Prédication du 24 octobre 2021

de Dominique Hernandez

La foi de quatre hommes

Lecture : Marc 2, 1-12 (d’après la Nouvelle Bible Segond)

Lecture biblique

Marc 2, 1-12

1 Quelques jours après, il revint à Capharnaüm. On apprit qu’il était à la maison, 
2 et il se rassembla un si grand nombre de gens qu’il n’y avait plus de place, même devant la porte. Il leur disait la Parole. 
3 On vient lui amener un paralytique porté par quatre hommes. 
4 Comme ils ne pouvaient pas l’amener jusqu’à lui, à cause de la foule, ils découvrirent le toit en terrasse au-dessus de l’endroit où il se tenait et y firent une ouverture, par laquelle ils descendent le grabat où le paralytique était couché. 
5 Voyant leur foi, Jésus dit au paralytique : Enfant, tes péchés sont pardonnés. 
6 Il y avait là quelques scribes, assis, qui tenaient ce raisonnement : 
7 Pourquoi parle-t-il ainsi ? Il blasphème. Qui peut pardonner les péchés, sinon un seul, Dieu ? 
8 Jésus connut aussitôt, par son esprit, les raisonnements qu’ils tenaient ; il leur dit : Pourquoi tenez-vous de tels raisonnements ? 
9 Qu’est-ce qui est le plus facile, de dire au paralytique : « Tes péchés sont pardonnés », ou de dire : « Lève-toi, prends ton grabat et marche ! » 
10 Eh bien, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a l’autorité pour pardonner les péchés sur la terre — il dit au paralytique : 
11 Je te le dis, lève-toi, prends ton grabat et retourne chez toi. 
12 L’homme se leva, prit aussitôt son grabat et sortit devant tout le monde, de sorte que, stupéfaits, tous glorifiaient Dieu en disant : Nous n’avons jamais rien vu de pareil.

Prédication

Le premier mot de l’évangile de Marc est le mot : commencement. Commencement de la bonne nouvelle de Jésus Christ fils de Dieu.
La bonne nouvelle, ce n’est pas l’évangile de Marc, ni l’œuvre d’un autre évangéliste ; la bonne nouvelle, l’Évangile, ce n’est pas le texte. L’Évangile, ce n’est pas le récit de quelques années de la vie de Jésus de Nazareth. Mais ce que Marc instaure en tête de son récit, c’est que l’Évangile, la bonne nouvelle, a à voir avec un commencement. Et donc, qu’il importe de garder bien présent à l’esprit, au fil de la lecture que commencement est un des mots clefs pour la lecture, d’un bout à l’autre du récit. Du premier au dernier chapitre, et au milieu également, et donc au chapitre 2. Marc invite ses lecteurs à lire en cherchant, en étant attentifs aux commencements, parce que là où il y a commencement, il y a l’Évangile, là où survient la bonne nouvelle, advient un commencement. Marc est l’évangéliste du commencement, des commencements. S’il met particulièrement et de manière évidente l’accent sur cette dimension de l’Évangile, celle de susciter un commencement, les trois autres ne l’ignorent pas du tout.
Et ce qui commence, c’est une nouvelle histoire de vie, une nouvelle vie, une vie nouvelle, à la fois dans le cours du récit, et aussi par la lecture, chaque lecture qui peut devenir la bonne occasion pour discerner un commencement, dans le texte, dans la vie, dans le monde, le surgissement de quelque chose de nouveau, en rupture avec ce qui était avant. Que se passe-t-il, et comment cela se passe-t-il, quel est le commencement et qu’est-ce qui le fait advenir ?

L’excellent metteur en scène qu’est Marc commence par installer une situation bloquée : une foule dans une maison, peut-être même autour de la maison puisqu’il n’y a plus de place même devant la porte. Une foule dont la densité accentue la fermeture constituée par les murs de la maison. L’espace est rempli autour de Jésus et finalement, personne ne bouge. Personne ne bouge quand une foule est compacte. Personne n’entre, personne ne passe. Ceux qui sont dans la maison s’estiment certainement heureux d’être entrés, mais ce que montre Marc, c’est un bloc. Certes ils sont tous rassemblés pour écouter Jésus, mais le résultat de ce rassemblement et de cette écoute, c’est une masse agglutinée, et figée. Et comme Marc n’écrit pas ce que dit Jésus, le résultat c’est que, d’une certaine manière, il ne se passe rien.
Jésus parle la Parole, curieuse expression, un peu obscure et qui ne produit pas beaucoup d’effet, de mouvement parmi la foule. Le rassemblement autour de lui est à la fois immobile et hermétique, 

une forme de communauté soudée dans l’écoute, mais étanche, imperméable, entourant Jésus mais refermée sur lui et sur elle-même.

Jusqu’à ce que le toit soit troué.
Ce n’est pas le vent de l’Esprit qui écarte la légère structure du toit, ce n’est pas une intervention divine qui ménage une brèche.
Ce sont quatre hommes qui font un trou dans le toit pour en faire passer un cinquième par l’ouverture ainsi dégagée.
Ce qui commence commence par ce que font quatre hommes qui tiennent absolument à rapprocher de Jésus un cinquième homme, qui est paralysé. Rien ne dit qu’ils espèrent une guérison. Mais ils veulent réunir le paralysé et Jésus, ils veulent que l’homme paralysé ait une place auprès de Jésus. Puisqu’ils ne peuvent faire traverser la foule à l’homme couché, ils lui font traverser le toit.
Au commencement, il y a la sollicitude, l’attention, le souci, la solidarité, et la persévérance qui ne se résigne pas, même devant un obstacle, comme un mur de dos tournés.
Prendre du temps pour prendre soin d’un autre, c’est faire brèche dans les murs d’indifférence, c’est trouver la manière de contourner la fatalité aussi massive soit-elle, comme une foule soudée. Quatre hommes en portant un cinquième et ne se laissant pas arrêter par la fermeture des voies communes et ordinaires démontent le toit et ouvrent un passage inattendu, peut-être scandaleux au moins du point de vue du propriétaire de la maison, pour mettre l’homme paralysé au bénéfice d’une parole d’autorité. Car c’est bien ce que Jésus a déjà manifesté à Capharnaüm, au chapitre précédent : un enseignement plein d’autorité, une autorité qui libère et guérit.
Les quatre hommes veulent mettre le cinquième en lien avec celui qui est puissance vivifiante sans mesure ni contrainte. Sollicitude, persévérance, et imagination audacieuse : le trou dans le toit, il fallait y penser, non que ce soit un passage impossible, mais c’est le passage quand il n’y a pas de passage, quand la porte est bloquée. 

Cette sollicitude, cette persévérance, cette imagination, le regard de Jésus les rassemble dans un seul mot : c’est de la foi. Cette sollicitude, cette persévérance, cette imagination, cela suffit pour voir et reconnaître de la foi.
Il n’y a rien de moins religieux que cette foi. Elle n’a pas besoin de contenu doctrinal, elle n’a pas besoin de rituels, elle ne passe pas par des codes, elle s’affranchit des bonnes manières.
Cette foi se manifeste à travers une action qui vise à relier une vie affaiblie à l’énergie d’être.
Le paralytique est un homme affaibli, dont les membres ne sont pas reliés les uns aux autres. Il est un homme défait, comme une couture qui a cédé, ou défait comme une armée qui a été vaincue, ou défait comme un vitrail qui perdu son armature. Il est un homme dont l’énergie vitale a trop diminué pour qu’il soit autonome, il dépend du bon vouloir d’autrui. À lui tout seul il n’a pas d’avenir, pas de lendemain, pas d’horizon. 

Les récits de guérison par Jésus dans les évangiles ne relèvent pas du fait divers rapportant un événement extraordinaire. En quoi la guérison d’un paralytique il y a 2000 ans pourrait-elle nous concerner ? En quoi pourrait-elle ouvrir un commencement aujourd’hui ? Des guérisons il y en avait beaucoup, et beaucoup de guérisseurs, et il y en a encore. Ce n’est pas l’irrationnel, l’inexplicable que les évangiles nous donnent à lire, à voir, à entendre, c’est l’Évangile, qui est profondément relationnel, c’est la Bonne Nouvelle pour nous et pour aujourd’hui.
La Bonne Nouvelle ne commence pas dans la mise en œuvre d’une puissance divine devant laquelle il n’y aurait qu’à s’incliner. D’ailleurs Marc est très clair : Jésus ne fait rien dans ce récit. Il voit la foi de quatre hommes qui ont fait un trou dans le toit pour approcher de lui un cinquième homme paralysé.

Cette foi qui se tient dans le refus de laisser l’homme paralysé dans sa défaite, 

cette foi qui se tient dans la volonté de le placer sous un autre horizon que celui de son grabat, 

cette foi qui n’est pas au bénéfice des quatre hommes, mais au bénéfice du cinquième. Ce don, cette gratuité, cette grâce faite à autrui, c’est de la foi. 

La liberté dont les quatre hommes font preuve envers eux-mêmes et leurs propres intérêts comme envers le mur de dos qui les empêche d’entrer par la porte, la responsabilité qu’ils prennent par leur sollicitude envers l’homme paralysé, l’imagination qui les conduit à trouer le toit, c’est de la foi.
La conviction que la défaite d’un homme ne peut représenter le sens ultime de son existence, qu’il y a un horizon pour ceux qui sont à terre, que personne ne peut être privé d’être et d’humanité ni être privé de ce qui les vivifie, c’est de la foi. La foi que cet homme, que « l’homme est l’espérance de Dieu » pour le dire avec les mots du pasteur Wagner.

Voyant cela, constatant cela, Jésus se joint à ce mouvement de sollicitude pour l’homme paralysé. Il affirme qu’il y a là un commencement qui survient pour lui : Enfant, tes péchés sont pardonnés.
La paralysie n’est certainement pas la conséquence des péchés de l’homme. Les quatre évangélistes, chacun à sa manière, contestent vigoureusement toute notion de rétribution. Et puis une fois rentré chez lui sur ses deux pieds, l’homme commettra forcément d’autres péchés.
Mais ce que dit Jésus, c’est que la sollicitude des quatre hommes a ouvert pour le cinquième un avenir, qu’il est libéré du poids de son passé, de ses défaites, de son extrême dépendance.
Enfant : ta vie commence, à nouveau. Enfant, car le commencement est le temps de l’enfance, comme l’enfance est le temps du commencement. Que d’espérance dans ce mot d’enfant, et que de confiance, pour grandir, pour apprendre, pour comprendre, pour vivre !

Et si les scribes sont offusqués, c’est bien parce que pour eux et leurs semblables de tous temps et tous lieux, il ne peut y avoir d’avenir nouveau, il ne peut y avoir de commencement, car tout doit être encadré, contenu, enfermé dans le savoir dont ils sont les experts et les gardiens. Il ne peut y avoir de commencement quand il s’agit de maintenir ce qui est. Il ne peut y avoir d’avenir quand il s’agit de préserver ce qui est transmis. Il ne peut y avoir de nouveau quand il s’agit de reproduire toujours le même modèle. Pour les scribes, le blasphème c’est le trou dans leur monde bien clôt sur ses textes, ses dogmes, ses rites, ses définitions et ses formules. Bien assis dans leurs traditions et leur pouvoir, les scribes se scandalisent d’une parole libre qui passe par-dessus leur contrôle, qui se passe de leur contrôle et s’affranchit de leur influence. Pour eux il aurait mieux valu que le paralytique reste paralysé, et les quatre hommes chez eux.

Mais ce que Jésus exprime, c’est ce souffle vivifiant du pardon qui ranime en l’existence ce à quoi elle est appelée et ce qui l’appelle : un horizon d’amour et de confiance. C’est ainsi, rappelait hier le professeur François Vouga, que Marc donne à connaître la transcendance présente en l’homme de Nazareth.
Cet horizon était déjà en perspective de la sollicitude des quatre hommes envers le cinquième, sollicitude qui l’a emporté sur ce qui défaisait sa vie. Jésus le souligne par deux fois, puisque répondant aux bougonnements des scribes, il ajoute au pardon la guérison. En vérité il ne l’ajoute pas, le pardon comme renouvellement du don de la vie est équivalent à une guérison et même à une résurrection : lève-toi, se lever c’est un des deux verbes pour dire la résurrection avec se réveiller. Jésus parle la Parole, Parole créatrice et re-créatrice, dans un souffle de vie vivante provoquée par un trou dans le toit.
Jésus a accueilli le mouvement des quatre hommes et le porte par sa parole à son accomplissement, au-delà de ce que les quatre hommes ont fait, mais rien n’aurait été possible s’ils ne l’avaient pas fait, s’ils n’avaient pas été mobilisés par la sollicitude, la persévérance, l’imagination. Et cet accomplissement est celui du commencement pour le cinquième homme. 

Et nous nous pouvons voir, regarder autour de nous et voir, discerner les commencements et ce qui les a rendus possibles : du soin donné, du temps passé, de la bonté incarnée, de l’imagination déployée dans la confiance qu’un être humain n’est jamais réductible à un état ou à une circonstance. Et nous pouvons nous en réjouir.
Comme nous pouvons rendre grâce pour ces fois où, dans nos défaites, dans nos faiblesses, nous avons été portés par d’autres et où, reliés grâce à eux à la dynamique créatrice et vivifiante, nous avons été relevés sur l’horizon d’une confiance inconditionnelle.
Commencement de la Bonne nouvelle, commencement de vie.