Prédication du 21 novembre 2021
de Philippe Kabongo M’Baya
Un dieu qui nous déroute
Lecture : Matthieu 22, 1-14
Lecture biblique
Matthieu 22, 1-14
1 Jésus leur parla encore en paraboles ; il dit :
2 Il en va du règne des cieux comme d’un roi qui faisait les noces de son fils.
3 Il envoya ses esclaves appeler ceux qui étaient invités aux noces ; mais ils ne voulurent pas venir.
4 Il envoya encore d’autres esclaves en leur disant : Allez dire aux invités : « J’ai préparé mon déjeuner, mes bœufs et mes bêtes grasses ont été abattus, tout est prêt ; venez aux noces ! »
5 Ils ne s’en soucièrent pas et s’en allèrent, celui-ci à son champ, celui-là à son commerce ;
6 les autres se saisirent des esclaves, les outragèrent et les tuèrent.
7 Le roi se mit en colère ; il envoya son armée pour faire disparaître ces meurtriers et brûler leur ville.
8 Alors il dit à ses esclaves : Les noces sont prêtes, mais les invités n’en étaient pas dignes.
9 Allez donc aux carrefours, et invitez aux noces tous ceux que vous trouverez.
10 Ces esclaves s’en allèrent par les chemins, rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, mauvais et bons, et la salle des noces fut remplie de convives.
11 Le roi entra pour voir les convives, et il aperçut là un homme qui n’avait pas revêtu d’habit de noces.
12 Il lui dit : Mon ami, comment as-tu pu entrer ici sans avoir un habit de noces ? L’homme resta muet.
13 Alors le roi dit aux serviteurs : Liez-lui les pieds et les mains, et chassez-le dans les ténèbres du dehors ; c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents.
14 Car beaucoup sont appelés, mais peu sont choisis.
Prédication
Frères et sœurs,
Cher.e.s ami.e.s,
Il y a des textes bibliques dont on peut parfois se demander ce qu’ils nous apportent, pourquoi figurent-ils dans les Ecritures ? Cet étonnement, teinté d’agacement, et disons-le de sentiment de scandale, n’est pas seulement celui des modernes que nous sommes.
Quelle image de Dieu nous est-il brossé ce matin par cette parabole ?
Connaissez-vous Marcion ?
Marcion de Sinope est un personnage notable au début du christianisme naissant, entre l’an 85 et 160. Au moment où les communautés chrétiennes cherchaient à savoir quels textes, parmi les Evangiles et les Epitres, méritaient de former le corpus de référence pour leur foi et vie, Marcion était au cœur des débats.
Parmi les Evangiles, il n’avait retenu que celui de Luc. Tout son intérêt portait sur les lettres de l’apôtre Paul, purgées cependant de quelques-unes.
Je me demande si Marcion de Sinope aurait aimé entendre cette histoire du festin raté, dont nous avons une version également dans l’Evangile de Luc.
Il y a une semaine, j’ai assisté à une véhémente contestation de cette parabole. Et hier, j’ai voulu travailler ce texte avec les détenus à Fresnes, puisque je suis aumônier des prisons et les rencontres dans cet établissement pénitentiaire.
Un détenu dit : le roi n’a pas réussi à déplacer ses invités comme il aurait aimé, mais il agresse ceux qui se sont finalement laissés convaincre d’y aller, juste pour une affaire de tenue ! Dieu regarde-t-il nos vêtements ou plutôt nos cœurs ?
Et un autre d’ajouter : dans cette affaire, le roi est décidément une mauvaise personne ; en fait, le repas de noce n’était qu’un piège lui permettant de manifester sa méchanceté…C’est sûrement à cause de cela que les premiers invités avaient décliné l’invitation…du moins celui auquel il s’en prend. Il l’appelle « mon ami », mais c’est ironique !
En présence de ce type de récit, l’imagination peut être intarissable. Recourant souvent à ce genre de discours, comme beaucoup d’autres en son temps, Jésus n’avait aucune garantie que ce soit parfaitement compris.
Et nous-mêmes, quels auditeurs-trices sommes-nous devant cette parabole ?
Une parabole est comme une initiation vers une sagesse, un cheminement qui nous introduit dans un enseignement. Lorsque d’emblée la parabole nous fourvoie, il y a peut-être de quoi se poser des questions.
Peut-être la seule interrogation qui compte ici c’est de savoir devant quelle image de Dieu nous place cette narration.
Mais du coup, ce questionnement se révèle lui-même plus compliqué encore qu’il ne parait. Au fond, pourquoi le récit nous déroute ? N’est-ce pas parce qu’il ne correspond pas à ce que nous croyons être l’image idéale de Dieu, à ce que nous souhaitons ou souhaiterions qu’il soit ?
N’est-ce pas ça notre difficulté, soyons francs ! C’était en tout cas celle de Marcion. Et visiblement celle de mes ‘paroissiens’ à Fresnes.
Que nous montre cette parabole ? Un roi qui veut honorer son fils à l’occasion de son mariage et qui lui organise un festin de noces. Sur la liste des convives, ne figure que des gens importants. Indirectement, l’hôte royal cherchait à leur rendre honneur, en honorant son fils. En les recevant à ce banquet, il attendait que ces invités de marque, ces invités d’honneur, viennent rehausser la rencontre de leur présence. Le fils marié serait ainsi honoré par sa Majesté de père comme par ses amis, des notables distingués.
Nous sommes en n’en point douter dans une économie de l’honneur. L’honneur à donner, l’honneur à recevoir.
Pourtant, ces invités très distingués se distinguent finalement par leur refus. Le roi insiste. Il les fait rappeler ; il les supplie même. « …mes bœufs et mes bêtes grasses ont été abattus, tout est prêt, venez donc aux noces » : oui le roi les sollicite avec insistance. Rien n’y fait. Frustrations et violence s’en suivent.
A la joie espérée de convivialité entre les gens de bonnes manières succède l’hostilité et son cortège des violences. Désillusionné, le texte constate : les « invités n’étaient pas dignes ».
Mais il faut sauver la fête. C’est ce que l’on pressent de prime abord. Nous voyons comment le roi-hôte s’y prend. Il envoie chercher au hasard, sur les carrefours des chemins, des convives de substitution. Toutes celles et tous ceux qui le voudraient… : il fallait que la salle soit remplie.
Comme les bœufs, les bêtes grasses étaient déjà immolés, et que les pains et le vin n’attendaient qu’à être servis, il fallait à tout prix que la fête eut lieu. La description apporte l’impression d’un événement par défaut, une sorte de noces soldées, une fête au rabais !
In fine, la parabole semble dresser une opposition entre la qualité sociale des premiers invités, symbolisée par ceux qui avaient décliné l’invitation et la quantité des derniers convives, rassemblés dans l’improvisation pour faire nombre.
Au fond, est-ce qu’ici la qualité et la quantité sont-elles réellement en jeu ?
Au fond, quel est l’objectif du roi-hôte ? Eviter le gaspillage des victuailles ou honorer son fils pour cette circonstance solennelle ? Ce roi chercherait-il alors une bouffonnerie de fête comme cadeau, comme souvenir, pour son enfant ? Non, car nous sommes toujours dans une logique de l’honneur et de la reconnaissance à partager !
On a peut-être là une clé pour comprendre le couac qui surgit à la fin du récit et qui nous scandalise.
Pourquoi cet homme n’a-t-il pas son habit de noces ? S’il s’est fait ainsi remarquer, c’est parce que les autres, venus là eux-aussi sans préparation particulière, avaient, eux, leur vêtement de fête…Si tous les autres ont pu en avoir, cela signifie que lui aussi aurait pu s’en procurer un.
En lisant ce texte hier avec les détenus, quelqu’un a dit, on comprend pourquoi cet homme s’était tu. Il était gêné…et déjà mal à l’aise avant même que le roi ne le voit et ne lui pose la question qui tue…
Chers ami.e.s,
A l’écoute de cette parabole comme mutualité de l’honneur, nous pouvons penser aux situations de privation de dignité, de convivialité, de reconnaissance, voire d’humanité ; des situations de vie intolérables, devenues l’ordinaire de vie pour des milliers de gens autour de nous. Je pense particulièrement aux jeunes et aux solitudes des plus âgés dans les maisons que nous connaissons.
L’honneur est une bénédiction. Y être invité c’est consentir aussi à sa transmission. A sa contagion. Comment combattre les frustrations, faire reculer les humiliations liées aux discriminations, si nous n’allons pas à la fête d’une vraie fraternité ?
C’est sûr que toutes les raisons sont bonnes pour rester dans son coin et ‘cultiver son jardin’, comme on dit.
C’est sûr qu’en y allant, on s’expose ; on risque de découvrir nos limites, de réaliser que l’on n’est pas à la hauteur, et même que quelqu’un nous manipule…
Toutes les excuses sont bonnes pour accroitre l’étendue de l’indifférence, des égoïsmes, des à quoi-bon, élargir les désertions qui pénalisent toujours les mêmes !
Toutes les excuses sont également bonnes pour s’y présenter sans sincérité, sans joie, en se contentant de demi-présence et de demi-mesures de dignité, en somme des rencontres sans lendemains …
« Mon ami, comment as-tu pu entrer ici sans avoir ton vêtement de noces ? »
Vous voyez bien que la vraie question que cette parabole pose n’est pas celle de l’image de Dieu, mais celle de l’image que nous donnons de nous-mêmes, de notre monde, de notre société et de ses misères ! C’est la fatalité des mépris, ou de la haine, qui à la fin nous reviennent au visage par des saillies de violences folles, apparemment inexorables.
Pour autant, les paraboles ne reposent pas sur une détermination prédictive, mais sur une intelligence préventive. Toute parabole est un langage de changement. Il sollicite notre changement. Non pas le changement de celui qui nous parle ; non pas une spéculation sur des possibles changements de ce dont on parle ; mais notre propre changement, comme renouvellement de l’intelligence !
« Mon ami, comment as-tu pu entrer ici sans ton vêtement de noces ? »
Ici, c’est l’Eglise, comme la nôtre, en ce moment même en Synode, s’interrogeant sur ce que doivent être sa mission et ses ministères.
Ici, c’est la France, qui se prépare à l’élection présidentielle dans un débordement de paroles et de propositions politiques affreusement indignes et de grande malfaisance !
Il faut pourtant y aller : répondre au rendez-vous c’est reconnaitre que quelqu’un nous y attend.
En déclinant l’invitation, nous indiquons l’échelle de nos priorités, les préférences qui nous retiennent, les causes que nous poussons.
En refusant l’habit de fête, c’est comme si nous nous déconsidérions nous-mêmes, mais en étant persuadés que c’est le prix à payer pour mépriser autrui, pour lui signifier qu’il n’est pas ce qu’il croit être, pour ainsi sournoisement l’humilier.
La mutualité de l’honneur n’est rien d’autre que celle de bénédiction.
Elle est faite afin que là où prolifère l’indifférence ou l’hostilité froide croisse enfin la grâce de la considération de l’autre et de son intérêt.
Amen