Prédication du 28 juin 2020
de Dominique Hernandez
Le soi et l’âme
Lecture : Matthieu 10, 34-42
Lecture biblique
Matthieu 10, 34-42
34 Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre : je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée.
35 Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère,
36 et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison.
37 Celui qui me préfère père ou mère n’est pas digne de moi, celui qui me préfère fils ou fille plus que moi n’est pas digne de moi ;
38 celui qui ne prend pas sa croix pour me suivre n’est pas digne de moi.
39 Celui qui aura trouvé sa vie la perdra, et celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera.
40 Qui vous accueille m’accueille, et qui m’accueille accueille celui qui m’a envoyé.
41 Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète obtiendra une récompense de prophète, et qui accueille un juste en sa qualité de juste obtiendra une récompense de juste.
42 Quiconque donnera à boire ne serait-ce qu’une coupe d’eau fraîche à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis, il ne perdra jamais sa récompense.
Prédication
Pour le monde qui est et pour celui qui vient, nous voudrions entendre parler de paix, de justice, de fraternité, d’actions concrètes bénéfiques pour l’humanité et la planète.
Matthieu nous oblige à un pas de côté, un grand pas. Au point que nous pourrions nous dire : mais enfin ça commence plutôt mal, épée, division, familles explosées et puis quelle radicalité dans ces exigences ! Faut-il se sentir coupable d’aimer ses parents ou ses enfants ? La situation actuelle n’est-elle pas assez compliquée, difficile, angoissante, éprouvante, incertaine ?
Le professeur Olivier Abel, que nous avons eu le bonheur d’entendre ici début mars, aime à partager une conviction de Paul Ricoeur : Pour accueillir un autre que soi, il faut avoir un soi. En tremblant un peu, je me risquerai à décliner la formule : pour parler avec un autre que soi, il faut avoir un soi ; pour vivre avec d’autres que soi, il faut avoir un soi
« Avoir un soi », je crois qu’il est question de cela dans cet extrait du discours de Jésus à ses disciples, au moins dans la première partie.
Jésus parle à ses disciples, il les envoie avec toute une série de recommandations à la fois pratiques et spirituelles, et avec des mises en garde contre les dangers auxquels ils seront forcément confrontés. Les deux dernières décennies du premier siècle sont extrêmement agitées et périlleuses pour les communautés chrétiennes entre rupture avec le judaïsme renaissant et persécutions romaines.
Pour nous ici et aujourd’hui la situation est différente mais ce monde, cette société est celui, celle dans laquelle nous vivons et même si le terme de disciple peut être discuté, j’espère que je ne m’avance pas trop en supposant que si nous sommes ici ce matin, c’est parce que d’une manière ou d’une autre, l’Évangile Bonne Nouvelle de vie et d’amour résonne en nous et qu’il éveille et mobilise quelque chose en chacun, une curiosité ou un bouleversement que nous cherchons à comprendre pour notre existence, notre présence au monde, parmi d’autres, avec d’autres.
Pour cet avec, en rencontre, en dialogue, en collaboration, et parfois en conflit, il faut un soi.
Un soi que Jésus découpe au travers des ensembles dans lesquels chacun est inséré, et en particulier le premier des lieux d’insertion : la maison, la famille dans un sens élargi, en généalogie ou en alliance : parents, enfants, beaux-parents, et ceux qui constituent la proximité immédiate.
Jésus découpe et c’est pourquoi il utilise l’image du couteau. Pas un glaive comme le traduit la NBS, le terme grec désigne d’abord un couteau, pour couper, pour trancher. Il ne s’agit pas de faire la guerre, il ne s’agit pas de tuer qui que ce soit, et surtout pas non plus de se servir de ce verset pour se justifier de semer la discorde par aigreur ou par ambition personnelle.
Ce couteau-là ne coupe pas dans la personne, il coupe entre les personnes, entre les personnes considérées comme très proches, entre père et fils, mère et fille. Le couteau divise l’ensemble, le groupe considéré comme une globalité structurée selon des normes sociales et religieuses bien établies. Le couteau sépare et ainsi distingue les uns des autres. Ce que le couteau opère, c’est l’établissement d’une distance qui permette à chacun d’être soi, seul. Cette séparation n’est pas sans rappeler le geste créateur du premier chapitre de la Genèse. Elle consonne également avec l’appel d’Abram et tout le chemin du nomade jalonné de séparations dont certaines sont difficiles mais qui font de lui le patriarche, figure reconnue et fondatrice de peuple et de foi : séparation d’avec la terre et la maison de son père, séparation d’avec son neveu Lot, séparation d’avec lui-même quand il devient Abraham, séparation d’avec sa femme nommée elle aussi à nouveau Sarah et non plus Saraï, séparation d’avec son fils Isaac à travers l’épreuve de la ligature d’Isaac, séparation même avec son Dieu qui est aussi Dieu s’adressant à un autre que lui et qui ne partage pas sa foi : Melchisedek. Ces séparations, que ce soit pour Abraham ou pour les uns ou les autres ici et ailleurs, ne sont pas toujours des départs, des adieux, des ruptures définitives, mais des séparations symboliques qui rompent des liens de dépendance, de possession à cause desquels les uns et les autres ne peuvent devenir qui ils sont, qui ils sont appelés à devenir. Ce sont des séparations qui coupent les images forgées par les regards portées sur l’un ou l’autre. Car il s’agit de vivre, de vivre sa propre existence, d’être soi, et non celui que la généalogie, le cadre social et la loi religieuse imposent à travers des identités déjà toutes faites. Devenir soi, absolument singulier, unique, et infiniment précieux.
Le Dieu révélé par Jésus-Christ fait fi des considérations biologiques, familiales, sociales ou religieuses. Et cela crée un écart, un espace de liberté entre la personne, et les identités qui lui sont conférées, également entre la personne unique et singulière et les qualités qui lui sont attribuées, qu’elles le valorisent ou le disqualifient aux yeux des autres. Nous appelons cela la grâce, Parole qui distingue pour faire surgir au monde une personne nouvelle, renouvelée, née à nouveau dirait l’évangéliste Jean, dit Jésus à Nicodème.
Le couteau qui coupe, Parole qui distingue, grâce qui fait naître à nouveau, ne détruit pas les relations d’affection qu’elles soient familiales ou autre. La relation au Christ ne supplante pas toutes les autres. Au contraire, l’écart d’une juste distance donne à l’affection et à la solidarité leur pleine dimension, leur pleine profondeur
par la reconnaissance de soi et de l’autre, sans fusion, sans emprise, sans domination,
et par l’estime de soi, conséquence de la grâce, qui confère une qualité particulière du rapport à soi-même et à autrui.
Si les paroles de Jésus inscrivent une extrême radicalité : celui qui aime son parent ou son enfant plus que moi n’est pas digne de moi, c’est qu’elles pointent une extrême mécompréhension du bouleversement provoqué par la grâce et le surgissement de la personne sujet de son existence. Car il est vrai que le champ familial est propice aux manipulations et aux culpabilisations, à l’étouffement des singularités, ce pour quoi aussi les religions l’investissent parfois malheureusement sans précaution, sans délicatesse, sans retenue, jusque dans le plus intime des personnes et des relations pour y imposer des rôles et des comportements au service de la conservation de leur propre pouvoir. N’est pas digne de moi: certains entendent cela comme une condamnation, mais n’y a-t-il pas là, surtout, l’indication du chemin toujours ouvert, toujours possible ? Un chemin intérieur vers une existence séparée, particulière, c’est-à-dire mise à part d’un ensemble resserré, une existence singulière, déliée de ce qui la soumets à une conception déjà fixée de la place de chacun, un chemin vers une manière de vivre responsable pour soi-même et devant le Dieu de grâce.
Quand le couteau passe et sépare, quand la grâce donnée est reçue, la logique de la vie change. Et ce n’est pas sans provoquer un débat intérieur, ce que Jésus désigne par l’expression se renier soi-même. Là aussi la force des mots rend compte de l’importance de ce qui se joue. C’est-à-dire de passer d’une identité à la fois construite et imposée par les logiques humaines de généalogie, de compétences et de performances à une identité nouvelle donnée par grâce, sans mérite et sans condition. Ce passage, cette Pâques, a à voir avec cette croix à prendre, chacun la sienne. Non qu’il faille souffrir ou mourir, mais accepter que la vérité de nos vies humaines se trouve dans la gratuité du don de Dieu, dans la générosité extrême de son accueil, générosité que le Jésus de Matthieu a déployée précédemment dans le discours sur la montagne. L’accepter et y rester fidèle, c’est cela prendre sa croix, à la suite de Jésus qui a pris la sienne et qui n’est pas descendu de la croix pour se sauver, alors qu’il y était provoqué.
De la même manière, nous pouvons comprendre les deux alternatives, perdre ou sauver sa vie :
choisir la logique humaine et mondaine de la performance, de la compétition, de la domination ou la logique divine de la grâce,
les sécurités et les divertissements ou la reconnaissance,
le désespoir de la vie qui se perd en tentant de se justifier elle-même, de se fonder sur elle-même, ou la confiance de vivre le présent dans la grâce, dans l’amour donné, dans la générosité offerte sans condition.
Perdre ou sauvera vie, ou plutôt, son âme, psuchè le mot grec ne désigne pas la vie en tant que vie biologique ni l’existence. Avec l’écart, l’espace de liberté entre soi et autrui ouvert par le couteau, la parole, la grâce, s’élargit aussi un lieu intérieur, un lieu de débat, de conversation intérieure ; c’est l’espace de l’âme, là où chacun peut se penser lui-même dans une distance avec lui-même, et devant Dieu. L’âme, c’est le lieu du dialogue intérieur, avec soi, avec Dieu, un dialogue critique, qui peut être âpre. Quand le pasteur Wagner a nommé ce lieu « Foyer de l’âme », Il n’aurait peut-être pas exprimé les choses de cette manière ; mais ce nom indique à quel point l’âme est une dimension invisible et essentielle de la personne et qu’il est important de l’entretenir c’est à dire d’en prendre soin, de poursuivre et de nourrir la conversation intérieure. L’âme, c’est cette conscience de soi, reconnaissante et responsable c’est à dire capable de répondre, et cela au fil du temps, au long du temps dont chacun disposera car personne n’est jamais terminé, personne n’est jamais achevé.
Car il s’agit de vivre, d’être vivant, plongé dans le présent et dans le monde d’ombre et de lumière, pour y interpréter librement sa vie, et l’Évangile, bonne nouvelle de la grâce, de l’amour et de la générosité de Dieu en donne à chacun l’autorité.
Comme il donne, et c’est ainsi que Jésus termine son discours, l’Évangile, la grâce, la Parole donnent à chacun de recevoir ce qui lui est offert. Le soi n’est défini par un héritage, ni par des traditions ni par des possessions, mais par la capacité d’accueillir ce qui est donné.
Recevoir la paix, à travers la réconciliation intérieure avec soi, avec Dieu, une paix qui n’est pas tranquillité car elle n’évite surtout pas d’avoir à affronter épreuves et crises.
Recevoir même un simple verre d’eau, en goûtant l’ampleur d’un humble geste qui, contre toute logique humaine, prend alors une saveur d’éternité. Il y a là plus à gagner qu’à perdre.
Ceci est sûr.