Prédication du 11 octobre 2020

de Dominique Hernandez

Pêcheurs d’humains

Lecture : Marc 1, 14-20

Lecture

Marc 1, 14-20

14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée ; il proclamait la bonne nouvelle de Dieu
15 et disait : Le temps est accompli et le règne de Dieu s’est approché. Changez radicalement et croyez à la bonne nouvelle.

16 En passant au bord de la mer de Galilée, il vit Simon et André, frère de Simon, qui jetaient leurs filets dans la mer — car ils étaient pêcheurs.
17 Jésus leur dit : Venez à ma suite, et je vous ferai devenir pêcheurs d’humains.
18 Aussitôt ils laissèrent leurs filets et le suivirent.
19 En allant un peu plus loin, il vit Jacques, fils de Zébédée, et Jean, son frère, qui étaient aussi dans leur bateau, à réparer les filets.
20 Aussitôt il les appela ; ils laissèrent leur père Zébédée dans le bateau avec les employés, et ils s’en allèrent à sa suite.

Prédication

Tout se passe comme d’habitude : une journée de travail ordinaire pour les pêcheurs de la mer de Galilée, celle qui est aussi appelée dans la Bible mer de Tibériade, ou lac de Génésareth, parce que c’est un grand lac, ou lac de Kinneret. Simon et André, deux frères, pêchent. Ils lancent le filet dans ce très beau geste large et puissant, celui de la pêche à l’épervier, afin de pêcher des sardines, des sardines d’eau douce qui composent le menu quotidien des riverains du lac. Un peu plus loin, Zébédée, patron de pêche, se trouve dans sa barque, avec ses deux fils Jacques et Jean et ses employés. Jacques et Jean réparent les filets car il est important de les tenir en bon état afin qu’ils durent assez longtemps.
Une journée ordinaire, peut-être de temps en temps un coup d’œil pour surveiller le vent, les nuages, car les tempêtes qui dévalent des hauteurs environnantes sont violentes sur le lac.
Une journée ordinaire, comme celle de la veille, et nul doute que celle du lendemain sera tout à fait semblable. Une inscription continue que personne ne remet en cause.
Certainement ces hommes ne se demandent pas ce qu’ils vont devenir. Tout semble déjà tracé pour eux. Peut-être s’interrogent-ils quand une tempête emporte des pêcheurs, des amis, et détruit barques et filets. Ou quand des troubles politiques surviennent, car l’empire de Rome a la main lourde. Simon et André pêchent ; un jour Jacques et Jean prendront la suite de leur père comme patrons de la barque.

Que vais-je devenir ? C’est une question de temps d’incertitude ou de crise, quand demain est indiscernable, quand le monde a perdu sa forme familière, à la suite d’un accident, d’un deuil, d’une maladie, d’une rupture, d’une perte de travail. C’est une question qui se lève quand l’horizon est indistinct, que ce soit dans l’adolescence ou la jeunesse et il arrive alors de s’interroger sur son avenir entre les choix, les avis, les impératifs et les désirs encore flous. Et aussi beaucoup plus tard, quand l’âge vient altérer les facultés, raréfier les possibilités, accentuer la solitude, menacer l’autonomie.
La question rôde également de manière collective : qu’allons-nous devenir ? Entre coronavirus et changement climatique, entre crise économique et bruits de guerre, défis technologiques et interrogations éthiques. Certains veulent maintenir autant que possible ce qui était, d’autres cherchent comment s’adapter, et d’autres encore souhaitent une profonde transformation des manières de vivre.
Que vais-je devenir ? qu’allons-nous devenir ? La question est souvent anxieuse voire cruelle, accompagnant une sensation de résignation ou d’enlisement, une sensation d’être engloutis ou recouvert, une expérience d’extrême confinement, une impossibilité de se trouver ou de se rencontrer soi-même.

Ce jour-là, au bord de la mer de Galilée, tout est bouleversé : Simon et André laissent leurs filets, Jacques et Jean laissent leur père, la barque et les employés. Une parole leur est adressée, qui justement leur indique un devenir inattendu et même inouï : Venez à ma suite, et je vous ferai devenir pêcheurs d’humains. Jésus est passé par là.

Pêcheurs d’humains ? L’expression donne à penser, elle oblige à penser. Simon André, Jacques et Jean savent pourquoi ils pêchent : il faut attraper les poissons pour qu’ils soient mangés. Triste sort que celui des poissons du lac de Galilée, ils n’ont aucune chance. Une sardine n’est pas un cachalot, Herman Melville n’aurait pas pu écrire Moby Dick en s’inspirant des pêcheurs du lac de Tibériade…
Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’agit pas de pêcher des humains pour leur mort. Au contraire, Jésus, qui proclame la bonne nouvelle de Dieu, qui annonce que le royaume de Dieu s’est approché, ne parle et n’agit que pour le bien des humains, pour les faire vivre.
Devenir pêcheur d’humains, c’est les sortir de l’eau, leur donner de l’air, ne pas les laisser dans un état semblable à celui des poissons, muets, et comme des proies dont le destin est d’être attrapées dans des filets pour être dévorées.  Ainsi que l’a dit Louise, une des catéchumènes, un pêcheur d’humain est quelqu’un qui fait du « repêchage ».

À ceux qui deviendront ses disciples, Jésus ne dit pas : « je vous ferai devenir de super-humains, ou de super-croyants ; je vous donnerai une foi à déplacer les montagnes, je vous transformerai en anges ». Non, mais : « Je vous ferai devenir des pêcheurs d’humains. Cette existence qui devient la vôtre sera au bénéfice d’autrui ; ce désir d’être vivant, cette énergie de vie déployée qui vous habiteront, vous les partagerez avec d’autres qui sont privés de voix, de paroles, d’air, de souffle, d’autres qui sont menacés d’être attrapés dans des filets de fausses promesses, de marchandages, de paroles vaines, de bonimenteurs ».
Pêcheurs d’humains, c’est l’affirmation de la primauté de l’humain sur la religion, sur les doctrines, sur les idéologies : d’abord les humains.

Jésus, qui proclame la bonne nouvelle de Dieu, qui annonce que le royaume de Dieu s’est approché, ne parle et n’agit que pour le bien des humains, pour les faire vivre. C’est à cela même que Jésus appelle, non seulement Simon, André, Jacques et Jean, mais chacun de ceux qui entendent, d’une manière ou d’un autre son appel à devenir. Les quatre hommes répondent à cet appel en suivant Jésus. Aussitôt ils le suivirent : manière de dire qu’ils choisissent d’accrocher, d’appuyer leur vie, leur être, à cette parole qui les reconnaît, à cet appel qui les saisit. C’est cela le genre de réponse que la Bible offre : une réponse à un appel, une responsabilité d’humain pour les humains. C’est une réponse qui engage à l’existence : à aller plus loin, autrement que ce que chacun est, parce que dans cet appel, il est question de vivre et de faire vivre. Celui ou celle qui répond devient capable d’écrire son histoire, c’est-à-dire de ne plus la laisser être écrite seulement par le flux des événements et par des choix faits par d’autres. Simon et André laissent leurs filets, Jacques et Jean laissent leur père.
La réponse à l’appel s’appuie sur la confiance en cette parole d’appel et de promesse, parole entendue comme s’adressant à soi, à toi, à moi, parole d’avenir, parole de devenir.

Pêcheur d’humains, ce n’est pas un métier. Jésus n’est pas un recruteur, ni un chasseur de tête. D’ailleurs aucun des quatre n’est particulièrement compétent à autre chose que la pêche de poissons, ils ne sont ni spécialement sages ou pieux. Pêcheur d’humains, c’est une vocation, c’est-à-dire une manière autre de considérer son métier, sa manière de vivre, soi-même et autrui ; une vocation qui s’ancre dans la singularité de chacun de ces pêcheurs de poissons, chacun désigné par son nom, en leur permettant de comprendre ce à quoi ils sont appelés. D’autres reçoivent leur vocation en étant enseignants et ils deviennent enseignants d’humanité, d’autres en étant soignants et ils deviennent soignants d’humains, d’autres en étant mécaniciens et ils deviennent réparateurs d’humains… Parce que c’est ce que le Christ fait pour eux, de les enseigner, ou de les soigner, ou de les réparer, de même que Jésus a commencé par pêcher Simon, André, Jacques et Jean, leur sortant la tête de l’eau de leur lac quotidien pour les mettre au large dans l’humanité, la leur et l’humanité dans son ensemble. Jésus le Christ pêche et envoie pêcher non avec des filets mais avec une parole de bonne nouvelle, une parole d’Évangile, une parole de grâce, une parole gratuite qui ne se fait pas payer et qui n’a rien à vendre.

Le temps est accompli, le Royaume s’est approché de Simon, d’André, de Jacques et de Jean, qui sont appelés à aller à l’eau, les eaux troubles, les eaux boueuses, les eaux vaseuses, à la rencontre des humains qui ne sont encore que poissons, pour les en sortir, pour les accompagner au grand air, dans le vent. Ainsi le Royaume s’approche de tous ceux qui entendent l’appel et y répondent, chacun à leur manière, en gardant, en chérissant l’écho, la trace de l’appel qui les envoie participer à l’œuvre divine de Création, en célébrant l’inconditionnelle bonté de Dieu.

Amen