mai !