Prédication du 1er décembre 2019

Pureté en acte

de Dominique Hernandez

Journée mondiale de lutte contre le Sida

Des associations engagées dans l’accompagnement des personnes touchées par le VIH étaient présentes pendant ce culte et des témoignages forts ont pu être entendus (à écouter dans l’audio de ce culte et de cette prédication).

Lectures : Luc 5, 12-16

Lectures

Luc 5,12-16

Jésus guérit un lépreux

12 Il était dans une de ces villes quand un homme couvert de lèpre survint. Voyant Jésus, il tomba face contre terre et lui adressa cette prière : Seigneur, si tu le veux, tu peux me rendre pur.
13 Il tendit la main, le toucha et dit : Je le veux, sois pur. Aussitôt la lèpre le quitta.
14 Puis il lui enjoignit de n’en parler à personne. — Mais, dit-il, va te montrer au prêtre, et fais une offrande pour ta purification comme Moïse l’a prescrit ; ce sera pour eux un témoignage.
15 On parlait de lui de plus en plus ; de grandes foules de gens se rassemblaient pour l’entendre et pour être guéris de leurs maladies.
16 Mais lui se retirait dans les déserts et priait.

Prédication

Ce récit, dont le titre dans les bibles est le plus souvent: « Jésus guérit un lépreux », ce récit n’est pas celui d’une guérison. Jésus ne guérit personne. D’ailleurs, il n’y a pas de lépreux dans ce texte.
Celui dont il est question n’est pas un lépreux, c’est un homme couvert de lèpre. Un homme, pas un malade, un homme, un être humain, et cette façon de le désigner change non seulement la manière de lire le texte, mais la manière de penser aux personnes malades, de quelque maladie que ce soit. Tous ceux qui vont dans les dispensaires et les hôpitaux le savent bien : c’est une chose d’être vu comme un malade et c’est autre chose d’être considéré comme une personne souffrant d’une maladie.
Voici un homme, couvert de lèpre, couvert, recouvert, comme on peut l’être d’un manteau, de neige, de peinture, de suie, de … Ce qui le couvre n’est pas lui et lui n’est pas ce qui le couvre. Il est, il reste un homme, ni plus ni surtout pas moins.
Dans les textes bibliques, la lèpre n’est pas une maladie comme les autres. Ce n’est pas seulement parce que les connaissances médicales à son sujet étaient très limitées il y a 2000 ans et plus. D’ailleurs plusieurs maladies pouvaient être considérées comme lèpre, du moment qu’elles altéraient la peau d’une personne (sans même la terrible destruction du corps provoquée par la lèpre). Tout ce qui était considéré comme lèpre rendait la personne atteinte impure, c’est-à-dire mise à l’écart et exclue de toutes les sphères familiale, sociales et religieuse. Ce n’était pas tant le risque de contagion de la maladie, c’était que la personne déclarée impure pouvait contaminer les autres et les rendre, à leur tour, impurs sans qu’ils soient atteints par la lèpre.

La pureté, c’est une notion religieuse : la condition nécessaire pour entrer en relation avec le divin, pour faire partie de l’ensemble du peuple. Dans le livre du Lévitique, plusieurs chapitres sont consacrés à la pureté et l’impureté. Dans le cas de la lèpre, il est décrit ce qui est lèpre et ce qui ne l’est pas,

  • le processus de déclaration de la lèpre par un prêtre,
  • les conséquences terribles de la déclaration,
  • et aussi le processus de reconnaissance de la guérison et de la déclaration de pureté retrouvée, toujours par un prêtre, avec la réintégration de la personne dans le corps social et religieux.

Le drame de la lèpre, ce n’est pas seulement la maladie, c’est aussi, en plus, l’impureté. Ce n’est même pas toujours la maladie au sens où nous le comprenons aujourd’hui, car un vêtement ou une maison peut être déclarée lépreuse et impure. Rien à voir avec le bacille de Hansen ! Et là encore, tout un processus est décrit pour démolir la maison, transporter au loin les matériaux impurs et même la poussière.
L’homme couvert de lèpre ne demande pas à Jésus d’être guéri, mais d’être purifié. Ce récit est un récit de purification. Et c’est un récit d’humanisation. Et c’est un récit d’intégration, d’inclusion.

L’homme couvert de lèpre ne peut se résigner à être déjà mort, mort pour les siens, mort pour la société, mort pour la religion, exclus de toute relation. On se tient à distance, on le fuit, la peur de l’impureté saisit chacun de ceux qui l’aperçoivent.
La peur de l’impureté, peut-être même la haine de l’impur. Et toujours la violence.
Car s’il est une valeur religieuse dangereuse par les excès auxquels elle peut conduire, c’est bien celle de la pureté. Et aujourd’hui, même en notre société sécularisée, il en reste quelque chose, exprimé dans d’autres registres que le religieux, au sujet de maladies, comme le sida, ou au sujet de modes de vie différents de celui érigé en norme. L’impureté devient souillure, saleté, tache, ou autres termes extrêmement dépréciatifs, mais avec le même réflexe de tenir à distance, de tenir pour dangereux ceux qui sont ainsi déconsidérés, les ignorer, leur retirer droit de cité, droit de parole en les condamnant à une extrême précarité, jusqu’au bord de la déshumanisation, et au-delà, et jusqu’à s’en débarrasser.

Mais il est, dans la Bible, une particularité de la lèpre dont des textes rendent compte d’une façon qui donne à réfléchir. La lèpre provoque une destruction de la peau, elle ronge le corps petit à petit, peau et corps avec lesquels l’humain est en relation avec son environnement et avec ses semblables. L’altération de la peau et du corps figure en quelque sorte l’altération et même la rupture des relations.
On peut lire dans le livre des Nombres (Nb 12) un étrange récit : Myriam, la sœur de Moïse parle mal de son frère qui a épousé une étrangère, une koushite (éthiopienne). Elle le déconsidère, elle médit de lui. Myriam est alors frappée par la lèpre, en châtiment de ses mauvaises paroles. Ce récit des Nombres établit un lien entre la lèpre et les paroles fausses, les calomnies, la médisance, la volonté de salir autrui. La lèpre qui frappe Myriam révèle une lèpre intérieure, cette volonté malsaine de persuader les autres qu’une personne n’est pas ce qu’elle est, comme Myriam le fait au sujet de Moïse, ce qui peut avoir pour conséquence que les relations de cette personne avec les autres sont détruites.
Ce récit des Nombres permet de penser aussi que la lèpre peut être la couche des qualificatifs dépréciateurs et faux, des jugements accusateurs et injustes portés sur autrui et qui peuvent le recouvrir, comme l’homme du récit de Luc est couvert de lèpre.
Si l’impureté provoque une rupture des relations avec les autres et avec Dieu, qu’est-ce qui peut détruire le plus sûrement ces relations ? une maladie ou le dénigrement, les falsifications, la méchanceté ?

Jésus touche l’homme couvert de lèpre. Il le touche, un geste impensable pour ceux qui tiennent la pureté comme une valeur suprême, à défendre, à promouvoir. Il le touche car il veut, et il le dit, que l’homme soit purifié. Il le veut. C’est-à-dire que pour Jésus-Christ, l’impureté n’est pas le destin de cet homme, ni de personne.
En cela, Jésus est profondément en accord avec l’esprit de la Loi, même des lois de pureté du livre du Lévitique. La philosophe Catherine Chalier insistedans son beau petit livre « Pureté Impureté » : l’humain sur qui est posé par le prêtre une déclaration d’impureté est attendu, espéré pour une déclaration de pureté.
Catherine Chalier rappelle combien l’idée de pureté est ambigüe, qu’elle peut devenir source de bénédiction ou foyer de malédiction et que c’est dans le passage à l’acte qu’elle devient univoque, dans la bénédiction ou la malédiction. Malédiction lorsqu’il s’agit de « nettoyer » les lieux ou les personnes dites souillées. Bénédiction lorsque la pureté touche l’impureté pour la transformer en pureté.
Jésus passe à l’acte en touchant l’homme couvert de lèpre et l’homme est purifié. Car la bonté et la justice espèrent la pureté. La bonté et la justice rendent pur.
Jésus-Christ n’a jamais de parole ou d’attitude de rejet envers les personnes considérées comme impures. C’est d’elles dont il se fait le plus proche, en les touchant,ce sont des personnes dont il prend particulièrement soin. Car pour lui, l’homme couvert de lèpre, comme le collecteur d’impôt, comme la prostituée, comme la femme adultère font partie de l’humanité et du monde. Il n’y a pas de monde qui tienne ou qui vaille sans eux, le monde est monde avec eux, humains qu’ils sont. Jésus conteste sans cesse les catégories instaurées par les humains, même les religieux, pour se justifier eux-mêmes. Exclure autrui, c’est se déshumaniser soi-même. Jésus ne cesse de rappeler des personnes à leur humanité, de restaurer l’humanité, de ramener dans la société des vivants ceux qui en étaient écartés. Cela est pureté.

La pureté pour Jésus n’est pas un état décrété par qui que ce soit. La véritable pureté est une force intérieure à chaque être humain, une force qui veille sur les vivants pour soigner, pour rétablir des relations altérées, pour réintégrer l’humain dans l’humanité.
Quant à l’impureté, Jésus-Christ dit dans l’évangile de Marc (7,15), qu’elle se tient également dans le cœur de l’humain, comme une force de destruction pour la mort : rien de ce qui entre en l’humain ne peut le souiller, mais ce qui sort de l’humain.
C’est à cela qu’un disciple est appelé à être attentif : non à l’impureté d’autrui, mais à la sienne propre, puisque personne n’en est exempt. Être attentif à ne pas prononcer de paroles faussées, médisantes sur autrui ou sur Dieu, à ne pas commettre d’actes brisant les relations d’autrui, à ne couvrir personne de lèpre.
C’est à cela qu’un disciple est appelé à être attentif : à ne pas se laisser séduire par une conception de la pureté qui conduit à juger bon tous les moyens de « nettoyer » une personne, un peuple, une situation des impuretés qu’on lui attribue. Cette pureté use toujours de violence, elle conduit toujours à la haine de tout ce qui n’est pas elle. Catherine Chalier rappelle que cet état d’esprit repose seulement sur la peur, sur la fragilité du sentiment de soi et sur la fragilité du bien-fondé des comportements normatifs individuels et collectifs.
C’est à cela qu’un disciple est appelé à être attentif : à ne pas accumuler sur sa compréhension de Dieu ses propres peurs et désirs de puissance, à ne pas étouffer la notion de pureté selon Jésus-Christ sous des conditions visant, si elles sont bien remplies, à s’assurer la protection de Dieu ou une récompense divine.
N’y a-t-il pas déjà eu tant de victimes de cette pureté dévoyée, destructrice, criminelle ?
N’y a-t-il pas déjà eu tant de malheurs et de drames ajoutés à ceux provoqués par une épidémie comme celle du sida ou par une catastrophe naturelle ?

La pureté de Jésus-Christ, c’est de refuser l’enfermement de l’homme couvert de lèpre dans l’état de lépreux et d’impureté. C’est de faire couler pour lui la source créatrice de vie. C’est de s’accorder à la divine volonté de bonté et de justice, de relèvement.
C’est de mettre en œuvre cette force qui veille, qui restaure, qui réintègre.
La lèpre quitte l’homme, elle s’en va de lui, comme une couverture, un poids, un joug qui tombe.

Tendre la main, toucher.
Traverser les jugements et les déclarations.
Abolir les murs et les catégories.
Se rendre proche de celui qui ne peut plus être, qui n’ose plus être et qui peut alors retrouver force vie et goût d’être vivant.
Prendre soin de l’humanité pour qu’elle ne se défasse pas et prendre soin de ne pas défaire l’humain.
Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.

Amen